La Rose des sables/Laghouat, ville du souvenir

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Piazza (p. 62-74).

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LAGHOUAT,
VILLE DU SOUVENIR

Laghouat appartient à Fromentin comme Tolède à Barres et Bruges à Rodenbach : il l’a marquée de son génie d’écrivain plus encore que de peintre. Laghouat est sienne pour l’éternité.

Il souhaitait d’en avoir la révélation aux environs de midi, à l’heure sans ombre, quand le soleil, suspendu à son centre, dispense une clarté partout égale : et son vœu fut exaucé à Rass-el-Aïoum, près des sources de l’oued Mzi, d’où l’on découvre la ville. Les petits cubes blancs des maisons indigènes, le bordj en construction, le marabout de Sidi-el-Hadj-Aïssa, les monts, les dunes écrasés d’une lumière implacable, s’aplatissaient, semblaient vouloir rentrer sous terre. Un silence prodigieux. C’était le 3 juin 1853. Quand nous arrivâmes sous les murs de Laghouat, le soir du 25 janvier 1930, par pluie battante et nuit noire, les cinquante mille dattiers de sa palmeraie, les plus hauts dattiers de l’Afrique, bourdonnaient dans le vent comme une mer aérienne ; leurs crêtes sombres, d’ordinaire immobiles, s’entre-choquaient, s’échevelaient, prêtes à déferler sur la ville. Au Sahara, m’avait-on dit, le vent « se couche » avec le jour. Mais sommes-nous ici au Sahara ?

C’est une illusion qu’on pouvait nourrir aux premiers âges de la pénétration française, quand le Mzab, le Touat, le Hoggar, le Tibesti, l’Adrar Iffogas, jusque-là indépendants, n’étaient que les beaux titres de chapitres d’une épopée encore à écrire.

Rien ne ressemble à une oasis comme une autre oasis. Dès Boghari, au pied de l’Atlas algérien, pour avoir repéré sur la morne étendue deux ou trois douzaines de palmiers-dattiers, des chameaux au pâturage, quelques tentes basses de nomades, et assisté aux chorégraphies langoureuses d’une troupe d’aimées dans l’arrière-salle d’un café maure, Fromentin croyait en toute bonne foi qu’il n’avait plus rien à apprendre du désert.

Et peut-être, à la réflexion, le désert, l’ensemble de coutumes, de rites, de croyances, même de conditions atmosphériques, que nous enveloppons sous ce nom, remontait-il alors beaucoup plus haut, dans ce que nous appelons maintenant le bled, d’où notre pénétration l’a insensiblement refoulé vers le 35e parallèle. Djelfa, l’antique capitale des Ouled-Naïl, sur les hauts plateaux, avait encore figure de ksar, de ville arabe, quand Fromentin y fut reçu ; huit ans plus tard, en 1861, lors de la visite de Mgr Pavy, évêque d’Alger et le premier prélat qui soit descendu dans le Sud, elle comptait tout juste une centaine de colons européens contre vingt ou trente fois autant d’indigènes : c’est à peine s’il y reste aujourd’hui quelques burnous authentiques, et combien dégénérés !… Je revois celui qui, près du poêle, dans un coin du Café de la Poste, s’immobilisait devant une table non servie. À quoi songeait-il ? L’homme était d’âge moyen, avec de beaux traits et cette gravité de la race que nous prenons pour un signe de noblesse. Au coup de canon officiel qui annonce chaque jour, en temps de Rhamadan, le coucher du soleil et la cessation du jeûne, — du jeûne absolu, tabac compris, — il ne fit qu’un bond vers le comptoir :

— Vivement, l’apéro et des cigarettes !

Laghouat, aux mêmes heures, et bien qu’au seuil du désert, doit connaître des scènes analogues.

Elle n’est plus l’El-Aghouat de Un Été dans le Sahara. Ce n’est pas l’orthographe de son nom seulement qui s’est francisée : sauf dans le Chtett, le quartier indigène, et au dehors, le long de l’enceinte, sous le mince feuillage en lames de cimeterre des eucalyptus qui abritent le marché arabe, tout y est nettement, résolument, de chez nous : les avenues, les rues, les places, le square, les casernes, les hôtels, la poste, l’église, grande, large, surélevée de plusieurs marches et flanquée de deux belles tours carrées avec deux croix trop modestes peut-être à leur pointe, — au demeurant, la première et la seule église vraiment digne de la France catholique que j’aie rencontrée dans le Sud algérien.

Elle était vide la première fois que j’y entrai. L’office avait dû être supprimé ou reporté, par suite de l’absence d’un des deux Pères Blancs qui la desservent et qui accompagnait à Ghardaïa un missionnaire anglais. Et, en vérité, j’en aurais eu vite fait le tour, n’éprouvant qu’une admiration modérée pour les produits d’une certaine statuaire parisienne qui sévit ici comme chez nous, si, dans un retrait des bas-côtés, au-dessus des fonts baptismaux, mon attention n’avait été attirée par une délicieuse image aux tons fanés représentant sainte Philomène, la bergère à la quenouille, qui, visiblement, elle, ne sortait pas des mêmes ateliers.

Sur un ex-voto de marbre, encastré dans le mur, on lisait :

Philomenœ V. M. — Cujus patrocinio — Annum mdccclxviii — Incolumis peregit — Tota familia de Sonis — Votum persolvit.

Et plus bas : 11 août 1868. Je ne sais encore à quelle sorte de danger, par la protection spéciale de la sainte, dut d’être soustraite, cette année-là, « toute » la famille de Sonis : peut-être au choléra !… Mais ce n’est de ma part qu’une supposition.

Le R. P. Cachot, supérieur de la mission de Laghouat, auquel m’avait présenté l’un de mes compagnons de caravane, M. Fontanille, qui, à ses titres scientifiques, joint celui de secrétaire général du cercle Albert-de-Mun d’Alger, ne put me fournir le moindre renseignement sur ce point. C’est un des deux seuls Pères que l’Algérie, peu prodigue de vocations apostoliques, a donnés aux missions africaines : né de parents francs-comtois établis en Kabylie, il a cette tête aiguë, ce nez finement aquilin et ces yeux noirs dans un masque légèrement olivâtre, — type assez fréquent dans le Sahel chez les fils de colons, comme si la terre était plus forte que le sang — il se prodigue près des soldats de la garnison, des orphelins et des enfants indigènes, aidé par son vicaire et les Sœurs de l’ouvroir et du dispensaire. « L’école pour les enfants et la charité pour tous » : le mot d’ordre du cardinal Lavigerie, du grand fondateur de la Société des Pères Blancs, n’est nulle part plus strictement obéi qu’à Laghouat. Mais comment négliger ce vieux frère lai, aussi chenu que sa robe, sur lequel vingt-cinq années de Soudan ont déferlé sans le faire plier et qui, tout à la fois sacristain, jardinier, cuisinier, portier, infirmier au service de la mission, n’entend se reposer que dans la paix de l’Éternel ? J’aurais bien voulu vous donner son nom : mais ce modèle des serviteurs, d’une mémoire infaillible pour tous les ordres qu’il reçoit et dont il devance la plupart du temps l’exécution, est subitement frappé d’amnésie dès qu’on l’interroge sur sa personne.

Hélas ! il n’est pas beaucoup plus loquace sur le héros de Loigny, faute de l’avoir connu sans doute, ou bien parce que la liaison n’était pas encore établie, au siècle dernier, entre le Sud algérien et le Soudan.

Tous pourtant ici — en dehors des officiers d’Afrique dont le cœur est fidèle, — n’ont pas oublié le grand soldat et le grand chrétien que fut Gaston de Sonis. Je crois qu’une des rues de Laghouat porte son nom. Et peut-être aussi ce nom s’inscrivait-il sur un des cartouches de la remarquable exposition organisée dans Laghouat même, à l’occasion du Centenaire de l’Algérie, par le capitaine Joannis, et où nous ne sûmes qu’admirer le plus, de la variété et de la richesse des produits exposés ou de l’ingéniosité des graphiques et des dioramas qui les accompagnaient : toute l’histoire de la pénétration française dans le Sud algérien se trouvait là résumée, concrétisée, vivifiée.

Et voici qu’un soir, chez le bachaga Djelloul, au cours de la diffa qu’il nous offrait et comme, après le méchoui traditionnel, le mouton rôti servi sur un immense plat d’argent et qu’on dépèce à la main, nous reprenions nos places à table pour les sorbets, j’entendis sur les lèvres de notre hôte le nom de Sonis.

— C’était l’ami de mon père, contait le bachaga. Ils se connaissaient depuis longtemps, mais ils ne s’étaient pas encore éprouvés, quand Sonis, alors lieutenant-colonel et qui opérait avec ses spahis dans une région voisine, chargea mon père, chef de la tribu des Larbaa, de razzier le douar d’une tribu rebelle qui gênait ses mouvements. Mon père razzia consciencieusement le douar, lui prit ses dromadaires, ses moutons, ses armes, son or et vint remettre le tout au colonel qui accepta les troupeaux et les armes, mais repoussa l’or : « La France ne fait pas la guerre pour s’enrichir, dit-il à mon père. Il fallait garder cet or pour toi. — Tu es un grand chef, dit mon père. Je le savais déjà et je le sais mieux encore aujourd’hui. » Puis, ouvrant sa main et la présentant à Sonis : « Elle est blanche, n’est-ce pas ? — Certes, dit Sonis. — Mais, si j’avais détourné cet or au lieu de te le remettre, elle fût devenue plus noire que la main d’Iblis (le Satan arabe), et tu n’aurais plus voulu la serrer. Ton amitié est préférable à tous les trésors. »