La Sœur du Soleil/Chapitre IV

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DENTU & Cie (p. 37-50).


IV


LA SŒUR DU SOLEIL


C’est l’heure la plus chaude de la journée. Toutes les salles du palais de Kioto sont plongées dans une fraîche obscurité, grâce aux stores baissés et aux paravents déployés devant les fenêtres.

Kioto, c’est la capitale, la ville sacrée, résidence d’un dieu exilé sur la terre, le descendant direct des célestes fondateurs du Japon, le souverain absolu, le pontife de toutes les religions pratiquées dans le royaume du soleil levant, le mikado enfin. Le siogoun n’est que le premier parmi les sujets du mikado ; mais celui-ci, écrasé par sa propre majesté, aveuglé par sa splendeur surhumaine, laisse le soin des affaires terrestres au siogoun, qui règne à sa place, tandis qu’il s’absorbe solitairement dans le sentiment de sa propre sublimité.

Au milieu des parcs du palais, dans un des pavillons destinés aux seigneurs de la cour, une femme est, étendue sur le plancher recouvert de fines nattes elle se soulève sur un coude et plonge ses doigts menus dans les flots noirs de sa chevelure. Non loin d’elle, une suivante, accroupie à terre, joue avec un joli chien d’une race précieuse, qui ressemble à deux houppes emmêlées de soies noires et blanches. Un gotto, instrument de musique à treize cordes, une écritoire, un rouleau de papier, un éventail et un coffret plein de sucreries, sont épars sur le sol, qu’aucun meuble ne masque. Les murs sont revêtus de bois de cèdre, découpé à jour ou couvert de peintures, brillantes rehaussées d’or et d’argent ; des panneaux, à demi tirés, forment des ouvertures par lesquelles on voit d’autres salles et, plus loin, d’autres encore.

— Maîtresse, tu es triste, dit la suivante. Veux-tu que je fasse vibrer les cordes du gotto et que je te chante une chanson pour te désennuyer ?

La maîtresse secoua la tête.

— Quoi reprit la suivante, Fatkoura n’aime plus la musique ? A-t-elle donc oublié qu’elle lui doit de voir la lumière du jour ? Puisque, lorsque la déesse Soleil, courroucée contre les dieux, se retira dans une caverne c’est en lui faisant entendre pour la première fois la divine musique qu’on la ramena dans le ciel !

Fatkoura poussa un soupir et ne répondit rien.

— Veux-tu que je te broie de l’encre ? Voici longtemps que ton papier demeure aussi intact que la neige du mont Fousi. Si tu as une peine, jette-la dans le moule des vers, et tu en seras délivrée.

— Non, Tika, on ne se délivre pas de l’amour, c’est un mal très ardent qui vous mord jour et nuit et ne t’endort jamais.

— L’amour malheureux peut-être ; mais tu es aimée, maîtresse ! dit Tika en se rapprochant.

— Je ne sais quel serpent caché au fond de mon cœur me dit que je ne le suis pas.

— Comment ! dit Tika surprise, n’a-t-Il pas, par mille folies, dévoilé sa passion profonde n’est-Il pas encore venu ces jours derniers, au risque de sa vie, car la colère de la Kisaki pouvait lui être funeste, pour t’apercevoir un instant ?

— Oui, et il s’est enfui sans avoir échangé un mot avec moi, Tika ! ajouta Fatkoura, en saisissant nerveusement les poignets de la jeune fille. Il ne m’a même pas regardée.

— C’est impossible ! dit Tika, ne t’a-t-il pas dit qu’il t’aimait ?

— Il me l’a dit, et je l’ai cru, tant je désirais le croire ; mais, maintenant, je ne le crois plus.

— Pourquoi ?

— Parce que s’il m’aimait, il m’eût épousée depuis longtemps, et emmenée dans ses États.

— Mais l’affection qu’il porte à son maître le retient à la cour d’Osaka !

— C’est ce qu’il dit mais est-ce ainsi que parle l’amour ? Que ne sacrifirai-je pas pour lui ! … hélas ! J’ai soif de sa présence ! son visage si hautain, si doux pourtant, il passe devant mes yeux ; je voudrais le fixer, mais il s’échappe. Ah ! quelques mois heureux passés près de lui, je me tuerais ensuite, m’endormant dans mon amour, et le bonheur passé me serait un doux linceul.

Fatkoura éclata en sanglots et jeta son visage dans ses mains. Tika s’efforça de la consoler elle l’entoura de ses bras et lui dit mille douces paroles, mais ne put réussir à l’apaiser.

Tout à coup, un bruit se fit entendre au fond de l’appartement. Le petit chien se mit à japper dans un ton suraigu.

Tika se releva vivement et bondit hors de la salle, afin d’empêcher tout serviteur d’y pénétrer et d’apercevoir l’émotion de sa maîtresse elle revint bientôt toute joyeuse.

— C’est lui ! c’est lui ! s’écria-t-elle ; il est là, il veut te voir.

— Ne dis pas de folies, Tika, dit Fatkoura en se dressant sur ses pieds.

— Voici son billet de visite.

Et elle tendit un papier à Fatkoura, qui lut d’un seul coup d’œil : « Ivakoura Téroumoto Mori, prince de Nagato, sollicite l’honneur d’être admis en ta présence. »

— Mon miroir ! s’écria-t-elle tout affolée. Je suis horrible ainsi, les yeux gonflés, les cheveux en désordre, vêtue d’une robe sans broderie. Hélas ! au lieu de gémir, j’aurais dû prévoir sa venue et m’occuper de ma toilette depuis l’aurore !

Tika avait apporté le miroir de métal poli, rond comme la pleine lune, et le coffret des fards et des parfums.

Fatkoura prit un pinceau et allongea ses yeux, mais sa main tremblait ; elle appuya trop, puis, voulant réparer le mal, elle ne réussit qu’à se barbouiller tout une joue de noir. Elle crispa alors ses poings de rage et grinça des dents. Tika vint à son secours et enleva les traces de sa maladresse elle lui posa sur la lèvre inférieure un peu de fard vert qui devint rose au contact de la peau. Pour remplacer les sourcils soigneusement arrachés, elle lui fit très haut sur le front deux larges taches noires, destinées à faire paraître l’ovale du visage plus allongé, elle étala sur ses pommettes un peu de poudre rosé, puis enleva lestement tout l’appareil de toilette et jeta sur les épaules de sa maîtresse un kirimon magnifique.

Puis elle sortit en courant de la salle.

Fatkoura, toute frémissante, demeura debout près du gotto jeté à terre, retenant d’une main son manteau lourd d’ornements et fixant avec ardeur son regard vers l’entrée de la chambre.

Enfin, Nagato parut. Il s’avança, posant une main sur la poignée d’or d’un de ses deux sabres, et s’inclinant avec une grâce pleine de noblesse :

— Pardonne-moi, dit-il, belle Fatkoura, d’arriver ici comme un orage qui survient au ciel sans être annoncé par quelques nuages précurseurs.

— Tu es pour moi comme le soleil lorsqu’il se lève sur la mer, dit Fatkoura, et tu es toujours attendu. Tiens, ici même, j’étais occupée à pleurer à cause de toi. Vois, mes yeux sont rouges encore.

— Tes yeux sont comme l’étoile du soir et comme l’étoile du matin, dit le prince. Mais pourquoi noient-ils leurs rayons dans les larmes ? T’aurais-je causé quelque sujet de peine ?

— Tu es là, et j’ai oublié la cause de mon chagrin, dit Fatkoura en souriant ; peut-être pleurais-je parce que tu étais loin de moi.

— Que ne puis-je être toujours ici, s’écria Nagato, avec un tel accent de vérité, que la jeune femme sentit s’évanouir ses craintes, et qu’un éclair de bonheur illumina son visage.

Peut-être, cependant, s’était-elle méprise sur le sens des paroles du prince.

— Viens près de moi, dit-elle, repose-toi sur ces nattes, Tika nous servira du thé et des friandises.

Ne pourrais-je d’abord faire parvenir à la Kisaki une supplique secrète de la plus haute importance ? dit Nagato. J’ai saisi le prétexte de cette missive précieuse à apporter, pour m’éloigner d’Osaka, ajouta-t-il, en voyant une ombre sur le front de Fatkoura.

— La souveraine me tient rigueur depuis ta dernière apparition ; je n’oserais approcher d’elle, ni envoyer vers son palais aucun de mes serviteurs.

— Il faut cependant que cet écrit soit en ses mains dans le plus court délai possible, dit Nagato, avec un imperceptible froncement de sourcil.

— Que faire ? dit Fatkoura, à qui n’avait pas échappé ce léger signe de mécontentement. Veux-tu me suivre chez une de mes illustres amies, la noble Iza-Farou-No-Kami ? Elle est en faveur en ce moment, peut être pourra-t-elle nous servir.

— Allons vers elle sans plus tarder dit le prince.

— Allons, dit Fatkoura avec un soupir.

La jeune femme appela Tika qui se tenait dans la salle voisine et elle lui fit signe de tirer un panneau qui s’ouvrait sur une galerie, longeant extérieurement le pavillon.

— Tu sors, maîtresse dit Tika, faut-il prévenir ta suite ?

— Nous sortons incognito, Tika, pour nous promener dans le verger ; en réalité, ajouta-t-elle un doigt sur les lèvres, nous nous rendons chez la noble Iza-Farou.

La suivante inclina la tête en signe d’intelligence.

Fatkoura mit bravement le pied sur la galerie, mais elle se recula vivement avec un cri.

— C’est une fournaise ! s’écria-t-elle.

Nagato ramassa l’éventail laissé à terre.

— Courage, dit-il, je rafraîchirai l’air près de ton visage.

Tika prit un parasol qu’elle ouvrit au-dessus du front de sa maîtresse et Nagato agita le large éventail. Ils se mirent en route, abrités d’abord par l’avancement de la toiture. Fatkoura marchait la première ; elle touchait de temps en temps, du bout des doigts, la balustrade de cèdre découpée à jour et poussait un petit cri à son contact brûlant. Le joli chien aux poils soyeux, qui s’était cru obligé de se joindre aux promeneurs, suivait à distance, en grommelant, sans doute, des observations sur l’insanité d’une promenade à pareille heure.

Ils tournèrent l’angle de la maison et se trouvèrent du côté de la façade, sur le palier d’un large escalier descendant vers le jardin, entre deux rampes, ornées de boules de cuivre ; une troisième rampe, placée au centre de l’escalier, le séparait en deux.

Malgré l’insupportable chaleur et la grande lumière dont la réverbération sur le sol les aveuglait, Fatkoura et le prince de Nagato feignirent de se promener sans autre but que celui de cueillir quelques fleurs et d’admirer les charmants points de vue qui se découvraient à chaque pas. Bien que les jardins parussent déserts, ils savaient que l’œil de l’espion ne se ferme jamais. Ils s’étaient hâtés de gagner une allée ombreuse et ils atteignirent bientôt un groupe de somptueux pavillons, disséminés parmi les arbres, et reliés les uns aux autres par des galeries couvertes.

— C’est ici, dit Fatkoura qui, loin de regarder du côté des habitations qu’elle désignait, s’était penchée vers un petit étang plein d’une eau si pure qu’elle était presque invisible.

— Regarde ce joli poisson, dit-elle en élevant la voix à dessein, il semble qu’on l’a taillé dans un morceau d’ambre. Et celui-là, qui ressemble à un rubis poudré d’or ; on dirait qu’il est suspendu en l’air, tant l’eau est transparente. Vois, ses nageoires sont comme de la gaze noire et ses yeux comme des boules de feu. Décidément, dans tous le palais, c’est Iza-Farou qui possède les plus beaux poissons.

— Comment ! Fatkoura ! s’écria une voix de femme de l’intérieur d’un pavillon, tu es dehors à une pareille heure ? Est-ce donc parce que tu es veuve que tu prends si peu de soin de ton teint et que tu vas le laisser dévorer par le soleil ?

Un store se releva à demi et Iza-Farou avança au dehors sa jolie tête toute hérissée d’épingles blondes.

— Ah ! dit-elle, le seigneur de Nagato ! Vous ne passerez pas devant ma demeure sans me faire l’honneur d’y entrer, ajouta-t-elle.

— Nous entrerons avec plaisir, en remerciant le hasard qui nous a conduits de ce côté, dit Fatkoura.

Ils gravirent l’escalier du pavillon et s’avancèrent au milieu des fleurs qui emplissaient la galerie.

Iza-Farou vint au-devant d’eux.

— Qu’as-tu à me dire ? demanda-t-elle à demi voix à son amie, tout en saluant gracieusement le prince.

— J’ai besoin de toi, dit Fatkoura ; tu sais que je suis en disgrâce.

— Je le sais, est-ce ta grâce qu’il faut que j’implore ? mais puis-je assurer à la souveraine que tu ne retomberas plus dans la faute qui l’a si fort irritée ? dit Iza-Farou, en jetant un malicieux regard à Nagato.

— Je suis le seul coupable, dit le prince en souriant ; Fatkoura n’est pas responsable des actions d’un fou tel que moi.

— Prince ! je la crois fière d’être la cause de ce que tu appelles des folies, et bien des femmes la jalousent.

— Ne me raillez pas, dit Nagato je suis assez puni d’avoir attiré sur la noble Fatkoura le courroux de la souveraine.

— Mais il ne s’agit pas de cela, s’écria Fatkoura. Le seigneur de Nagato est porteur d’un message important qu’il voudrait faire parvenir secrètement à la Kisaki ; il s’est d’abord adressé à moi ; mais comme je ne peux approcher la reine en ce moment, j’ai songé à ta bienveillante amitié.

— Confie-moi ce message, dit Iza-Farou en se tournant vers le prince ; dans quelques instants, il sera entre les mains de notre illustre maîtresse.

– Tu me vois confus de reconnaissance, dit Nagato, en prenant sur sa poitrine une enveloppe de satin blanc dans laquelle était enfermée la missive.

— Attendez-moi ici, je reviendrai bientôt.

Iza-Farou prit la lettre et fit entrer ses hôtes dans une salle fraîche et obscure où elle les laissa seuls.

— Ces pavillons communiquent avec le palais de la Kisaki, dit Fatkoura, ma noble amie peut se rendre chez la souveraine sans être vue. Fassent les dieux que la messagère rapporte une réponse favorable et que je voie s’effacer le nuage qui obscurcit ton front.

Le prince paraissait, en effet, absorbé et soucieux ; il mordillait le bout de l’éventail en allant et venant dans la salle. Fatkoura le suivait des yeux et, malgré elle, son cœur se serrait ; elle sentait revenir l’angoisse affreuse qui lui avait arraché des larmes quelques instants auparavant, et que la présence du bien-aimé avait subitement calmée.

— Il ne m’aime pas, murmurait-elle avec désespoir ; quand ses yeux se tournent vers moi, ils m’épouvantent par leur expression glaciale et presque méprisante.

Nagato semblait avoir oublié la présence de la jeune femme ; il s’était appuyé contre un panneau à demi tiré, et paraissait savourer un rêve à la fois doux et poignant. Le frémissement d’une robe, froissant les nattes qui couvraient le plancher, le tira de sa rêverie Iza-Farou revenait ; elle paraissait se hâter et apparut bientôt au tournant de la galerie ; deux jeunes garçons, magnifiquement vêtus, la suivaient.

— Voici les paroles de la divine Kisaki, dit-elle lorsqu’elle fut près de Nagato : « Que le suppliant vienne lui-même solliciter ce qu’il désire. »

À ces mots Nagato devint d’une telle pâleur, qu’lza-Farou, effrayée, croyant qu’il allait s’évanouir, se précipita vers lui pour l’empêcher de tomber.

— Prince, s’écria-t-elle, remets-toi ; une telle faveur est en effet capable de causer une vive émotion, mais n’es-tu pas habitué à tous les honneurs ?

— C’est impossible murmura Nagato, d’une voix à peine distincte, je ne peux paraître devant elle.

— Comment, dit Iza-Farou, veux-tu donc désobéir à son ordre ?

— Je ne suis pas en costume de cour, dit le prince

— Elle te dispense pour cette fois du cérémonial, la réception étant secrète. Ne la fais pas attendre plus longtemps.

— Partons, conduis-moi, s’écria tout à coup Nagato qui sembla dompter son émotion.

— Ces deux pages te guideront, dit Iza-Farou.

Nagato s’éloigna rapidement, précédé des deux serviteurs de la Kisaki, mais il put entendre encore un cri étouffé qui s’échappa des lèvres de Fatkoura.

Après avoir marché quelque temps et traversé, sans les voir, des galeries et des salles du palais, Nagato arriva devant un grand rideau de satin blanc brodé d’or, dont les larges plis aux cassures brillantes, argentés dans la lumière, couleur de plomb dans la pénombre, s’amassaient abondamment sur le sol.

Les pages écartèrent cette draperie le prince s’avança, et les flots frissonnants du satin retombèrent derrière lui.

Les murailles de la salle, où il entra, brillaient sourdement dans le demi-jour ; elles jetaient des éclats d’or, des blancheurs de perles, des reflets pourpres ; un parfum exquis flottait dans l’air. Au fond de la chambre, sous les rideaux relevés par des cordons d’or, la radieuse souveraine était assise, entourée des ondoiements soyeux de ses robes rouges les trois lames d’or, insigne de la toute-puissance, se dressaient sur son front. Le prince l’embrassa d’un regard involontaire, puis, baissant les yeux comme s’il avait regardé le soleil de midi, il s’avança jusqu’au milieu de la chambre, et se jeta à genoux, puis, lentement, il s’affaissa la face contre terre.

— Ivakoura, dit la Kisaki, après un long silence, ce que tu me demandes est grave : je veux quelques explications de ta bouche avant de faire parvenir ta requête au sublime maître du monde, au fils des dieux, mon époux.

Le prince se releva à demi et essaya de parler mais il ne put y réussir ; il croyait que sa poitrine allait se briser sous les battements de son cœur ; la parole expira sur ses lèvres et il demeura, les yeux baissés, pâle comme un mourant.

— Est-ce donc parce que tu me crois irritée contre toi que tu es si fort effrayé ? dit la reine, après avoir un instant considéré le prince avec surprise. Je puis te pardonner, car ton crime est léger, en somme. Tu aimes une de mes filles, voilà tout.

— Non, je ne l’aime pas s’écria Nagato qui, comme s’il eût perdu l’esprit, leva les yeux sur sa souveraine.

— Que m’importe ! dit la Kisaki d’une voix brève.

Une seconde leurs regards se heurtèrent ; mais Nagato ferma ses yeux coupables, et, frissonnant de son audace, attendit le châtiment.

Mais, après un silence, la Kisaki reprit d’une voix tranquille :

— Ta lettre me révèle un secret terrible, et si ce que tu supposes est véritable, la paix du royaume peut être profondément troublée.

— C’est pourquoi, divine sœur du soleil, j’ai eu l’audace de solliciter ton intercession toute-puissante, dit le prince, sans pouvoir maîtriser complètement les frémissements de sa voix. Si tu accèdes à ma prière, si j’obtiens ce que je demande, de grands malheurs peuvent être prévenus.

— Tu le sais, Ivakoura, le céleste mikado est favorable à Hiéyas ; voudra-t-il croire à ce crime dont tu accuses son protégé, et cette accusation, jusqu’à présent secrète, voudras-tu la soutenir publiquement ?

— Je la soutiendrai en face d’Hiéyas lui-même, dit Nagato avec fermeté ; il est l’auteur de l’odieux complot qui a failli coûter la vie à mon jeune maître.

— Cette affirmation mettra ta vie en danger. As-tu songé à cela ?

— Ma vie est peu de chose, dit le prince. D’ailleurs, le seul fait de mon dévouement à Fidé-Yori suffit pour m’attirer la haine du régent. J’ai failli être assassiné par des gens postés par lui, il y a quelques jours en quittant Kioto.

— Quoi prince ! est-ce bien possible ? dit la Kisaki.

— Je ne parle de ce fait sans importance, continua Nagato, que pour te montrer que le crime est familier à cet homme et qu’il veut se défaire de ceux qui entravent son ambition.

— Mais comment as-tu échappé aux meurtriers ? demanda la reine qui semblait prendre un vif intérêt à cette aventure.

— La lame bien affilée de mon sabre et la force de mon bras ont sauvé ma vie. Mais se peut-il que tu arrêtes ta sublime pensée sur un incident aussi futile ?

— Les assassins étaient-ils nombreux ? reprit-elle curieuse.

— Dix ou douze peut-être, j’en ai tué quelques-uns, puis j’ai lancé mon cheval, qui a bientôt mis une distance suffisante entre eux et moi.

— Quoi ! dit la Kisaki rêveuse, cet homme qui a la confiance de mon divin époux est ainsi perfide et féroce. Je partage tes craintes, Ivakoura, et de tristes pressentiments m’envahissent, mais saurai-je persuader au mikado que vos prévisions ne sont point vaines. Je l’essayerai du moins pour le bien de mon peuple et pour le salut du royaume. Va, prince, sois à la réception de ce soir ; j’aurai vu le maître du monde.

Le prince, après s’être prosterné, se releva, et, le front incliné vers le sol, s’éloigna à reculons ; il atteignit le rideau de satin. Une fois encore, malgré sa volonté, il leva les yeux sur la souveraine qui l’accompagnait du regard. Mais la draperie retomba et l’adorable vision disparut.

Les pages conduisirent Ivakoura dans un des palais, réservés aux princes souverains, de passage à Kioto. Heureux d’être seul, il s’étendit sur des coussins, et tout ému encore, se plongea dans une rêverie délicieuse.

— Ah murmurait-il, quelle joie étrange m’enveloppe ! je suis ivre. C’est peut-être d’avoir respiré l’air qui l’environnait ? Ah ! terrible folie, désir sans espoir qui me fait si doucement souffrir, combien ne vas-tu pas t’accroître à la suite de cette entrevue inespérée ! Déjà je m’enfuyais d’Osaka, éperdu, pareil à un plongeur à qui l’air va manquer, et je venais ici contempler les palais qui la dérobent aux regarda, ou quelquefois l’apercevoir de loin, accoudée à une galerie ou traversant, au milieu de ses femmes, une allée de jardin, et j’emportais alors une provision de bonheur. Mais maintenant j’ai respiré le parfum qui émane d’elle, sa voix a caressé mon oreille, j’ai entendu mon nom vibrer sur ses lèvres. Saurai-je me contenter de ce qui naguère emplissait ma vie ? Je suis perdu, mon existence est brisée par cet amour impossible, et cependant je suis heureux. Tout à l’heure je vais la revoir encore, non plus dans la contrainte d’une audience politique, mais pouvant tout à mon aise m’éblouir de sa beauté. Aurai-je la force de cacher mon trouble et mon criminel amour ? Oui, divine souveraine devant toi seule mon âme orgueilleuse a pu se prosterner et mon rêve monte vers toi comme la brume vers le soleil. Déesse, je t’adore avec épouvante et respect ; mais, hélas ! je t’aime aussi avec une folle tendresse comme si tu n’étais qu’une femme !