La Saga de Gunnlaug Langue de Serpent/Avant-propos

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Anonyme
Traduction par Félix Wagner.
A. Sifer / E. Leroux (p. 5-9).

AVANT-PROPOS



En 1874 l’Islande a fêté le millénaire de sa colonisation par des émigrants norvégiens. Destiné à glorifier un des faits les plus mémorables de l’histoire des peuples scandinaves, cet événement a eu le privilège d’éveiller l’attention de la plupart des nations européennes. Les regards des savants et des lettrés se sont portés vers le Nord et, à partir de cette date, nous voyons se dessiner, principalement dans les pays de langue germanique, un remarquable mouvement de sympathie et d’admiration pour l’antiquité islandaise. Peut-être convient-il de n’y voir qu’une simple coïncidence. Quelles que soient, d’ailleurs, les causes immédiates du phénomène, toujours est-il qu’une ère nouvelle semble s’ouvrir, dès cette époque, pour l’étude des monuments littéraires du Nord. L’Allemagne se distingue sous ce rapport. Elle qui, à la suite du Danemark, a depuis de longues années fait de la mythologie, des légendes épiques, des institutions de l’ancienne Scandinavie l’objet d’études approfondies, se remet à explorer avec un redoublement d’ardeur le vaste domaine de cette grandiose littérature éclose, il y a dix siècles, sur l’âpre terre d’Islande. C’est comme une renaissance du goût, qui, cette fois-ci, s’accomplit spécialement en faveur de la prose islandaise, caractérisée par les sagas. Le grand nombre et la variété de ces œuvres, l’intérêt qui s’y attache, leur incontestable valeur historique ou littéraire rendent profondément regrettable l’indifférence que, jusqu’en ces derniers temps, l’on paraissait affecter à leur égard.

Le réveil auquel nous assistons depuis une vingtaine d’années trouve sa plus belle expression dans la Bibliothèque de sagas (Altnordische Saga-Bibliothek) créée à Halle sous les auspices de G. Cederschiöld, H. Gering et E. Mogk. Une série de philologues de renom, rompus aux difficultés de la langue et initiés à tous les mystères de l’ancienne civilisation du Nord, s’occupent activement à rééditer les plus captivantes et les plus importantes des sagas, disséminées quelque peu au hasard dans des recueils inabordables. Il en a paru sept jusqu’à ce jour. Toutes ces publications sont de réels chefs-d’œuvre de critique et d’érudition. (Voy. nos art. dans le Bull. bibl. et pédag. du Musée Belge, T. I, p. 75 et T. II, p. 222.) À Akureyri, en Islande, se poursuit également la réimpression d’une collection de sagas, choisies parmi les plus marquantes et les plus populaires.

La France — on le comprendra aisément — est restée beaucoup en retard. Tant de circonstances défavorables devaient paralyser ses efforts, que nous ne pouvons pas nous étonner que, dans la culture des lettres islandaises, elle ait joué un rôle plus ou moins effacé. Quelques rares érudits se sont promenés en dilettanti à travers la mythologie et les vieilles légendes Scandinaves et leurs travaux se comptent facilement. Nous possédons en langue française quelques études remarquables dues à J.-J. Ampère[1], X. Marmier[2], Edélestand du Méril[3], A. Geffroy[4], E. Beauvois[5]et les traductions de F. G. Bergmann[6], de Mlle R. Du Puget[7], d’Émile de Laveleye[8], de J. Leclercq[9], auxquelles viennent s’ajouter un petit nombre d’articles et d’opuscules sans importance véritable.

Quant aux sagas, on s’en est presque totalement désintéressé jusqu’en ces dernières années. Une étude de Geffroy (Les sagas islandaises, dans la Revue des Deux Mondes, 1r nov. 1875) et les deux chapitres que X. Marmier leur a consacrés dans ses Lettres sur l’Islande sont, à notre connaissance, les seules tentatives qui aient été faites en France en vue de révéler et de faire apprécier la valeur et l’intérêt de cette littérature caractéristique. Les difficultés inhérentes à l’ancienne langue nordique peuvent, jusqu’à un certain point, rendre compte de cet état de choses. En effet — M. J. Leclercq, un connaisseur en fait d’idiomes scandinaves, le proclame hautement — ils sont rares « ceux qui peuvent étudier dans les textes originaux les monuments de cette admirable langue islandaise dont la grammaire est la plus compliquée et la plus rebutante qu’il y ait au monde ». Mais il ajoute ces paroles encourageantes : « Connaître l’islandais, c’est posséder un trésor d’un prix inestimable, c’est la seule langue actuellement vivante qui donne la clef de cette vieille littérature norraine, c’est le seul parler du moyen âge qui n’ait subi aucune altération. » Si pénible que soit le travail, il est à souhaiter que l’on se mette résolument à l’œuvre. M. R. Dareste, membre de l’Institut, en a vaillamment donné l’exemple en publiant sa traduction de la saga de Nial (Paris, E. Leroux, 1896). C’est le premier essai de ce genre. Le livre vaut d’être lu par tous ceux qui sont avides de nouveau. Un monde inconnu se révèle à nous dans ces scènes variées qui se déroulent devant nos regards, dans ces tableaux pittoresques d’une vie intense, fiévreuse, étrange par certains côtés, d’un état social qui fourmille de contrastes piquants avec nos idées et nos coutumes. (Voy. notre compte rendu dans le Bull. bibl. et pédag. du Musée Belge, T. II, p. 47.) — On nous permettra de signaler également notre travail sur le « Livre des Islandais »du prêtre Ari le Savant (trad. de l’anc. isl., préc. d’une étude sur la vie et les œuvres d’Ari et accomp. d’un commentaire. Bibl. de la Fac. de Philos. et Lettres de l’Univ. de Liège, fasc. IV. Bruxelles, 1898). Nous avons essayé de faire ressortir l’importance et la signification de cet ouvrage, qui fut le premier livre écrit en langue islandaise et qui devrait servir de base à toutes les études historiques et littéraires sur l’ancienne civilisation Scandinave. — La saga de Gunnlaug, dont nous présentons aujourd’hui la traduction aux lecteurs français, est une des plus charmantes que nous connaissions. Sans offrir cette ampleur de conception ni cette variété de péripéties que nous admirons dans la saga de Nial, l’histoire de Gunnlaug, à cause de son caractère essentiellement poétique, nous semble néanmoins de nature à inspirer du goût pour ce genre de récits et à faire apprécier le mérite de la prose islandaise.

Cette traduction est faite sur le texte original, d’après l’édition d’Eug. Mogk (Halle, 1886). Elle est aussi littérale que possible, sans toutefois sacrifier à une fidélité par trop systématique et trop minutieuse la façon naturelle et ordinaire de s’exprimer en français. Il n’a pas été possible de rendre mot pour mot absolument toutes les métaphores et les péri­phrases des strophes intercalées dans les récits ; dans cette opération malaisée, où il nous a semblé bon de poursuivre la précision avant tout, parfois même, nous le reconnaissons, au détriment de la clarté, nous nous sommes basé sur les judicieuses interprétations de Jón Thorkelsson, L. Wimmer et E. Mogk.

Les notes que nous avons jugé à propos d’y joindre, en vue de renseigner le lecteur sur les localités et les personnages dont il est fait mention, d’éclaircir les termes administratifs, certaines allusions et le langage énigmatique des vers scaldiques, ont été réduites au strict nécessaire.

Dans la transcription des noms propres, nous avons retranché les accents, le r du nominatif et la consonne finale là où elle est le produit d’une assi­milation (nn = n, rr = r, ll = l). La spirante dentale sourde est représentée par th et la sonore par d.

Mai 1899

  1. Littérature et voyages, Paris, 1853. — Sigurd, tradition épique restituée. Paris, 1832.
  2. Chants populaires du Nord. Trad. franç. Paris, 1842. — Lettres sur l’Islande, 4e éd. Paris, 1855. — Langue et littérature islandaise. Paris, 1838.
  3. Histoire de la poésie Scandinave. Prolégomènes. Paris, 1839.
  4. L’Islande avant le christianisme, d’après le Gragas et les sagas. Paris, 1897. Cet ouvrage a paru d’abord en 1864 dans les Mém. de l’Acad. des Inscript. et Belles-Lettres, t. VI, 1re série, IIe partie.
  5. L’autre vie dans la mythologie Scandinave. Louvain, 1883. (Extrait du Muséon.) — Bulletin critique de la mythologie Scandinave, dans la Revue de l’Histoire des religions. 1881. T. IV, no 4.
  6. Poèmes islandais tirés de l’Edda de Saemund, publ. avec une trad., des notes et un glossaire. Paris, 1838. — La fascination de Gulfi (Gylfa Ginning) de Snorri Sturluson. Traité de mythologie Scandinave, trad. et expl. Strasb.-Paris, 1861. 2e éd. 1871.
  7. Les Eddas, trad. franç. Paris, 1838. 2e éd. 1865.
  8. La Saga des Nibelungen dans les Eddas et dans le Nord Scandinave. Trad. franç. précédée d’une étude sur la formation des épopées. Paris-Bruxelles, 1866.
  9. Mythologie Scandinave. Légendes des Eddas, par R.-B. Anderson. Trad. franç. Paris, 1886.