La Rose des sables/Sur les pentes du vieil Alger

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Piazza (p. 1-16).

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SUR LES PENTES
DU VIEIL ALGER


« …dans un ksour

de l’oued Iguarghar lointain… »

C’est un bout de phrase de Loti. Quelle musique ensorcelante, quel irrésistible charme nostalgique est en lui, qu’il suffit à Isabelle Eberhardt de l’entendre une fois devant les terrasses du Salève pour apercevoir dans un éclair toute sa destinée !…

Et moi-même je me rappelle…

Midi. Le Gouverneur-Général-Chanzy a mis ses machines en marche : les navires voisins, les quais, les jetées se déplacent doucement ; Pomègue, Ratoneau glissent vers nous au ralenti, comme sur l’écran. Il ne pleut plus, il ne vente plus. Détente sur la mer et dans le ciel. Mais quoi ! Par ce mélancolique après-midi de janvier, sur cette mer couleur de taupe, sous ce ciel gris de souris, je pourrais me croire tout aussi bien en plein Four. Et Notre-Dame-de-la-Garde, là-haut dans la nue, tout son or éteint, pourrait bien être une autre pointe Saint-Mathieu…

Quelques tours d’hélice, le temps de déjeuner : on ne voit plus rien, — rien que la mer, monotone et nue, et, dans l’écume de notre sillage, le neigeux et criard tourbillon des mouettes voraces qui nous suivent depuis Marseille. Et ce sera ainsi jusqu’au lendemain ; mais, dans la nuit, les mouettes nous quitteront.

Stupeur cependant que cette Méditerranée, chargée par mon imagination de voiles et de fumées, ressemble si peu à l’idée que m’en avaient donnée les livres. Nous la coupions presque en perpendiculaire et, sur cette transversale des grandes routes maritimes de la civilisation latine, pas un navire, pas un bateau de pêche en deux jours, sauf un cargo parti peu après nous de la Joliette et qui tenait le même cap que nous. Il demeura visible jusqu’au soir où son petit feu pâle fut seul, avec le nôtre, pour animer l’immensité nocturne…

Ce n’est qu’aux approches d’Alger, dans l’après-midi du second jour, que les choses changèrent et que la mer recommença de se peupler. Mais la rade et le port retenaient moins nos yeux que la ville qui descendait à notre rencontre dans un soyeux tumulte vert et roux. Vous vous rappelez, chez Maupassant, le couplet lyrique, la salutation extasiée à la blanche cité qui fut tour à tour l’Icosium des Romains, l’El-Djezaïr des corsaires barbaresques, l’Argel des Espagnols, et qui est l’Alger français d’aujourd’hui :

« Féérie inespérée et qui ravit l’esprit ! Alger a passé mes attentes. Qu’elle est jolie, la ville de neige, sous l’éblouissante lumière… »

Cet effet de neige, dont parlent tous les guides après l’auteur de Au Soleil, il ne doit être sensible du large qu’aux heures où la lumière, de face ou d’aplomb, frappe les terrasses de la kasbah et incendie jusqu’au sombre feuillage des ficus et des cyprès : à cette heure de la journée, l’Atlas fait un écran à la lumière ; l’ombre a pris possession de la ville, et la neige n’est plus que cendre. Mais c’est une cendre tiède encore et légèrement bistrée, qui caresse les yeux sans les brûler, qui surtout n’absorbe pas en elle, comme cette neige aveuglante, toutes les autres couleurs du décor : l’Alger des fins d’après-midi, riche en tons dégradés, en nuances de la plus subtile délicatesse, regagne ainsi en variété ce qu’elle perd en intensité.

Et puis, ne l’oublions pas, nous sommes en janvier. Ici, comme à Paris, les jours sont brefs ; l’agonie de la lumière commence dès quatre heures…

Il en était à peine trois quand nous débarquâmes.

Ah ! profitons de cette heure qui reste pour courir la ville haute ; laissons à ses soins mercenaires, à ses chamaillis et à ses pugilats le quartier européen. C’est l’Afrique que nous venons chercher, non la caricature ni l’exagération de nos tristes mœurs politiciennes. Un tramway passe, suivi de sa baladeuse, à l’avant de laquelle, sur le même banc, sont assises trois Mauresques, trois blancs fantômes féminins aux yeux noirs, — peut-être les trois dames de la kasbah du cher Loti. Une place est libre à côté d’elles dont je m’empare…

J’aurais dû m’en tenir à ma première impression, favorable sans réserve aux trois fantômes, et ne pas pousser l’enquête plus loin. Manifestement (l’œil de près ne peut s’y tromper), deux sont des paquets. Mais je n’entends pas en convenir. Ce sont les premières musulmanes que j’approche, et, pour un poète, toutes les musulmanes sont des péris, à tout le moins des Schéhérazades. Il importe peu que le dessin des lèvres s’avère incorrect, l’arête du nez vacillante, l’oreille mal attachée, le menton de traviole, puisque rien de tout cela ne se voit, mais seulement les yeux et les mains, et qu’il n’est dans aucune race mains plus fines, prunelles plus veloutées. Tout l’attrait de l’Islam, si vite évaporé, est peut-être dans son mystère, et c’est une étrange erreur de la part des femmes turques d’avoir voulu quitter le tchartchaf ou voile, et s’européaniser.

— Nous y étions ensevelies vivantes ! dit la Djénane des Désenchantées.

Comme si le visage que révèlent ces dévoilées, pour une dont il sert la beauté, n’allait point à détourner des autres l’intérêt masculin ! Comme si connaître n’était pas, presque toujours, cesser de désirer !…

Le premier fantôme de la baladeuse — un des paquets — s’arrête rue de la Lyre, et son évanouissement immédiat dans une ruelle voisine ne me laisse qu’un regret modéré.

Le second paquet l’imite, au dernier des tournants Rovigo, et dénonce en quittant le marchepied une cheville et un bas de jambe d’une affreuse vulgarité.

Mais il m’est resté du troisième fantôme l’impression d’une forme élancée et presque parfaite, dont les contours vaporeux, la ligne onduleuse se devinaient sous la transparence du haïk. Les mains, longues et soignées, avaient des mouvements d’oiseau. Et tout l’Islam enfin, capiteux et secret, dormait dans l’iris de ses yeux noirs, des yeux que les chanteurs arabes n’eussent pas manqué de comparer à des citernes ou à des puits.

Comme le délicieux fantôme descendit à l’entrée de la kasbah, je pus croire que c’était l’âme même de la vieille citadelle qui m’y avait devancé pour m’accueillir. Mais le fantôme ne reparut pas. Un peu plus tard seulement, la visite de la kasbah terminée, y compris celle du pavillon fameux où le dey Hussein frappa de son chasse-mouches notre consul le faible Deval, je crus reconnaître sa silhouette près de la fontaine en marbre jaune, sur la terrasse du dépôt d’habillement : quelque margis indigène de spahis ou quelque garde-magasin possédait cette beauté sans rivale qui pilait le couscous en l’attendant !…

Il y a d’autres heures pour visiter la kasbah, ou plutôt le quartier qui l’enveloppe et qui en a pris le nom. Il y a surtout les heures de nuit, après le couvre-feu, quand la ville européenne commence à s’endormir et que s’éveille au-dessus d’elle, sur son épaule, au ronflement des tympanons, la grande bacchanale à ciel ouvert des tagarines, des négresses et des tirailleurs.

Cette kasbah-là, pas très différente des bas quartiers de Marseille et de Toulon, n’est qu’une Suburre des hauteurs. On peut y organiser — sous la conduite de guides avertis — des tournées de Yankees milliardaires et de milords splénétiques qui ont remplacé les anciennes tournées grand-ducales : l’honnête homme, l’homme simplement prudent, soucieux de sa bourse et de sa santé, s’en détournera et attendra patiemment le retour de la lumière qui restitue au quartier son allure paterne, sa vie familiale et familière du temps de Kheir Ed Dine, l’Haroun-al-Raschid algérien et le premier des trois frères Barberousse à qui le sultan de Constantinople conféra le titre sarceyen d’Oncle des Croyants.

Car c’est le grand charme de la kasbah diurne qu’elle nous ramène au plus authentique xvie siècle barbaresque, nous y introduit comme de plain-pied. Et ce sortilège, elle ne l’exerce pas seulement par l’enchevêtrement extraordinaire de ses ruelles et de ses venelles abruptes pavées de petits cailloux luisants comme des agates, par ses corridors, ses voûtes, ses passages secrets, ses fenêtres grillagées, ses moucharabiehs en bois de cèdre découpé, ses portes basses aux clous de cuivre et au judas méfiant tout de suite refermées sur des patios teints en bleu ou en jaune crème, ses mosquées minuscules, mais appuyées sur d’admirables colonnes romaines, fleuries de somptueuses faïences persanes, surtout son exquis petit cimetière des Princesses où sont couchées, sous trois figuiers tortueux, Fatma et Nfissa. Bent Hassane : dans ce décor plusieurs fois centenaire et dont rien n’a changé, vit, rêve, s’épouille, combine, travaille (le moins possible) une humanité non évoluée, en chéchia et en capuchon pointu, qui semble ignorer si parfaitement l’occupation française qu’on se prend soi-même à douter de sa réalité.

Tu soumettras le dey d’Alger,
France, par ta vaillance.

chantaient, en débarquant à Sidi-Ferruch, les troupes expéditionnaires de S. M. Charles X.

Il y a cent ans depuis, mais le fatalisme musulman n’en est pas à un siècle près, et ce savetier dans son échoppe, cet écrivain public dans sa logette, ce barbier à l’ouvrage sur le pas de sa porte, ces marchands d’olives, de tomates, de piments rouges et de poissons fumés, accroupis près de leurs éventaires, cet arracheur de dents qui s’escrime en plein air sur la mâchoire d’un patient, cet ânier qui pousse sa bête en criant : balek ! ces femmes voilées qui se coulent de biais dans le couloir oblique d’une maison lépreuse, tout cela, qui est d’aujourd’hui, et qui fut de tous les temps, ne paraît en désaccord qu’avec le nôtre. Peut-être, au coin de cette petite place de la Djama Sidi Randan, allons-nous voir paraître Miguel de Cervantès, les fers aux pieds, traînant une rame de captifs, — ou, débarqués de la veille pour négocier le rachat des prisonniers, le R. P. Forge de Olivar, commandeur de la Merci de Valence, et le frère Jérôme Antich, commandeur de Majorque, en robe de bure grise écartelée d’une grande croix d’étoffe rouge ; peut-être le conteur aveugle, flanqué de deux joueurs de tambourin et de darbouka, qui passionne, à la terrasse d’un café maure, cette demi-douzaine de burnous loqueteux rangés autour de lui, leur conte-t-il le même conte dont se régalaient les reïs et les caravaniers de la période fatimite :

« Il y avait, une fois, un esclave dont le maître mangeait la farine et ne le nourrissait que de son. Et l’esclave, conformément à son droit d’esclave, demanda d’être vendu. Et il fut acheté par un maître qui mangeait le son avec la farine et ne lui laissait que les déchets. Et il demanda encore d’être vendu. Et, cette fois, il fut acheté par un maître qui mangeait jusqu’aux déchets. Et il demanda pour la troisième fois d’être vendu. Or son nouveau maître ne mangeait rien. C’était un taleb qui passait les jours et les nuits dans la méditation du Coran et qui, pour étudier, la nuit venue, plaçait sa lampe sur la tête de l’esclave immobile. Et cependant celui-ci ne demanda plus d’être vendu. Et, comme le marchand d’esclaves s’en étonnait :

« — C’est que, dit l’esclave, de candélabre je n’ai point envie de passer lampe et qu’on me plante une mèche dans l’œil : ce que ne manquerait pas de faire mon nouveau maître. »

Et l’auditoire d’éclater de rire à cette conclusion inattendue, sans réfléchir que, depuis l’occupation française, l’esclavage est aboli, — ou parce que l’occupation française n’est pour lui qu’une parenthèse sans importance, un incident, un grain de sable, une minute dans l’éternité de l’Islam.