La Seconde Lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse/03

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La Seconde Lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse
Revue des Deux Mondes3e période, tome 81 (p. 290-326).
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ETUDES DIPLOMATIQUES

LA SECONDE LUTTE DE FREDERIC II ET DE MARIE-THERESE, D'APRES DES DOCUMENS INEDITS.

III.
NEGOCIATIONS POUR LE CHOIX D’UN CANDIDAT A L’EMPIRE. — MISSION DE LORD CHESTERFIELD A LA HAYE.[1]

Le ministère des affaires étrangères n’offrait pas à d’Argenson l’occasion de mettre en application ses vues de réforme intérieure. Il avait bien, à la vérité, tracé aussi dans ses momens perdus un vaste plan de politique étrangère fondé sur cette idée que la France, étant parvenue à un point de puissance qui lui permettait de renoncer à toute idée d’agrandissement et à toute visée d’ambition, pouvait jouer, à elle seule, le rôle du tribunal international rêvé par Henri IV, et se faire l’arbitre impartial de tous les différends qui diviseraient les autres états d’Europe. Mais au cours d’une guerre engagée, et avec des conquêtes inachevées en Flandre et en Italie, il n’était guère possible de s’élever, du soir au lendemain, à ce rôle suprême de médiateur ; d’Argenson devait donc, bon gré mal gré, laisser ses projets tout rédigés en portefeuille et ajourner l’expression complète de ses idées. Il n’en tint pas moins à signaler son avènement par un certain nombre de déclarations solennelles, rendues sous forme sentencieuse, qui étonnèrent un peu les gens du métier. C’est ce qu’il nous raconte lui-même. J’ai tort de dire lui-même, car ce n’est pas lui, c’est son secrétaire, qui, dans un rapport à lui adressé, a soin de lui rappeler quelles furent ses premières paroles à ce moment solennel de son existence.

Je ne sais, en effet, si c’est pour ressembler davantage à Sully que d’Argenson, à cette date de son journal, croit devoir recourir au procédé de composition employé par le ministre d’Henri IV dans ses Économies royales, et qui consiste, comme on sait, à se faire raconter par des serviteurs bien appris les faits et gestes de sa propre administration. Et au fait, pour un homme politique qui veut faire connaître sa vie à la postérité, ce détour n’est peut-être pas sans quelque avantage ; c’est un moyen ingénieux de se décerner à soi-même, par un intermédiaire dont on est sûr, des témoignages d’approbation et même des hommages d’admiration qui, exprimés sous la forme directe et à la première personne, pourraient paraître trop dénués de modestie. Laissons donc parler un moment le client, fidèle interprète de la pensée de son patron.

« La première vue que vous vous proposâtes, dit-il, ce fut de rétablir cette réputation de bonne foi et de candeur qui ne devrait jamais abandonner notre nation. La couronne de France est aujourd’hui trop grande, trop arrondie, trop bien située pour le commerce, pour préférer encore les acquisitions à la bonne réputation : elle ne doit plus viser qu’à une noble prépondérance en Europe, qui lui procure repos et dignité. Toutes nos maximes politiques devraient se réduire aux plus justes lois de la morale et de la générosité, de relever les faibles, d’abaisser les tyrans, de faire du bien, d’empêcher le mal, de ne faire aux autres que ce que nous voudrions qui nous fût fait à nous-mêmes ; enfin, de ne régner en Europe que par la justice et par les bienfaits. Il est démontré que, par là, la France parviendrait à une grandeur et à une abondance dont il y a peu d’exemples dans le monde. Rempli de ces maximes, vous ne les ayez pas assez dissimulées, vous allâtes peut-être jusqu’à l’exagération. Le siècle et la nation n’y sont point encore accoutumés, et l’on prit facilement pour manque d’habileté ce qui n’était que le fruit de profondes réflexions… Autre scandale pour les courtisans : vous souteniez qu’il n’y avait point ou qu’il n’y avait que peu de mystères d’état ; .. vous prétendiez qu’on pouvait négocier tout haut, puisqu’on n’avait que de bonnes vues ; qu’un état pouvait se conduire comme un honnête homme du monde, qui, après avoir bien pourvu à sa sûreté et à ses affaires, augmente sa considération par l’utilité dont il est à ses citoyens, arbitre actif sur leurs différends, n’évoquant que la justice et le bonheur parmi les hommes[2]. »

Ces maximes, d’une honnêteté irréprochable, mais dont la généralité un peu vague pouvait prêter à bien des commentaires et l’application donner lieu à plus d’un mécompte, n’auraient pas suffi pour assurer la considération du nouveau ministre, si, par son zèle et son assiduité à remplir les devoirs de sa profession, il ne s’en fût montré plus véritablement digne. Mais d’Argenson se comporta tout de suite, comme il avait fait d’ailleurs toute sa vie, en travailleur actif et scrupuleux, et le ministère qui, depuis que le roi avait entrepris de le diriger lui-même, se plaignait de n’avoir plus de direction du tout, dut reconnaître que cette fois il avait retrouvé un chef. Levé à cinq heures du matin, d’Argenson prenait connaissance de toutes les dépêches, puis s’en faisait remettre une analyse sur un feuillet à mi-marge, disposé de manière à lui permettre de noter lui-même en regard, paragraphe par paragraphe, la réponse qui devait être faite. Ces notes autographes, précieusement conservées dans nos archives, sont d’une lecture curieuse et véritablement amusante. On y surprend, jetée sur le papier, avec une vivacité primesautière, la pensée qui jaillit d’un esprit original. C’est un mélange, un contraste d’expressions familières, parfois triviales, mais toujours piquantes et de maximes déclamatoires et même légèrement pédantesques. Le canevas ainsi préparé était transmis, pour être converti en dépêche, à l’un des premiers commis que j’ai déjà nommés, Laporte-Dutheil et Ledran, le dernier surtout, que d’Argenson préférait, et qui avait trouvé grâce devant son jugement habituellement assez dédaigneux. « Ledran, dit-il, sait beaucoup, mais il écrit mal. » Ce que d’Argenson appelait mal écrire, c’était probablement mettre en usage le style traditionnel des instructions diplomatiques, style un peu lâche, dépourvu de relief, quelquefois même de précision, mais qui est, par là même, souverainement commode pour laisser à un négociateur la liberté de ses mouvemens, lui permettre de reculer ou d’avancer à son gré, suivant les circonstances, sur le terrain mobile où il doit manœuvrer, et de s’exposer même à être désavoué si à la dernière heure un intérêt supérieur l’exige. Rien, en effet, ne devait plus surprendre un employé, nourri dans de telles habitudes, que le langage heurté et tranchant, tantôt pittoresque, tantôt dogmatique, qu’affectionnait d’Argenson, et dont il tenait à retrouver la trace dans les communications envoyées à ses agens. Aussi parfois un dialogue s’engage, dont le papier a gardé la trace, entre le commis et le ministre. Le commis s’oppose respectueusement à telle expression trop vive, à tel jugement trop précipité, à tel aphorisme rédigé sous une forme trop absolue par le ministre ; le ministre insiste et veut être obéi, et de ce conflit, suivi d’une collaboration entre deux esprits si différens, sort une pièce d’un ordre composite, sorte de marqueterie où les mots qui portent le cachet particulier de d’Argenson ressortent en saillie sur le fond terne et un peu effacé des formules officielles qui l’entourent.

Quelques semaines seulement s’étaient écoulées entre l’entrée de d’Argenson au ministère et la mort imprévue de Charles VII, qui changeait par un coup de théâtre toute la face de la politique. Cet intervalle, trop court pour lui permettre de s’initier à tout le détail des affaires, lui avait suffi cependant pour qu’il se déclarât hautement, dans le conseil, partisan d’une paix prochaine, et pour qu’il fît connaître au roi lui-même à quelles conditions il croyait possible de l’obtenir ; suivant lui, il aurait fallu adopter sur-le-champ le système d’une heureuse et prévoyante défensive, renoncer, par conséquent, à tout mouvement en avant, soit en Flandre, soit au-delà du Rhin, soit en Italie, et se borner à garder vigoureusement les positions prises. Dans cette attitude expectante, on pouvait espérer que, de guerre lasse, et grâce à cette démonstration évidente de nos vues modérées et désintéressées, un mouvement se prononcerait de toutes parts en Europe en faveur de la paix. On ne voit pas trop comment cette prévoyante défensive eût été compatible avec les engagemens pris envers Charles VII, envers Frédéric, envers tous les alliés de la France, en un mot, qui comptaient sur sa parole pour être secondés dans des opérations d’un tout autre caractère. C’est ce que le roi, allant moins vite en besogne que son ministre, lui fit assez sagement remarquer. Dans une pièce écrite de sa propre main, et qu’il appelait lui-même son ultimatum pour la paix, Louis XV établit, non sans raison, qu’il ne lui paraissait pas possible de poser les armes, si l’empereur, alors encore vivant, n’obtenait pas satisfaction, et si l’infant d’Espagne n’était pas doté en Italie de l’apanage qui lui était promis ; et il ajoutait, toujours avec cette justesse de coup d’œil qui ne l’abandonnait jamais, même dans ses jours de paresse et d’indolence, qu’on n’obtiendrait pas de telles conditions en se pressant de les proposer, et qu’une vigoureuse attitude militaire, en effrayant les ennemis, pouvait seule les réduire avenir à composition ; c’était là, disait-il, l’utilité de la campagne de Flandre. « Effrayer ! dit douloureusement d’Argenson. Pourquoi effrayer ? Cessons les injures, diminuons les craintes, et nous ramènerons la paix[3]. »

Ce qui prouve que d’Argenson ne comprenait pas aussi bien que le roi la conséquence du système dans lequel il voulait l’engager, c’est qu’au moment même où il proposait une ligne de conduite qui aboutissait directement à l’abandon de tous les alliés de la France, il n’en cherchait pas moins le moyen de continuer et même d’étendre son union avec les princes d’Allemagne. Un de ses premiers soins, en effet, fut de faire composer sous ses yeux une lettre destinée à la publicité, et censée écrite par un fidèle sujet de l’empire, pour presser tous les membres du corps germanique, au nom de l’intérêt de leurs libertés communes, de se resserrer autour du chef que l’élection leur avait donné.

Dans cet écrit, que nos archives conservent et qui porte la trace d’une plume exercée et parfois éloquente, la conduite et la personne de Marie-Thérèse sont qualifiées dans des termes d’une virulence qui n’annonçaient pas les pensées pacifiques dont le ministre était animé ; la verve poétique a évidemment entraîné l’écrivain et lui fait oublier, à tout moment, la modération officielle qui sans doute lui était commandée. « L’archiduchesse ! s’écrie-t-il, ravage la patrie, elle dépouille l’empereur de ses états héréditaires : elle remplit l’Allemagne de troupes qui ne connaissent de discipline que le brigandage. Et nous doutons encore si nous devons tous nous unir contre les Huns et secourir notre empereur et notre empire ! Princes et villes libres qui voulez continuer de l’être, réfléchissez sur ce qui s’est passé et sur ce qui nous menace, et voyez si l’union la plus prompte et la plus durable n’est pas l’unique moyen qui vous reste pour notre sûreté et pour votre gloire… » Ce n’est que vers la fin et dans la péroraison que le Français, déguisé en Allemand, paraît se souvenir qu’on l’a chargé, non de prêcher une croisade et la guerre à outrance, mais de disposer, au contraire, les esprits à une solution pacifique. — « De votre union, dit-il alors, dépend le bonheur de l’Europe ; .. par elle, les lois régneront à la place des armes, et nous verrons la félicité publique assurée depuis l’Elbe jusqu’au Tibre. C’est ce que tant de peuples, les uns à genoux, les autres les armes à la main, demandent à la reine de Hongrie, et cette paix nécessaire, à laquelle il faudra bien revenir tôt ou tard, n’est pas si difficile à faire qu’on pense : l’histoire des temps anciens et modernes en fournit de bons modèles. » Avant de livrer la pièce à la publicité, d’Argenson crut devoir la communiquer à un diplomate expérimenté, qui était de ses amis, Bussy, le dernier envoyé qui eût représenté la France en Angleterre. Bussy resta évidemment un peu surpris du ton incohérent et disparate de ce mélange de satire et d’idylle. Il annota la pièce avec soin, signalant plusieurs erreurs de faits et de chronologie qui ne pouvaient manquer d’être relevées par des publicistes allemands et auraient trahi l’origine de la composition, puis il résuma son jugement par ces deux notes mises, l’une en tête et l’autre en queue du manuscrit : « Ce mémoire est du poète Voltaire ; c’est une vraie capucinade politique[4]. »

A travers ces inconséquences, les tendances pacifiques de d’Argenson s’étaient pourtant manifestées avec assez d’éclat pour que le roi, qui s’en amusait, dit volontiers qu’il avait dorénavant deux d’Argenson dans son conseil, le d’Argenson de la guerre et le d’Argenson de la paix. On peut donc s’étonner que le jour où la vacance du trône impérial faisait disparaître le principal objet du conflit européen et offrait un moyen naturel de le terminer, d’Argenson n’ait pas été de ceux qui bénirent cet événement providentiel et se montrèrent pressés de répondre à cet appel de la fortune. Il y a d’autant plus lieu d’en être surpris qu’on peut voir, par son journal, qu’au début même de la guerre, il avait été du nombre des censeurs les plus sévères du cardinal de Fleury, auquel il reprochait amèrement d’avoir compromis la bonne renommée de la France en manquant aux engagemens pris envers la succession autrichienne. Le moment devait donc lui paraître tout à fait opportun pour réparer la faute commise, puisqu’il n’était même plus besoin d’en faire pénitence. Il n’en fut rien cependant : on chercherait vainement dans les premiers écrits qui portent la signature de d’Argenson une indication quelconque d’où on puisse conclure qu’il ait aperçu la voie nouvelle qui s’ouvrait devant lui et encore moins qu’il ait eu la tentation d’y entrer. Rien de plus confus, de plus contradictoire que les premières instructions qu’il envoie après l’événement imprévu de Munich. Là où on chercherait le coup d’œil et la décision de l’homme d’état, on ne trouve que l’émotion d’un esprit systématique arrivé aux affaires plein de confiance dans ses théories, et qui se trouve jeté à l’improviste dans la mêlée confuse de complications pratiques qu’il n’avait pas même soupçonnées ; c’est l’éblouissement d’un solitaire qui sort de l’obscurité, et que les jeux inattendus de la lumière aveuglent au lieu de l’éclairer. Toutes les difficultés sont soulevées, aucune n’est résolue. Ce sont des questions qu’il pose et non des indications qu’il donne. L’union de Francfort peut-elle subsister quand elle n’a plus pour objet la défense des droits de l’empereur ? Si elle se dissout, quels engagemens reste-t-il à la France envers ses alliés ? La présence des troupes françaises dans l’empire peut-elle être justifiée, quand elle n’est plus appelée par une réquisition impériale ? Dans l’intérêt même de la liberté de l’élection future, ne serait-il pas plus convenable qu’elles fussent éloignées ? Le jeune électeur de Bavière doit-il se presser de prendre le titre royal de Bohême ? Et puis, avant tout, il faut savoir ce que pense et ce que veut le roi de Prusse. Ce qui n’empêche pas qu’en attendant « il faut que notre conduite et nos démarches témoignent d’une hauteur noble et constante, et ne se sentent d’aucun relâchement dans cette occasion triste et malheureuse où le fruit de nos dépenses et de nos efforts périt tout à coup[5]. »

Pendant ces hésitations, les délibérations du conseil allaient leur train, comme je l’ai dit, et la continuation de la guerre en Allemagne, ne rencontrant pas d’opposition sérieuse, fut définitivement arrêtée. Force est alors à d’Argenson de donner connaissance de la décision aux cours neutres et alliées, et c’est le sujet d’une de ces curieuses discussions dont j’ai parlé qui s’engagent par écrit entre le ministre et son premier commis. Au moment de rédiger la circulaire, Ledran, qui tient la plume, croit devoir présenter quelques observations sur les difficultés qu’il prévoit : « J’aimerais bien mieux, répond le ministre, un projet de dépêche prêt à partir cette nuit, comme on me l’a recommandé, que ces remontrances générales et contradictoires à ce qui a été ordonné hier dans deux conseils après quantité de délibérations… Il en arrivera ce qui pourra : bien, j’espère ; mais pour la paix et un armistice dans le statu quo, il n’y faut plus penser… A tout ceci, monsieur, vous voyez plus de doutes que de solutions, ce qui me donnera plus d’inquiétudes et de labeurs jusqu’à ce que vous ayez adopté l’avis du conseil. Il faut écrire à nos alliés et neutres que nous restons dans nos engagemens… que nous sommes bien affligés, que nous leur demandons conseil et que nos troupes ne sont dans l’empire que pour défendre nos alliés[6]. »

La dépêche à peine partie, on dirait pourtant que d’Argenson y a regret, car, revenant par un détour à ses vues favorites de politique expectante, il se demande si on ne viendrait pas aussi bien à bout d’éloigner l’Autrichien du trône, simplement en faisant le vide en Allemagne et en y laissant aux prises les amis et les adversaires de Marie-Thérèse, sauf à entretenir sous main leurs divisions. « Le moyen, dit-il dans une autre note (qui, cette fois, a le caractère d’un monologue), de tirer finalement quelque profit secret pour nous (de la situation actuelle) est peut-être que les partis se balancent en Allemagne. Pour faire naître ces partis et ces divisions semblables à ceux que la pomme de discorde éleva parmi les déesses, le meilleur moyen est de laisser faire : la jalousie et l’envie suffisent à la discorde, ces ressorts ne sont que trop naturels à l’humanité ! Aujourd’hui, tout s’est réconcilié à la maison d’Autriche, on a oublié ses méfaits, on a été ému de pitié pour la reine de Hongrie : on déteste ses persécuteurs ; on sent les maux qu’ils ont causés et qu’ils causent en Allemagne ; c’est que les progrès de cette discorde ont été menés un peu lourdement par notre ministère. Une conduite plus délicate serait plus efficace : ne point presser l’accouchement. La personne du grand-duc est haïe et méprisée dans l’empire. Il y aura assez de défauts à reprocher à ce dernier : son origine, sa naissance hors d’Allemagne. Faire élever des écrits en quantité contre ce dessein, en appuyer sourdement les difficultés et les rivaux… Par plus de tranquillité et d’apathie, nous serons plus actifs que par la conduite passée. L’air de tranquillité et la contenance de force se feront valoir et nous feront rechercher. Je demande ce qui arriverait si la France n’existait pas ? Doute-t-on que l’élection d’un chef ne causât toujours de grands troubles parmi les membres[7] ? »

On aurait difficilement persuadé à personne, soit en France, soit en Allemagne, que le moyen le plus sûr de disputer l’empire au grand-duc était de ne lui susciter aucun obstacle et de ne lui opposer aucun rival en état de lui faire tête. De gré ou de force, par conséquent, et malgré ces bonnes ou mauvaises raisons pour ne rien faire, il fallait bien chercher un concurrent, et le champ électoral étant très restreint, il n’y en avait au fond qu’un seul possible. Les trois électeurs ecclésiastiques et les deux rois protestans étaient hors de cause : le fils de Charles VII, presque un enfant, se reconnaissait lui-même trop jeune pour qu’on pût songer à charger ses épaules d’un fardeau que son père n’avait pas su porter. L’électeur palatin, presque aussi novice, et d’ailleurs cadet de la maison de Bavière, ne pouvait prendre le pas sur son aîné. On pouvait sans doute choisir en dehors du collège électoral ; mais aucun des princes qui n’y siégeaient pas n’aurait justifié par un mérite exceptionnel cette dérogation aux habitudes, et c’eût été affaiblir l’argument principal qu’on faisait valoir contre le grand-duc. Le seul nom qu’on pût prononcer, c’était donc celui de l’électeur de Saxe, roi de Pologne, maître à ce double titre de deux grands états, époux d’une archiduchesse comme l’empereur défunt, et pouvant rallier par là comme lui beaucoup de partisans de la maison d’Autriche. C’était un prétendant des plus sérieux et la carte forcée pour ceux qui ne voulaient pas du grand-duc. Restait à savoir si Auguste III lui-même accepterait la candidature, au moins dans des conditions qui conviendraient à la politique française, et si la personne conviendrait à ses confrères couronnés, de qui le choix dépendait, en particulier au puissant, à l’illustre, au royal électeur de Brandebourg ?

Mais que voulait-il donc et qu’allait-il penser dans cette occurrence inattendue, ce grand et toujours mystérieux personnage, dont l’esprit livré tour à tour à de secrets calculs, ou emporté par la mobilité de ses caprices, tenait constamment en inquiétude ceux qui avaient à traiter avec lui ? D’Argenson avait raison de dire que l’opinion de Frédéric était la première chose à connaître ; mais c’était là aussi le point qu’il était le plus difficile de démêler, bien qu’il ne fût pas tout à fait impossible de le deviner. Dès le lendemain, en effet, du jour où la mort de Charles VII fut connue à Berlin, Frédéric, s’attendant à la question qu’on allait lui faire, s’était arrangé de manière à être dispensé d’y répondre, en prenant lui-même les devans pour la poser à Louis XV. — « Monsieur mon frère, lui écrivait-il le 26 janvier, il semble qu’il y a une fatalité singulière qui, depuis quelques mois, se plaît à contrarier et à bouleverser tout ce qu’on édifie ; il n’était point assez de la détention du maréchal de Belle-Isle, voilà l’empereur mort, et la reine de Hongrie qui, par la supériorité qu’elle a dans le collège électoral, regarde déjà la couronne impériale comme assurée sur la tête de son époux. Je prie Votre Majesté de me dire ce qu’elle pense dans la crise terrible où sont les choses, quelle idée elle a sur l’avenir et sur le remède qu’elle regarde le plus convenable pour rétablir le mal. Je suis si affligé que je ne puis lui en dire davantage. »

L’affliction n’était pas telle que, deux jours après, il ne put reprendre la plume, cette fois pour dépeindre, sous les plus sombres couleurs, l’état où l’empire était jeté par la disparition subite de son chef ; mais en se gardant bien d’indiquer, même par un mot, le remède qu’il regardait comme de nature au moins à atténuer le mal. — « Depuis que l’empereur est mort, disait-il, il me semble qu’il y a un changement prodigieux dans les affaires d’Allemagne, qu’il faut songer à de nouvelles mesures à prendre… Je ne dois pas cacher à Votre Majesté le découragement et l’abattement où la mort de l’empereur a mis nos alliés. En un mot, il n’y a que Votre Majesté qui puisse porter remède à tout cela… Il est temps de prendre des mesures solides pour l’avenir. J’attends avec beaucoup d’impatience les idées de Votre Majesté. Il est sûr que l’empereur ne pouvait mourir plus mal à propos pour tous nos intérêts, et que cet événement dérange toutes nos mesures[8]. »

Quelques jours se passent encore et, à la suite d’un entretien avec le ministre de France, Valori, qui, en attendant des instructions plus positives, avait essayé de sonder le terrain et de le faire parler, c’est par des complimens à moitié ironiques et des protestations d’une modestie affectée qu’il persiste à couvrir un silence énigmatique. — « Monsieur mon frère, écrit-il le 8 février, je me trouverais trop heureux si je pouvais servir d’instrument pour rétablir la paix en Europe ; les grandes choses que Votre Majesté a faites auraient dû produire des sentimens pacifiques chez ses ennemis. Je ne sais s’ils pensent ainsi, ou si la fureur du gain leur fera continuer le jeu… Si Votre Majesté le souhaite, je puis leur tâter le pouls et sans la commettre en rien. S’il y a apparence de calmer les esprits, j’emploierai tous mes efforts pour rétablir la paix et l’union. Je ne suis pas à même de pouvoir donner des avis à Votre Majesté, et la supériorité de ses lumières sont autant d’objets qui me réduisent au silence[9]. »

Cette défiance de ses propres lumières et cette confiance dans celles d’ autrui n’étant pas des traits habituels du caractère de Frédéric, Valori ne se crut pas obligé d’en être dupe, pas plus qu’il ne se sentit tenté de remettre à un intermédiaire si peu sûr le soin de tâter le pouls à l’Europe. « Le roi de Prusse, écrivit-il en rendant compte de la même conversation, me paraît prendre le même train qu’il a pris après la mort de Charles VII, c’est-à-dire qu’il va négocier pour son compte à peu près partout[10]. »

Valori ne voyait que trop juste, et les éditeurs des dépêches prussiennes prennent soin de nous l’apprendre. C’était bien, en effet, le vieux jeu qui recommençait, et que j’ai eu tant de fois l’occasion de signaler qu’il est presque monotone d’y revenir. Non-seulement au même moment, mais le même jour et à la même heure où Frédéric faisait humblement confidence à Louis XV de ses incertitudes en lui demandant de l’éclairer, il écrivait à ses deux représentans, à La Haye et à Londres, en les chargeant de sonder sur-le-champ les intentions des deux puissances maritimes, et il ne faisait pas difficulté de leur offrir son concours dans l’élection si inopinément ouverte, dussent même leurs préférences se porter sur l’époux de Marie-Thérèse, pourvu qu’on voulût bien lui tenir équitablement et même généreusement compte de ce sacrifice. — « Vous direz, écrivait-il à Andrié, son ministre en Angleterre, que je me prêterais avec plaisir aux idées que le ministre anglais pourrait avoir pour l’élection d’un nouveau (sic), empereur, et que, si nous étions une fois d’accord là-dessus, il ne serait pas difficile d’y faire entrer le reste du collège électoral ; .. que mon intention était sincère de tirer fidèlement la même corde avec l’Angleterre, dès que la paix serait rétablie entre moi et la reine de Hongrie… Vous pouvez même trancher le mot, et faire entendre que si on veut travailler en cette occasion pour les intérêts de la maison d’Autriche, comme cela paraît probable, il faudrait avoir soin de mes intérêts, pour me procurer un bon morceau pour m’indemniser pour le présent, et ajouter de fortes clauses d’une sûreté suffisante pour l’avenir. » Enfin, il résumait tout par cette métaphore qu’il affectionnait : « C’est l’heure du berger qu’il ne faut pas négliger, si l’on veut m’avoir[11]. »

Venant de regretter, comme je me suis cru en droit de le faire, que le cabinet français n’ait pas saisi, lui aussi, l’occasion de mettre à profit pour son propre compte les prédilections conjugales de Marie-Thérèse, je n’aurais pas le droit de blâmer Frédéric précisément d’avoir fait preuve de l’esprit politique qui manqua, suivant moi, aux ministres de Louis XV. Sans doute, la loyauté exigeait que ce genre de marché ne fût ni conclu ni même engagé sans que tous les alliés fussent prévenus et appelés à y participer ; mais à ce reproche près (auquel Frédéric eût été certainement peu sensible), il est impossible de ne pas rendre hommage à la promptitude de coup d’œil qui lui permettait de se retourner ainsi sur place, dans une circonstance aussi imprévue, surtout quand on vient d’être témoin de l’indécision et du trouble qui régnaient à la même heure dans les conseils de Versailles.

Ce qui donnait à Frédéric l’espoir de faire accueillir ses ouvertures du cabinet anglais, c’était, comme j’ai déjà eu l’occasion de l’indiquer, la modification que ce cabinet même venait de subir et qui paraissait inspirée par des sentimens pacifiques. Il faudrait entrer dans des détails qui seraient ici déplacés sur le mouvement des partis en Angleterre, et même avoir pénétré plus avant que je n’ai pu le faire dans les coulisses du parlement pour bien faire comprendre quelles étaient la nature et surtout la mesure de cette modification ministérielle. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’en moins de deux ans, un revirement tel s’était opéré dans l’opinion britannique, que, tandis que Walpole avait succombé pour avoir hésité trop longtemps à prendre la défense de Marie-Thérèse, ses successeurs, en butte au reproche contraire, étaient mis violemment en cause pour avoir engagé trop avant, au service d’une politique allemande, les troupes et surtout les finances de l’Angleterre. Le principal accusé était le ministre des affaires étrangères, lord Carteret, appelé, depuis son entrée au cabinet, à la succession du titre de comte Granville. Cet habile courtisan avait su entrer dans la faveur royale presque aussi avant que Walpole lui-même, mais par le même procédé, disait-on, c’est-à-dire en prenant au détriment des intérêts de l’Angleterre ceux du patrimoine de la maison de Brunswick. On lui reprochait en particulier de consacrer à la solde des troupes hanovriennes la plus grande partie des subsides dont le parlement le laissait disposer, tandis que l’électorat, si cher au cœur de George II, maintenu dans une neutralité prudente, ne contribuait en rien à la défense de sa propre sécurité. Sous l’empire de cette préoccupation, disaient toujours les adversaires passionnés du cabinet, on avait négligé la suite si importante des opérations maritimes, mollement résisté à l’invasion française dans les Pays-Bas, laissé dépérir l’influence britannique à La Haye, en un mot affaibli l’action de l’Angleterre partout où sa propre cause était véritablement en jeu et sa supériorité facile à établir. Vraies ou fausses, ces imputations, dont l’éloquence passionnée du grand Pitt faisait retentir tous les échos de la tribune, avaient tellement ému le sentiment public que les collègues de Granville, les deux Pelham, qui, depuis longtemps, ne l’aimaient guère, durent décider le roi, bien malgré lui, à l’abandonner. Entrant alors en alliance avec leurs adversaires de la veille, ils formèrent un cabinet de coalition dont le programme fut de se retirer le plus et le plus tôt possible des complications d’outre-Rhin pour concentrer son action là où l’Angleterre avait véritablement intérêt à l’exercer. « La guerre, disait une lettre d’une personne bien informée du temps, devra être continuée, mais anglicisée. » Ces dispositions étaient assez connues pour qu’avant même la mort de l’empereur, Frédéric eût déjà essayé d’en profiter ; mais aujourd’hui, la vacance du trône lui offrant un moyen facile de dégager l’Angleterre de l’Allemagne pour la laisser en tête-à-tête avec la France, il pouvait raisonnablement se flatter de trouver à Londres des oreilles prêtes à l’écouter.

Le courrier, porteur de ses propositions, était donc déjà parti, et il en attendait le retour avec anxiété, quand Valori, cette fois muni d’instructions officielles, vint lui demander son concours pour appuyer l’élévation du roi de Pologne à la dignité impériale. L’invitation était faite avec instance, et Valori était même autorisé à offrir d’aller en personne porter à Dresde la proposition. On l’autorisait également d’avance à proposer à Auguste un large subside pour tenir lieu de ce qu’il perdrait sans doute en quittant l’alliance anglaise. Quand même Frédéric n’aurait pas déjà eu un autre dessein en tête, l’idée lui aurait paru médiocrement séduisante. Il avait très pauvre idée de son voisin de Saxe, et ne s’était pas gêné pour lui faire savoir son opinion, en décochant journellement contre lui ces traits sarcastiques dont il était prodigue, et qui allaient toujours blesser au point le plus sensible l’amour-propre de ses victimes. Entre le mépris affiché de l’un des princes et le ressentiment de l’autre, les relations de la Prusse et de la Saxe étaient arrivées à un degré d’aigreur qui se trahissait en toute occasion. Si les deux états n’étaient pas eu guerre ouverte, peu s’en fallait, puisque, en moins de six mois, les Prussiens avaient traversé la Saxe en armes sans en demander la permission, et qu’en retour les Saxons étaient venus en Bohême aider le prince Charles à chasser Frédéric ; mais ces dissentimens particuliers auraient pu céder aisément à un intérêt plus général, et Frédéric eût été le premier à s’y prêter si le couronnement d’Auguste III fût entré à un degré quelconque dans les vues de sa politique. Par malheur, c’était précisément le contraire, et peut-être à Versailles aurait-on pu s’en douter, seulement en regardant la carte. Autant, en effet, il pouvait convenir à un roi de Prusse que le centre de l’empire fût à Munich, autant il devait peu lui plaire de le voir transporté à Dresde. Un électeur de Bavière, par la situation même et la dimension modeste de ses états, ne pouvait menacer la Prusse d’aucune agression, et, au contraire, devait constamment avoir besoin de son appui pour se défendre, soit de la France, soit de l’Autriche. Aussi Frédéric avait-il pris l’habitude de considérer Charles VII comme son client, plutôt que comme son suzerain. Mais il ne pouvait voir du même œil le souverain héréditaire de Saxe, souverain également de la Pologne (par élection à la vérité, mais le troisième pourtant de sa race qui eût régné à Varsovie). Cette double qualité faisait d’Auguste un monarque presque aussi puissant que l’héritier des margraves de Brandebourg. Placé en armes à la porte même de Berlin, tenant les clés de la conquête encore si récente et si précaire de la Silésie, il pouvait, pour peu qu’il fût appuyé de la Russie, prendre la Prusse par surprise, à la fois en flanc et à dos. Que ne devait-on pas craindre d’un tel rival, si à l’avantage de la position il joignait la supériorité du rang ? — « Nous aurions-là un furieux voisin, » disait le ministre Borck à Valori ; et Podewils, plus discret, ajoutait tout bas : « Du grand-duc ou de celui-là, je ne sais pas qui serait le plus redoutable pour nos intérêts. »

Frédéric, cependant, plus réservé que ses ministres, laissa moins éclater son déplaisir et se contint par une raison qui faisait honneur à sa prudence plus qu’à sa franchise. Il connaissait trop bien Marie-Thérèse pour ne pas prévoir qu’exaltée, comme elle devait l’être, par un événement qui comblait ses espérances, animée plus que jamais de ressentiment à la fois et d’ambition, elle serait peu disposée à l’admettre en grâce et n’y consentirait qu’en lui imposant des conditions humiliantes qu’il était décidé d’avance à ne pas subir. Il n’avait, de plus, nulle confiance dans l’énergie que déploierait, pour la contraindre à se montrer plus accommodante, le nouveau cabinet anglais encore très mal assis et sourdement contrecarré par son roi. La seule manière, par conséquent, qu’il eût de s’assurer le bon morceau qu’il convoitait, c’était de vendre à un prix élevé sa voix électorale au grand-duc. Mais cette denrée n’avait de valeur vénale qu’à la condition qu’il se présentât sur le marché un autre acheteur que le grand duc lui-même. Aux enchères politiques comme à toute autre, c’est la concurrence qui élève les prix. Il lui convenait donc, non-seulement qu’Auguste III se mît en avant, mais que sa candidature fût assez sérieuse pour inquiéter sa rivale et la disposer à faire quelques sacrifices en vue de l’écarter. C’était un objet d’échange qu’il était bon de préparer pour la négociation de la dernière heure[12].

Dans cette pensée, il se garda bien de faire à Valori une réponse trop décourageante ; il se montra même disposé d’assez bonne grâce à se mettre en campagne pour Auguste III : mais le prétendant acceptait-il lui-même la prétention ? C’est avant tout ce qu’il fallait savoir, et ce n’était pas lui, fit-il remarquer, qui pouvait se charger de s’en informer. Auguste III nourrissait, dit-il, contre lui un ressentiment qui allait jusqu’à la haine, et toute ouverture qui porterait l’étiquette prussienne paraîtrait un piège contre lequel, d’avance et sans rien écouter, toute la cour de Saxe se raidirait et se mettrait en garde. Que la France fît donc la première avance, qu’elle se mît elle-même en mesure de sonder les intentions et d’adoucir l’humeur de son candidat. Rien de mieux imaginé à ce point de vue que le voyage de Valori, et il y donnait les mains de grand cœur. Le ministre de France avait su, pendant les transactions de la guerre précédente, se rendre agréable au roi et surtout à la reine de Pologne. On ne saurait trouver de meilleur porteur de paroles ; « seulement, répéta Frédéric à plusieurs reprises, qu’on ne parle pas de moi, mon nom seul gâterait tout. »

Gagner du temps en éloignant Valori, c’était tout ce que Frédéric pouvait souhaiter. Rien ne pouvait donc mieux lui convenir qu’une mission qui, sans l’engager personnellement, lui laissait le loisir de voir venir la réponse de Londres. En attendant, il était charmé d’être délivré de la présence d’un observateur sagace dont la surveillance le gênait, qui connaissait toutes ses finesses et pouvait même au besoin se ménager des intelligences secrètes dans sa chancellerie[13].

Par le même motif, Valori était beaucoup moins pressé de partir que Frédéric de le mettre en voiture. « Je ne ferai rien, écrivait-il à Paris, si le roi de Prusse me défend de parler de lui, à peine pourrai-je rompre la glace. » Le roi insistait pourtant et les ordres de Versailles étant positifs, il fallut bien se décider à se mettre en route ; mais auparavant Valori voulut être admis à une dernière entrevue afin de tâcher d’obtenir quelques paroles dont il pût se servir pour le succès de sa mission. Frédéric, qui était allé à Potsdam soigner une indisposition vraie ou fausse, ne se prêta qu’à regret à cette audience de congé. « Le voyage de Valori me convient beaucoup, écrivait-il à Podewils en fixant l’heure du rendez-vous ; mais il s’agit de ne pas me barbouiller trop profondément dans l’affaire du roi de Pologne, c’est-à-dire de me ménager des moyens honnêtes de m’en tirer, vu les négociations où nous sommes avec les Anglais et dont il y a grande apparence que nous nous en tirions à notre honneur… Arrivez avant Valori, afin que nous puissions bien peser les termes et employer toutes les chevilles dont une matière aussi délicate que celle-là est susceptible. »

Valori trouva, en effet, son royal interlocuteur tellement boutonné et redisant sur tant de tons qu’il ne voulait pas qu’on parût venir de sa part, qu’à la fin impatienté : « Eh bien ! sire, dit-il, si pour réussir il faut dire autant de mal de vous que j’en entendrai, je vous promets de ne pas m’en abstenir ! — Allez donc, reprit Frédéric, prenant la plaisanterie en bonne part, vous tenez la destinée de l’Europe dans vos mains, et si vous réussissez, je vous dresserai des autels. »

Si Frédéric, en poussant Valori dehors en quelque sorte par les épaules, avait espéré être délivré pour quelques jours au moins de toute conversation avec la France, il fut déçu, car, avant même que Valori eût quitté Berlin, un autre Français y arrivait. C’était l’officier supérieur dont il avait lui-même sollicité l’envoi avec instance, après l’arrestation de Belle-Isle, pour lui faire connaître, à la place du maréchal, les vues du gouvernement français au sujet de la campagne prochaine et établir un plan concerté d’opérations. Le chevalier de Courten (c’était son nom) était l’ami de Belle-Isle et, en cette qualité, il s’attendait à être mis tout de suite sur la sellette et pressé de révéler les desseins qu’avait dû lui confier l’illustre captif. Sa surprise fut grande de trouver, au contraire, que Frédéric évitait, éludait la conversation, ne se laissait entretenir qu’à bâtons rompus, « m’assommant de questions, dit Courten, et sans donner le temps d’y répondre… Le peu d’intérêt que ce monarque me paraît prendre à nos manœuvres, le peu de concert qu’il me paraît avoir envie d’y apporter, me fait craindre qu’il ne ménage quelque accommodement avec la cour de Vienne et qu’il n’attende pour se déterminer le succès de la négociation de M. de Valori à la cour de Dresde… Il m’a répété à plusieurs reprises : Si M. de Valori ne réussit pas, que ferons-nous ? .. Qui faire empereur ? .. Il ne m’a plus parlé de notre armée du Bas-Rhin, ni de celle de Bavière, ce qui, comme j’ai l’honneur de vous le dire, me donne beaucoup de défiance. Pendant que j’étais dans le cabinet du roi de Prusse, dit Courten en terminant, on lui a apporté un papier qu’il a décacheté avec une grande précipitation. Je l’examinai pendant qu’il en faisait la lecture. Il m’en paraissait extrêmement préoccupé et a relu plusieurs fois la même page avec émotion. Je n’ai pu savoir d’où venait ce paquet[14]. »

Nous en savons peut-être un peu plus que Courten, car ce n’est point s’aventurer de supposer que la lettre, décachetée d’une main nerveuse, venait de Londres ou de La Haye ; mais il paraît que la réponse si impatiemment attendue fut évasive et peu concluante, et que Frédéric eut beau la relire à plusieurs reprises, il ne se trouva pas assez édifié sur les intentions obscures et encore timides du nouveau cabinet anglais. Il restait donc dans un embarras dont deux jours après il faisait confidence à son ministre. « La poste de Hollande est arrivée, elle n’a rien apporté d’intéressant ; celle de dimanche prochain sera plus décisive sans doute ; j’ai presque dessein de me faire malade afin de gagner le jour de poste de dimanche, qui peut-être sera plus catégorique que celui-ci. Quel plan puis-je régler avec le chevalier de Courten ? Si nous en ajustons un et que les Anglais fassent ma paix, les Français diront que je les ai trompés ; si je n’en fais pas, ils diront que je négocie. Il faut se déterminer cependant, et je ne veux rien leur dire qui puisse m’attirer le reproche de les avoir trompés. Je ne veux pas non plus m’éloigner d’eux sans être sûr que ma partie est bien liée avec l’Angleterre. Le cas est embarrassant, le remède presse, il faut penser à s’en tirer. Si je me fais malade, j’évite toutes les perquisitions. » Il n’attendit pourtant pas jusqu’à ce dimanche suivant pour envoyer à Andrié un plein pouvoir en règle avec ordre de mettre le successeur de Carteret aux affaires étrangères, lord Harrington, au pied du mur. « Il m’est impossible, disait-il, de rester plus longtemps dans l’incertitude… Insistez auprès de ce ministre, avec toute la politesse imaginable, de finir le plus promptement qu’il est possible… Si c’est tout de bon du ministre anglais de m’avoir et de me détacher de la France, il faut qu’on se dépêche[15]. »

Valori, cependant, arrivait à Dresde pour y trouver (quelle que fût la différence, — et elle était grande, — des deux hommes et des deux caractères) le prince saxon exactement dans les mêmes dispositions où il avait laissé le prussien. Là aussi l’offre de joindre la couronne impériale à celle de Pologne allait être non positivement repoussée, mais accueillie avec une bonne grâce apparente et du bout des lèvres, uniquement afin de s’en servir dans des intentions tout opposées à celle qui déterminait la France à la proposer.

Frédéric, en effet, connaissait (comme toujours) bien la nature humaine quand il affirmait qu’Auguste III nourrissait contre lui une de ces haines qui ne pardonnent pas. Il n’est rien dont un être à la foi peureux et vain garde un souvenir plus amer que des injures qu’il n’a pas eu le courage de venger et des faiblesses auxquelles il a eu la lâcheté de consentir. Depuis quatre années, Auguste, tour à tour ami ou ennemi de Frédéric, tantôt malmené par lui, tantôt trahi, toujours moqué, n’avait pas cessé d’être son jouet. Il vivait dans une terreur constante de ce voisin incommode, véritable monstre à ses yeux, fait de génie et d’astuce, et dont l’amitié lui paraissait plus à craindre encore que l’hostilité. C’était une vision qui l’obsédait : guerre ou paix, faire quoi que ce soit de concert avec un tel homme, c’était toujours se mettre dans ses mains, j’ai presque dit tomber dans ses griffes. Aussi, pour se garantir de ce redoutable contact, venait-il, le 3 janvier précèdent, quinze jours avant la mort de l’empereur, de conclure à Varsovie un traité secret avec l’Autriche, l’Angleterre et la Hollande, par lequel les quatre signataires s’engageaient à se préserver réciproquement de toute attaque ; et un subside de 500,000 écus était assuré annuellement par le trésor britannique pour le paiement des troupes saxonnes. À la vérité, c’était là un acte purement défensif, dont les ratifications mêmes n’étaient pas encore échangées, et qui ne stipulait rien en vue d’une éventualité qu’on n’avait pu prévoir. En se portant pour successeur de Charles VII, Auguste, à la rigueur, n’eût manqué à aucune parole. Mais il n’en eut pas moins offensé gravement une femme irritable et couru le risque de retourner contre lui la coalition même des états dont il venait d’invoquer le patronage. Que lui resterait-il alors ? Les promesses perfides de Frédéric et le mol appui de la France, qui ne passait pas en Allemagne pour soutenir très énergiquement ses alliée La seule pensée d’être réduit à une telle extrémité aurait fait frémir un cœur moins débile, et le fantôme de Charles VII, délaissé, bafoué, chassé de ses états, et finissant par mourir de misère et de terreur, était là devant tous les yeux comme un épouvantail fait pour détourner les ambitieux les plus téméraires de se lancer, à son exemple, dans une si périlleuse aventure. De plus, j’ai expliqué par quelle singulière capitulation de conscience Auguste III en était venu à se laisser gouverner à la fois par un ministre protestant, le comte de Brühl, et un confesseur jésuite, le père Guarini. Ce ménage mixte convenait assez au peuple saxon, qui ne partageait pas la foi religieuse de la famille régnante. Le protestant rassurait les sujets contre les atteintes que le souverain aurait pu porter à la liberté de leur culte, tandis que le confesseur calmait les scrupules du souverain lui-même sur les concessions qu’il devait faire à l’hérésie. Mais l’accommodement conviendrait-il autant à l’Allemagne tout entière, où les divisions religieuses, à peine assoupies, étaient toujours à fleur de terre, et où la moindre atteinte portée à l’équilibre très instable établi par la paix de Westphalie entre les diverses, confessions pouvait soulever des nuages ? De quel œil les états catholiques verraient- ils un disciple de Luther devenu l’alter ego du chef du saint-empire ? Et les protestans, à leur tour, se soucieraient-ils de rendre leurs hommages au pénitent d’un jésuite ? Le plus sûr, pour l’un comme pour l’autre des deux favoris, était de détourner un surcroît d’honneur qui, en relevant la dignité de leur maître, aurait compromis leur fortune et leur crédit personnels.

Si donc il eût été nécessaire de faire à l’offre de Valori une réponse catégorique et immédiate, nul doute que souverain et ministres n’eussent été d’accord pour repousser le calice à peine doré qu’on leur présentait. Mais la décision n’était en réalité pas si pressante : dans l’état de trouble de l’Allemagne, l’élection impériale ne pouvait avoir lieu avant quelques mois, peut-être avant la fin de l’année courante. D’ici là, qui pouvait savoir ce qu’amènerait la fortune des armes et les retours souvent imprévus de l’opinion publique ? Les peuples, lassés de la guerre, pouvaient, à un jour donné, jeter d’eux-mêmes les yeux sur un choix qui ne serait le triomphe d’aucun parti, mais au contraire un gage de conciliation et de paix. Marie-Thérèse elle-même, ou vaincue ou découragée, pouvait finir par s’y résigner, surtout si on réservait pour l’avenir au jeune archiduc son fils l’espoir d’obtenir la dignité qu’elle n’aurait pu conférer à son époux. Ce rôle d’arbitre accepté de tous et de médiateur suprême aurait sa grandeur, exempte de périls. On pouvait le laisser venir sans se compromettre, et sans se hâter d’y renoncer par avance. En attendant, le traité de Varsovie n’étant pas encore ratifié, la menace d’une candidature rivale dont on ferait peur à Marie-Thérèse pouvait aider à y introduire des stipulations nouvelles contenant, en faveur de la Saxe, des avantages nouveaux qu’on n’avait pas pu obtenir, ou qu’on n’avait pas osé demander. Dans de telles dispositions, la conduite d’Auguste aurait été concertée avec celle de Frédéric qu’elles n’auraient pas semblé plus exactement calquées l’une sur l’autre. Sans paraître ni séduit ni flatté, Auguste, d’un ton de désintéressement hautain, fit savoir que, bien que dépourvu lui-même de toute ambition personnelle et ne songeant qu’à finir en repos, en faisant le bonheur de ses sujets, il ne refuserait pas à se charger du fardeau écrasant de l’empire, s’il y était contraint par le vœu général et par le désir de servir à la paix commune. Mais il ne lui convenait de faire aucune démarche pour rechercher des suffrages, et celui du roi de Prusse moins que tout autre. Il avait contre son ancien allié trop de griefs légitimes pour que sa dignité lui permît de lui tendre le premier la main. Ses sujets, cruellement maltraités par la récente et brutale invasion de l’armée prussienne, ne lui pardonneraient pas d’oublier si vite la satisfaction due à leurs injures. C’était à la France, puisqu’elle avait la réconciliation à cœur, d’obtenir pour lui les réparations auxquelles il avait droit. On verrait ensuite à marcher d’accord. Dans une série d’entretiens répétés de jour en jour, et presque d’heure en heure, Valori ne put rien obtenir, ni du maître ni des serviteurs, que ces vagues protestations. La reine de Pologne seule paraissait par momens se laisser toucher par la pensée de porter elle-même la couronne qu’elle n’avait pu voir sans dépit sur la tête de sa sœur cadette de Bavière. Mais Brühl était d’une froideur dont rien ne pouvait rompre la glace, et Valori ayant essayé de le prendre par un genre d’argumens auxquels il passait pour n’être pas insensible : « N’essayez pas de me corrompre, s’écria-t-il avec indignation ; les bontés du roi, mon maître, ne me laissent rien à désirer. » Quant au père Guarini, il y alla plus franchement : « Le roi n’a rien à faire, dit-il, et pas à bouger, il n’y a d’autre empereur possible que lui : le grand-duc ne peut régner, car il n’est pas Allemand, il faudra donc bien qu’on vienne à nous[16]. »

Tant de raideur et de hauteur chez des gens ordinairement d’un naturel plus humble et moins inflexible étonnaient Valori, qui n’y voyait d’autre cause qu’un ressentiment aveugle contre le roi de Prusse et le désir de le perdre à tout prix. Les révélations de M. d’Arneth et les dépêches anglaises, qui (comme tout à l’heure celles de Prusse) servent de contre-partie et de commentaire à nos informations françaises, nous donnent, de l’attitude d’Auguste et de son conseil, une explication plus simple. Avant même que l’envoyé français fût arrivé à Dresde, comme on se doutait de ce qu’il apportait, et que d’ailleurs l’opinion publique se préoccupait déjà de l’ambition possible du roi de Pologne, un envoyé saxon était parti pour Vienne. Il y apportait les ratifications promises du traité de Varsovie, mais sous une condition nouvelle, à savoir qu’au cas où la fortune des armes rendrait à Marie-Thérèse la possession de la Silésie, cession devait être faite à la Saxe de trois duchés de cette province (ceux de Sagan, de Glogau et de Jauer), qui confinaient au territoire saxon, moyennant quoi on laissait entendre que toute prétention contraire à celle du grand-duc serait écartée, et que la voix saxonne lui serait assurée dans la diète électorale[17].

Si la proposition eût été acceptée avec autant d’empressement qu’elle était faite, il est possible que Valori eût emporté de Dresde, au lieu de promesses en l’air, un congé en bonne forme. Par bonheur, ou plutôt par malheur (car il eût été préférable d’être arrêté dès le premier pas dans une voie qui ne conduisait qu’à des déceptions), les offres de services conditionnelles de la Saxe vinrent échouer devant la résistance indignée de Marie-Thérèse. Ici encore, Frédéric jugeait bien en pensant que rien n’égalait l’exaltation causée à la hautaine princesse par la mort inopinée qui, en la délivrant d’un rival, semblait combler en sa faveur les bontés de la Providence. Pour le coup, la justice triomphait, et la moindre dérogation au droit n’était plus permise : le trône vacant lui appartenait, même avant l’élection, et sans avoir besoin de réclamer aucun concours. Elle se croyait déjà impératrice. A ses yeux, les jours de l’usurpateur étaient comptés, et l’antique patrimoine de sa famille lui paraissait rentré en sa possession ; ce serait un sacrilège d’en laisser une seconde fois sortir la moindre parcelle. Une altercation très vive eut lieu à ce sujet entre le ministre autrichien Uhlfeld et l’envoyé saxon, le comte de Loss. Le grand-duc lui-même vint déclarer que, la conscience de la reine étant engagée au maintien de la pragmatique sanction, tout ministre qui consentirait à un nouveau démembrement de l’héritage autrichien serait considéré comme un traître. « Que faire, écrivait à ce sujet, en plaisantant, le ministre anglais Robinson, de ces Autrichiens et de ces Saxons ? Ils ont tous deux des confesseurs ; mais ces confesseurs, à ce qu’il paraît, n’ont pas les mêmes règles pour les mêmes cas. Si la reine ne peut, en conscience, faire la promesse qu’on lui demande, et si sa conscience est bien dirigée, je ne vois pas comment le roi de Pologne peut, en conscience aussi, en faire la demande, s’il a, lui aussi, un bon directeur. Mais, d’après ce que je vois, la couronne impériale elle-même ne paraît pas ici suffisante pour compenser le sacrifice de trois petites couronnes ducales[18]. »

Le débat se prolongeant à Vienne, tout resta en suspens aussi à Dresde. Valori ne tarda pas à s’apercevoir qu’il ne gagnait rien à attendre, et dut reprendre, assez peu fier de son succès, le chemin de Berlin, où l’attendait Frédéric, très peu content lui-même des incertitudes prolongées du cabinet anglais. Le roi le laissa raconter sa déconvenue avec un sourire ironique sur les lèvres. Puis, quand le récit fut fini : « Je vois ce que c’est, dit-il en se levant, il veut être empereur sans que je m’en mêle ; je réponds bien que cela ne sera pas[19]. »

On voit à quel résultat aboutissait, dès le premier pas, le dessein politique auquel le cabinet français accordait étourdiment son patronage. Sa candidature préférée, n’étant prise au sérieux par personne, pas même par le principal intéressé, devenait tout simplement un instrument à double tranchant qui servait à engager deux négociations dirigées en sens contraire, mais toutes deux à l’insu et au détriment de la France. La France fournissait ainsi, à Berlin comme à Dresde, un moyen commode pour travailler contre ses intérêts en se servant et en se jouant d’elle. C’étaient les premières armes diplomatiques de d’Argenson : il y en eut rarement de plus malheureuses.


II

Aucune démarche n’étant encore publique, il était temps de revenir sur ses pas, et Valori en donnait à plusieurs reprises discrètement le conseil. Mais d’Argenson parut décidé non-seulement à ne pas le suivre, mais à ne pas même le comprendre. Persuadé qu’ayant longtemps réfléchi sur le cœur humain, il en connaissait tous les replis, il ne douta pas que derrière la réserve d’Auguste III se cachât une ambition secrète qui ne demandait qu’à être encouragée pour se produire au jour. Quelques mots de Valori sur les velléités qui avaient paru traverser un instant l’esprit de la reine, — l’attitude confiante du ministre saxon à Versailles, qui, fidèle au mot d’ordre du père Guarini, laissait volontiers entendre que tout le monde aurait besoin de son maître, et qu’on viendrait à lui sans qu’il eût besoin d’aller chercher personne, — ce furent là autant d’indices dans lesquels il crut voir ce qu’on n’osait pas dire tout haut, et, bien loin d’écouter aucun avertissement, ce fut lui qui crut pouvoir en remontrer à son agent et lui assurer qu’il avait mal jugé et trop vite désespéré de sa cause. « Il paraît clairement, lui écrivait-il (cet adverbe dut un peu étonner Valori), que le prince, la reine son épouse, sa famille et ses ministres sont touchés de l’ambition de la couronne impériale, et vous avez plus fait et vous nous avez fait plus connaître sur ce point que vous ne l’avez pensé vous-même. Dès qu’une fois ils se flattent de l’espoir séduisant de cette dignité, on peut compter que cet espoir, nourrissant les désirs et les faisant croître tous les jours, les engagera en même temps à en aplanir les obstacles, surtout quand ces obstacles ne sont que volontaires et fondés uniquement sur des vues de rancune et de ressentiment… Qu’il sera beau, dit-il encore, d’être à la fois empereur et pacificateur ! Le roi de Pologne n’a qu’à parler, il n’aura plus d’ennemis, il régnera par amour et non par la force des armes. » Enfin, à Chambrier, qui restait froid en face de tant d’optimisme : « Croyez-vous donc, lui disait-il, que le roi de Pologne renonce volontairement à être empereur ? Je ne le croirai pas que je ne le voie[20]. »

En conséquence, et pour achever la tâche que Valori, trop vite découragé, s’était trop pressé d’abandonner, d’Argenson décida de dépêcher coup sur coup deux nouveaux députés à Auguste III, d’abord le ministre qu’il envoyait en Russie, le comte de Saint- Severin, et à qui il recommanda de passer par Dresde, puis un envoyé spécial et devant y résider à demeure, le marquis de Vaulgrenant.

Mais ce n’étaient pas ses propres agens, obligés, quoi qu’ils pussent penser intérieurement, d’obéir sans répliquer, c’était Frédéric, plus rebelle à la persuasion, qu’il fallait convaincre de la bonne volonté, si douteuse, d’Auguste III. L’étiquette ne lui permettant pas de prendre l’initiative de correspondre directement avec Frédéric, ce fut Louis XV lui-même que d’Argenson décida à prendre la plume à deux reprises, mais en donnant aux lettres royales un tour si conforme à ses propres habitudes de style et à la recherche philosophique de sa pensée qu’on ne peut douter qu’il les ait à peu près textuellement dictées. « Par tout ce qui revient, dit le roi de France au roi de Prusse, le roi de Pologne est tenté de la couronne impériale ; il a bien reçu Valori : il n’a point rejeté ses offres ; mais nous n’avons dû ni désirer ni attendre qu’il passât subitement, avec la reine de Hongrie, de l’alliance à l’inimitié… Il est tenté, il succombera : sa famille et sa cour y concourent, ils l’exciteront chaque jour davantage : on cache avec soin ce qu’on désire. Laissons faire au temps et à la nature. Je ne laisserai pourtant pas la scène vide. A Valori succède Saint-Severin et à celui-ci Vaulgrenant. Nos ennemis sont avantageux ; c’est une marque de faiblesse ; en effet, nous leur sommes supérieurs de toutes parts. Il ne nous manque que la saison pour agir ; je ne l’ai jamais vue s’avancer avec tant de plaisir et d’impatience. Nous en profiterons, s’il plaît à Dieu, avec le courage et le bonheur que le ciel accorde à la bonne cause. Nous ne voulons qu’une paix modérée, qui prévienne la guerre à l’avenir et délivre le monde de ses tyrans. Si nous obtenons les plus grands succès, j’exige de Votre Majesté de se souvenir comme moi de la modération qu’elle a voulu apporter aux conditions de paix quand nous avons cru nos affaires moins bonnes. C’est le moyen de rendre nos peuples heureux et de nous mériter une réputation de vertu qui nous rende beaucoup plus forts que nos armes mêmes[21]. »

L’auteur de l’anti-Machiavel devait peut-être saluer son propre langage dans ces maximes de générosité politique, qu’on devait qualifier quelques années plus tard de philanthropiques et qu’aujourd’hui nous appellerions humanitaires ; mais s’il aimait encore s’en servir dans des documens publics et dans les occasions officielles, il y avait longtemps que, revenu des illusions de sa jeunesse, dans sa diplomatie confidentielle, il avait renoncé à en faire usage. Aussi, en les retrouvant si singulièrement placées dans la bouche de Louis XV, il dut reconnaître l’inspiration d’un disciple de Voltaire plus naïf que son maître, et j’imagine qu’il dut en légèrement sourire, à moins pourtant qu’il n’en fût très sérieusement impatienté. Il avait, en effet, quelque lieu de l’être, car, d’une part, sa négociation clandestine avec l’Angleterre, par des raisons sur lesquelles je ne vais pas tarder à revenir, avançait beaucoup moins vite qu’il ne l’avait espéré, et de l’autre, ses agens, bien mieux informés que les nôtres, lui avaient fait connaître sinon le texte, au moins l’esprit du traité signé par Auguste III à Varsovie. Devinant sur-le-champ ce qui en pouvait sortir, il ne se souciait nullement de faire rire à ses dépens en prenant trop ostensiblement fait et cause pour les prétentions d’un prince qui, peut-être à ce moment-là même, traitait avec ses ennemis de la conquête et du partage de ses états. Sa réponse adressée à Louis XV fut donc sèche et même assez maussade. Avec Valori, il s’expliqua cette fois plus franchement et laissa même, dans des boutades d’humeur, apercevoir le fond de sa pensée : « Ne voyez-vous pas, lui dit-il, que vous poursuivez une chimère ? Ces gens-là sont vendus à l’Autriche ; la Russie, d’ailleurs, ne permettra jamais que son voisin et son protégé se fasse empereur, et les Polonais ne se soucient pas davantage de grandir à ce point leur roi ; nos deux voix, d’ailleurs, ne feraient pas encore la majorité du collège électoral. Retournez à Dresde, si vous comptez toujours sur votre éloquence ; mais, quant à moi, je ne m’abaisserai pas à gueuser ainsi l’amitié du roi de Pologne. » Et, quelques jours après, revenant sur le même sujet, il ajoutait : « Lisez les relations de nos envoyés en Saxe, et si elles ne vous servent pas d’ellébore, je vous déclare incurable… Adieu, mon bon Valori, faites-vous saigner trois fois par jour, buvez beaucoup d’eau et prenez encore plus de poudre blanche pour vous guérir de la fièvre chaude que vous avez assurément[22]. »

Il n’aurait pas fallu, en vérité, beaucoup de perspicacité pour se douter que du moment où Frédéric ne prenait qu’un médiocre intérêt à une opération dont il jugeait le succès douteux, n’ayant pas l’habitude de laisser sa pensée inactive, il l’avait déjà tournée vers quelque autre adresse ; et le soupçon eût été d’autant plus naturel qu’au même moment le bruit des négociations occultes engagées par le cabinet prussien avec les puissances maritimes se répandait généralement en Europe et revenait par tous les échos de Londres, de La Haye, de Munich et même de Pétersbourg. Il n’en pouvait guère être autrement, aucun secret n’étant jamais longtemps gardé par des gouvernemens soumis aux conditions d’une large publicité, comme l’étaient déjà à cette époque ceux d’Angleterre et de Hollande. Les gazettes très bien informées de ces deux contrées ne pouvaient manquer de faire remarquer à leurs lecteurs les assiduités du ministre Andrié auprès de lord Harrington et du jeune Podewils, envoyé prussien à La Haye, auprès du pensionnaire et des principaux membres des états-généraux ; il n’en fallait pas davantage pour que le très habile chargé d’affaires que la France gardait encore en Hollande, l’abbé de La Ville, prenant l’éveil, surveillant de près et pressant de questions son collègue, remarquât son air contraint, ses discours embarrassés et entortillés, ses réponses insuffisantes, et signalât à Versailles tous ces indices d’une défection mal déguisée.

A ces indiscrétions inévitables s’en joignaient d’autres calculées, parties de Vienne même, où Marie-Thérèse, qu’il avait bien fallu informer des ouvertures de Frédéric et qui n’avait nulle envie d’y accéder, était, au contraire, très empressée de publier tout ce qui pouvait semer la discorde entre ses ennemis : elle y était, sous main, aidée par le roi George, qui, détestant plus que jamais son neveu, était de plus bien aise de contrecarrer les dispositions semi-pacifiques de ses ministres. Dans de telles conditions, si d’Argenson avait voulu tenir la preuve en main des manœuvres de Frédéric, il n’avait qu’à ouvrir l’oreille et à laisser venir les révélations qui frappaient en quelque sorte de tous les côtés aux portes de son cabinet. Il n’y avait pas jusqu’au ministre saxon, le comte de Brühl, qui, pendant qu’il tenait Valori à distance avec une réserve si hautaine, envoyait son secrétaire de légation à La Haye, auprès de l’abbé de La Ville, pour lui offrir de lui faire connaître le texte même des offres de Frédéric et lui demander si, au lieu de laisser renouveler la trahison de Breslau, il ne conviendrait pas mieux à la France d’user de légitimes représailles, en ne songeant plus qu’à ses propres intérêts et en abandonnant aux justes rigueurs du sort un homme qui faisait métier de tromper tout le monde. Cet émissaire secret ajoutait (et le fait n’était pas faux) que l’irritation et la méfiance étaient générales en Europe contre Frédéric depuis sa dernière équipée, et le prestige de ses armes très compromis par leur mauvais succès en Bohême ; que personne ne se souciait plus de traiter avec lui ; et il finissait par insinuer clairement que la France obtiendrait pour elle et ses protégés de bien meilleures conditions si, au lieu de s’obstiner à garder un si mauvais allié, elle laissait tomber une grandeur improvisée qui semblait ne s’être élevée que pour jeter le trouble chez tous les peuples. Pour la Silésie recouvrée que ne donnerait pas Marie-Thérèse[23] !

Je ne vais assurément pas jusqu’à dire qu’il eût été ni loyal ni prudent de se précipiter sur de telles ouvertures, et, changeant de voie sans réflexion, de tourner bride aussi brusquement qu’on s’était engagé ; mais l’offre d’être mis au courant des pratiques secrètes de Frédéric n’était pas à dédaigner, ne fût-ce que pour se mettre en garde contre toute surprise et être en droit de retrouver à l’occasion, à l’égard d’un allié si peu fidèle, toute sa liberté d’action. Inutile précaution, suivant d’Argenson, qui non-seulement ne voulait rien croire, mais rien écouter ; aux avis qui lui arrivaient de toutes parts, il fermait obstinément les yeux. Quand les indices suspects devenaient trop avérés et que l’inquiétude traversait un instant son esprit, il recourait pour la calmer à un moyen suivant lui infaillible. Il interrogeait directement le ministre de Prusse, Chambrier, ou faisait interroger Frédéric lui-même par Valori ; les réponses qu’il obtenait ne manquaient jamais d’être satisfaisantes. Si un courrier était parti en hâte de Berlin pour Londres par La Haye, c’était, s’empressait-on de lui dire, pour insister de nouveau sur la mise en liberté du maréchal de Belle-Isle. Si le jeune Podewils ou Andrié s’étaient entretenus trop longuement avec les ministres hollandais ou britannique, c’était pour sonder le terrain et voir quelles bases on pourrait offrir pour une paix générale. Pleinement satisfait, d’Argenson écrivait alors : « Le roi de Prusse ferait mieux sans doute de ne pas faire d’ouvertures à La Haye, pour la paix ; ce rôle nous conviendrait mieux qu’à lui ; mais une vérité qu’il faut avouer, c’est que les démarches qu’il a faites pour la paix n’ont point eu le caractère de défection, et qu’il a, au contraire, paru vouloir marcher dans la plus étroite union avec le roi. Il écrit très souvent à Sa Majesté ; ses lettres sont remplies d’assurances de la fidélité à ses engagemens. Il est vrai que la vivacité de ce prince lui fait embrasser toutes les idées qui se présentent à son esprit, et qu’en conséquence il donne ses ordres avec légèreté et pétulance, et que l’empressement de ses ministres à les exécuter peut exciter des soupçons. Désabusez-vous d’aucune trahison de la part de ce prince. » Comment, d’ailleurs, pourrait-il trahir, pensait d’Argenson, quand ses intérêts, la nécessité, la défaveur même dont il est l’objet, lui imposent l’obligation de rester uni avec la France ? — « Il se laisse emporter par le feu de son imagination et de ses inquiétudes, quand il autorise ses ministres à tâcher d’obtenir de toutes parts, sans la participation de ses alliés, quelque négociation qui puisse conduire à la paix ; mais comme toutes les cours paraissent se méfier de sa conduite et de ses principes, nous devons compter que son intérêt le ramènera toujours à être uni avec nous. Il ne faut donc jamais paraître douter de sa bonne foi et arborer, au contraire, un grand air de confiance. »

Quant à l’idée de profiter du discrédit momentané de Frédéric pour conclure, à son insu et à ses dépens, une paix plus avantageuse à la France, d’Argenson ne saurait la rejeter avec trop d’indignation. — « Il ne faut pas écouter ni même laisser parler sur ce sujet ; on me proposerait les Pays-Bas, s’écrie-t-il quelque part, que je croirais les payer trop cher à ce prix… Vous devez faire entendre clairement que Sa Majesté est bien résolue à ne point souffrir qu’on dépouille ce prince de ce qui lui a été cédé par son traité de Breslau, de juillet 1742, avec la reine de Hongrie, et que Sa Majesté céderait plutôt les plus chers intérêts de son royaume que de consentir à jamais permettre qu’on ôte à ce prince la Silésie et le comté de Glatz. Peu à peu, les hommes reviennent au vrai et à la raison, quand ils voient de grands obstacles à ce qui fait l’objet de leurs passions. Il faut donc espérer qu’avec un peu de temps les puissances intéressées à la paix reviendront de cette fureur aveugle contre le roi de Prusse. Plus elles se déclarent contre un prince qui a les mêmes ennemis que le roi, et qui ne se les est attirés que pour avoir embrassé conjointement avec lui la juste cause du feu empereur et de la maison de Bavière, et plus il est de la sagesse et de l’honneur de Sa Majesté de le soutenir avec toute l’ardeur la plus grande, et de s’y montrer aussi déterminée qu’elle a jamais pu le faire pour aucune autre vue d’état embrassée de sa part. C’est ce dont vous devez donner au roi de Prusse et à ses ministres, en toute occasion, les plus fortes assurances pour les convaincre qu’aucune raison ni considération ne pourra changer ni affaiblir les sentimens de Sa Majesté, et que nous sommes inattaquables sur toutes les mauvaises semences de soupçon qu’on nous jette de toutes parts pour nous diviser. »

Il faut se rappeler que c’était le moment même où Frédéric ne demandait que l’assurance d’un bon morceau pour se détacher de la France. D’Argenson dit à plusieurs reprises, dans ses mémoires, que sa maxime favorite était celle-ci : le roi de France aime mieux être trompé que de tromper. On ne peut disconvenir qu’il donnait dans cette occasion une forte preuve de cette préférence[24].

Et ce qu’il y a de plus singulier dans cet état d’esprit de d’Argenson, c’est qu’en même temps qu’il fermait ainsi obstinément l’oreille aux avis éclairés même de ses propres agens, il accordait sa confiance, presque sans réserve, à un confident qui n’y semblait pas naturellement appelé, car c’était le ministre que la Hollande, malgré son hostilité à peu près déclarée contre la France, entretenait encore à Paris. Il est vrai que ce ministre était toujours le brave docteur Van Hoey, dont j’ai eu, dans la série de ces études, plus d’une fois l’occasion de parler, ami fidèle de la France, où il était très aimé, et animé des intentions les plus pacifiques. Mais si ce digne homme était, par sa loyauté, par la simplicité de ses mœurs et ses sentimens de charité chrétienne, l’objet de l’estime générale, il était aussi, j’ai eu l’occasion de le dire, le point de mire de beaucoup de railleries. Voltaire l’appelait plaisamment le Platon de la Hollande à cause de son habitude de faire intervenir à tout propos, dans les négociations diplomatiques, des maximes philosophiques et des versets de l’Écriture sainte. Tout le monde l’aimait ; tout le monde souriait en parlant de lui. D’Argenson seul le prit tout à fait au sérieux ; et de fait, malgré la diversité de leurs croyances (Van Hoey était un chrétien zélé, tandis que d’Argenson était suspect de ce qu’on appelait alors le libertinage), une certaine ressemblance existait entre eux : c’était la même élévation de vues, mais aussi la même confiance dans la puissance absolue des principes et l’action des moyens moraux, la même facilité à juger des autres par soi-même et à ne douter jamais de la sincérité ni de ses alliés ni de ses adversaires. Aussi la plus tendre intimité ne tarda-t-elle pas à régner entre eux. Van Hoey, dans le billet de chaque jour, n’appelait jamais d’Argenson que son très cher marquis, et d’Argenson, en retour, poussait la confiance jusqu’à communiquer à Van Hoey toutes les pièces qu’il envoyait à La Haye à l’adresse des états-généraux, et à prendre parfois même et suivre son avis sur leur rédaction. Ils faisaient ensemble des plans de pacification qu’ils se chargeaient ensuite de faire agréer au-dessus et autour d’eux. Par malheur, Van Hoey était l’homme du monde le moins en mesure d’agir sur l’esprit de ses supérieurs, les politiques de Hollande doutant fort, non sans raison, de sa perspicacité, traitant ses vertueuses intentions de duperie, et mettant tous ses avis en quarantaine. Tout ce qui passait par son canal était condamné d’avance à La Haye. C’est ce dont l’abbé de La Ville avertissait discrètement son ministre, sans parvenir toutefois à le désabuser complètement. — « Rien n’est plus flatteur, écrivait-il, pour M. Van Hoey que les sentimens favorables dont Sa Majesté daigne l’honorer ; mais il est si cruellement discrédité dans ce pays-ci que des amis, s’il en conserve, tenteraient vainement de lui ménager la confiance de ses maîtres. Il a toujours eu raison dans le fond, mais il a constamment péché par la forme[25]. »

S’il était pourtant un lieu où il aurait fallu n’agir que par l’intermédiaire de gens avisés et ne faisant pas rire à leurs dépens, c’était à La Haye, où arrivait au même moment, chargé d’une mission mystérieuse, un connaisseur, très bon juge en fait de travers et de ridicule humain, et le dernier homme du monde à se payer de belles paroles. Ce n’était autre qu’un politique anglais qui a laissé un grand renom dans les lettres, le célèbre lord Chesterfield. On sait quelle place (assez semblable à celle de Mme de Sévigné parmi nous) tient dans la littérature anglaise ce grand seigneur devenu auteur classique, moins par le mérite de ses écrits proprement dits que par le goût délicat et par le tour exquis de son style épistolaire. Bien que l’insuffisance de ses talens oratoires ait toujours empêché Chesterfield de prétendre à figurer au premier rang sur la scène politique, il n’y jouait pas moins un rôle important. Il venait même de prendre une part active et presque décisive aux derniers conflits ministériels par un pamphlet dont tout le monde lui attribuait l’origine, et qui résumait, en termes mordans et sévères, les griefs de l’opinion britannique contre la politique de Carteret. La victoire remportée, on lui fit une part dans les dépouilles, en lui déférant (au grand déplaisir du roi, qui lui gardait rancune) la vice-royauté d’Irlande. Seulement, avant qu’il allât prendre possession de son gouvernement, il fut invité à remplir une mission diplomatique sur le continent. Il dut se rendre à La Haye pour exhorter les états-généraux à se montrer dans la campagne prochaine plus actifs et moins timides qu’ils n’avaient fait dans les années précédentes. Ses instructions lui prescrivaient de déterminer la république à augmenter son effectif militaire et naval et, par une déclaration de guerre officielle, à passer de l’état de simple auxiliaire à celui de partie belligérante et principale. Mais, derrière cette mission belliqueuse, le nom même et le caractère connu de l’envoyé faisaient supposer qu’une arrière-pensée pacifique était cachée. Chesterfield, en effet, avait fait de longs et fréquens séjours sur le continent, formant partout des relations étendues et affectueuses, et nulle part plus qu’à la cour de France, où il conservait de véritables et même de tendres amitiés : écrivant purement notre langue et la parlant sans accent, il restait Français d’habitude, sinon de cœur. La société française était à ses yeux un type de politesse et d’élégance, dont il accusait volontiers ses compatriotes, mal dégrossis, de ne pas sentir le charme, et dont il professait en toute occasion l’admiration et presque le culte. Malgré la guerre déclarée, il continuait à faire élever à Paris, sous la garde d’une dame du grand monde de ses amies, un fils très chéri, fruit des amours de sa jeunesse, uniquement pour lui faire apprendre les belles manières, espérance qui, pour le dire en passant, a été (comme on sait) complètement trompée. Ce parfait courtisan, cet honnête homme par excellence, ce grand-prêtre des grâces, comme on l’appelait, n’était donc rien moins qu’un foudre de guerre et ne ressemblait nullement à un missionnaire pressé de prêcher une croisade, surtout contre son pays de prédilection. Il était clair que tout en faisant un appel aux armes, il était homme, si des paroles de paix circulaient en l’air autour de lui, à les saisir au passage et à ne pas les laisser tomber à terre.

C’est ce qui fut compris tout de suite et plus encore à Berlin qu’ailleurs. Chesterfield n’était pas encore débarqué que le jeune Podewils avait déjà reçu l’ordre de se rendre auprès de lui avec une politesse empressée, afin de l’assurer de l’estime que le roi de Prusse professait « pour la beauté de son génie et le mérite de son caractère, et du désir qu’il éprouvait d’être de ses amis. » Puis, pour aller vite et droit en besogne, il devait ajouter que ce qui confirmait le roi dans ces sentimens, « c’était la connaissance qu’il avait de la manière de penser modérée et raisonnable du lord anglais sur les circonstances présentes ; » et enfin il lui était généralement recommandé de faire ces démarches avec assez de discrétion pour que l’envoyé de France n’en fît pas la remarque[26].

D’Argenson voyait et traitait les choses de plus haut. « Pour la première lettre que j’écrirai à M. de La Ville (dit-il, dans une de ses notes où il résumait d’avance pour lui-même sa propre pensée), il faut dire que milord Chesterfield, qui va arriver à La Haye, n’est point ennemi de la France, à ce qu’on m’assure ; au contraire, il est dans le système de nous allier à la nation britannique comme cela a été pendant la régence ; que cet Anglais est homme doux et raisonnable ; qu’on dit qu’il va à La Haye autant pour raisonner de la paix que pour forcer les états-généraux à nous déclarer la guerre ; que si ces notions sont vraies en tout ou en partie, M. l’abbé de La Ville pourrait se ménager quelque entretien particulier avec lui, en lui parlant comme de lui-même et par un zèle de cosmopolite ; examiner quels sont les moyens de la pacification générale ; l’amener insensiblement, en faisant parler ledit milord, à quelques articles faisant partie de ce que je lui ai écrit touchant la négociation avec le secrétaire de Saxe ; surtout qu’il s’étende sur les bonnes qualités du roi, sur ses qualités de justice, d’honneur et de bonté qui se développent tous les jours ; parlant aussi avantageusement du ministère qui ne cherche qu’à servir le roi, suivant ses véritables instructions, qui seraient de rendre son peuple heureux et de le faire aimer de ses voisins pendant un long règne, ce qui n’avait pas été ici depuis Henri IV[27]. »

En recevant ces instructions, La Ville dut se trouver (et il le laisse un peu voir dans ses réponses) assez en peine de les comprendre et plus encore de savoir qu’en faire. D’abord il n’était pas très aisé d’entrer, sans une mission expresse, en conversation avec Chesterfield, les relations officiellement hostiles des deux cours ne permettant au chargé d’affaires de France ni d’aller chercher ni d’attendre chez lui, pour une visite de politesse, un envoyé britannique. Il était moins facile encore de faire parler sans qu’il s’en aperçût un homme que sa bonne éducation et son parfait savoir-vivre préservaient des indiscrétions et des écarts auxquels un novice, moins fait aux usages du monde, aurait pu se laisser entraîner. Enfin, le plus embarrassant, c’était, si on réussissait à le faire causer, de n’avoir absolument rien à lui répondre. Or, en prescrivant à La Ville de se tenir sur le même terrain qu’avec le secrétaire de Saxe, à qui on avait refusé toute conversation, on lui interdisait de se prêter à l’ombre d’une transaction sur les deux sujets véritablement en question : l’élection du grand-duc et la réponse à faire aux demandes de Frédéric. Que lui restait-il alors en portefeuille ? Des généralités vagues et cosmopolites sur les avantages de la paix, et un panégyrique des vertus de Louis XV. Chesterfield était trop poli assurément pour se refuser à faire écho à de bonnes paroles qui, n’engageant à rien, ne menaient non plus nulle part. Mais après ?

Cependant, quand des gens d’esprit ont envie de causer ensemble, ils finissent toujours par en trouver l’occasion. C’était le cas de La Ville et de Chesterfield lui-même, qui, se rencontrant assez souvent en maison tierce, sentirent bientôt l’embarras de leur situation réciproque, et avaient au moins, chacun à part soi, l’envie de savoir si l’autre n’avait rien à lui dire. Ce fut La Ville qui fit naître la première occasion, en envoyant avec empressement à Chesterfield une lettre que la marquise de Mauconseil (la dame qui était chargée de l’éducation mondaine du jeune Stanhope) lui faisait passer par l’intermédiaire de la légation de France. Dès le lendemain, Chesterfield, voyant entrer La Ville dans un salon où il était en visite, s’approcha de lui pour lui faire ses remercîmens, en exprimant le regret de n’avoir pu aller les lui porter lui-même. « Je répondis, dit La Ville, que j’étais persuadé qu’il pouvait contribuer plus que personne à me remettre en liberté de lui rendre mes devoirs chez lui. » La glace ainsi rompue, Chesterfield, à son tour, dans une entrevue suivante, essaya de faire un pas de plus. « Il m’aborda, écrit encore La Ville, chez le prince de Nassau, et après m’avoir questionné quelque temps sur plusieurs personnes qu’il connaît en France, il me demanda s’il était vrai que le roi dût faire la campagne et se mettre bientôt à la tête de son armée en Flandre, et que le prince de Conti fût destiné à commander l’armée du Bas-Rhin. Je répondis que je n’étais en état ni d’autoriser ni de contre-dire ce qu’on débitait à cet égard, mais que je ne doutais pas que, puisqu’on obligeait Sa Majesté à continuer la guerre, elle n’employât toutes les forces pour procurer à ses alliés une paix équitable ; que je ne doutais pas non plus que le roi, animé des sentimens les plus respectables de justice et de bonté, ne fût prêt à mettre fin par une telle paix aux maux de tous les peuples. Lord Chesterfield parut m’ écouter avec beaucoup d’attention et de plaisir, et il me dit qu’il était bien à souhaiter qu’on pût parvenir à un accommodement ; mais il évita d’entrer dans aucun détail sur les moyens, et il ne m’entretint plus que de son goût personnel pour la France, le seul pays où il avait trouvé des mœurs douces et aimables, une société agréable et facile, et une manière de penser et de vivre qui, à son avis, donnait aux Français une supériorité sur toutes les autres nations[28]. »

C’était aussi insignifiant qu’aimable, mais La Ville, n’ayant apporté que des complimens, devait être plus ennuyé qu’étonné de s’en retourner payé dans la même monnaie ; d’Argenson n’en jugea pas de même, car il invita spécialement son envoyé à remercier le ministre anglais de sa bienveillance pour la France, et, comme preuve de ce bon vouloir, il le chargea de lui demander s’il ne pourrait pas s’employer à faire relâcher le maréchal de Belle-Isle. La Ville, charmé d’avoir un sujet (même un peu maigre) pour reprendre la conversation, ne manqua pas de s’acquitter de la commission dès sa première rencontre avec l’envoyé anglais, mais Chesterfield, qui, en le voyant s’avancer vers lui avec empressement, s’était attendu à quelque chose de mieux, fut visiblement désappointé… « Il me fut aisé de m’apercevoir, à la contenance du comte de Chesterfield, qu’il ne s’attendait pas à une pareille insinuation. Il me répondit avec beaucoup de politesse, mais froidement, que je concevais bien que cette affaire n’était pas de son ressort, que d’ailleurs elle avait déjà fait un grand éclat, qu’elle ne paraissait guère susceptible d’accommodement, surtout dans les circonstances du moment présent. — Je lui répliquai sur le même ton et en affectant la même indifférence, qu’à la vérité Sa Majesté britannique avait mis bien de l’humeur dans cette affaire, mais qu’il devait être persuadé que l’on était plus affligé qu’affaibli de la prise de M. le maréchal de Belle-Isle, au mérite duquel pourtant on rendait toute la justice qui lui était si légitimement due. Le lord Chesterfield répondit qu’il comprenait parfaitement que la privation d’un excellent sujet ne pouvait pas causer pendant longtemps un vide réel dans un royaume où le génie était certainement plus commun qu’ailleurs, et il ajouta obligeamment qu’il regardait comme le chef-d’œuvre de la nature un Français dont l’esprit naturel était cultivé par l’éducation et les connaissances acquises. Je tâchai de n’être point en reste de politesse et de complaisance avec ce ministre, et c’est par là que notre conversation se termina. »

La nuit porte conseil, et Chesterfield se repentit sans doute d’avoir tourné si court en écartant une demande qui pouvait servir d’entrée pour d’autres plus sérieuses. Aussi courut-il bientôt après ses paroles et remit-il lui-même, peu de jours après, l’affaire du maréchal de Belle-Isle sur le tapis : « Redites-moi donc, dit-il à La Ville, en le prenant à part, ce que vous m’avez dit hier ? » Et La Ville ayant renouvelé sa demande presque dans les mêmes termes, il l’accueillit cette fois avec beaucoup plus d’onction, assurant qu’il se chargerait avec plaisir d’une démarche qui témoignerait à la cour de France « les sentimens distingués de respect qu’il avait pour elle. » — « Mais Belle-Isle, ajouta-t-il, était l’auteur de la guerre qui troublait l’Europe, et que ne pourrait-on pas craindre de son caractère entreprenant et de ses vastes desseins, » si on le rendait à la liberté ? Là-dessus, nouvelles protestations de La Ville, affirmant qu’un génie aussi étendu et aussi souple que celui de Belle-Isle saurait servir les desseins du roi aussi bien pour rétablir la paix que pour conduire la guerre. — Vous parlez toujours d’accommodement, dit alors Chesterfield, et tout le monde le désire, l’Angleterre plus que tout autre, mais on ne fera pas un pas si on ne joint à ces assurances générales quelque chose de plus précis sur les conditions qui pourraient y conduire. — Le roi est prêt à tout entendre, répondit La Ville, déjà un peu gêné et se sentant serré de trop près ; il écoutera toutes les propositions qui pourront donner à ses alliés la satisfaction qui leur est due. — Mais, enfin, vous n’êtes pas apparemment sur ces satisfactions aussi exigeans que du vivant de l’empereur ? »

Cette fois, l’invite était claire, et si La Ville eût eu dans son jeu une carte pour y répondre, la partie était engagée. La question par excellence, celle du choix du futur empereur, était remise naturellement sur le tapis. Mais c’était sur ce point surtout que La Ville avait bouche close et ne le savait que trop : il se contenta de répliquer « qu’en effet les objets relatifs à la dignité impériale ne subsistaient plus depuis la mort de ce prince. » — « Nous en demeurâmes là, monseigneur ; ce ministre me promit de me communiquer la réponse qu’il recevrait de sa cour touchant M. de Belle-Isle[29]. »

Aucune réponse ne fut envoyée et la causerie ne fut pas même reprise. Chesterfield, ayant compris à qui il avait affaire et ce qu’il pouvait attendre de ce côté, se retourna naturellement d’un autre ; aussi n’y a-t-il pas lieu de s’étonner que, quelques années après, ayant occasion de faire, dans une lettre à son fils, allusion à un incident de sa mission à La Haye, il ait parlé de La Ville avec une bienveillance railleuse, en concluant par cette maxime de moralité mondaine à l’usage de son élève : « Quand un homme bien élevé, qui a une affaire à débattre, rencontre dans le monde son adversaire, il a deux manières de s’y prendre, ou de le regarder en face pour le terrasser, ou de se jouer de lui en le couvrant de fleurs. »

Ce n’était pourtant pas la faute de La Ville si l’envoyé prussien, bien moins gêné que lui dans ses allures, pourvu d’instructions plus nettes et muni d’argumens solides pour les défendre, avait pu aborder tout de suite le ministre anglais, et, au lieu de perdre le temps en passes d’armes inutiles, engager le débat et croiser le fer. Pour commencer, il avait du premier coup nettement établi son terrain. « Le roi, dit-il, n’a ni les intentions, ni surtout les liens avec la France qu’on lui suppose. Il ne désire que la tranquillité de l’empire, la libre élection du futur empereur, la conservation de son bien, tel que le traité de Breslau le lui a assuré, et la réparation des dommages qu’il a subis. » Puis, sachant d’avance que le grand reproche fait à son maître était d’avoir violé lui-même le traité qu’il invoquait et compromis la garantie du cabinet britannique, il s’efforça, à grands renforts de sophismes et de prétextes (dont une lettre autographe de Frédéric lui avait fourni une provision), de démontrer que l’invasion de la Bohême n’avait pas été un acte d’agression véritable, mais une précaution de défense légitime prise contre les vues menaçantes et les pièges de la politique autrichienne. « J’entends, dit Chesterfield en souriant ; en réalité, vous demandez tout et vous n’offrez rien, car la Silésie n’est plus à vous depuis que vous avez vous-même déchiré le traité qui vous la donnait. Je doute fort en effet (et Grotius, s’il revenait au monde, penserait, j’en suis sûr, comme moi) que des craintes bien ou mal fondées, des rumeurs plus ou moins certaines, puissent servir de raison suffisante pour entrer à main armée chez le voisin. Les traités les plus solennels ne seraient que des chiffons de papier si de tels motifs autorisaient à les rompre. » — « Je lui dis tout cela, écrivait lord Chesterfield lui-même, en prenant soin de rester aimable et même respectueux dans mon langage, de manière à le faire parler sans crainte, et je reste convaincu que, si on garantit au roi de Prusse la Silésie, il ne demande au fond pas autre chose[30]. »

Frédéric, relevant la balle, répondit courrier par courrier : « Je laisse aux rhéteurs et aux jurisconsultes à disputer sur les mots et à décider qui a été l’agresseur, de la reine de Hongrie ou moi. Il n’y a pas de roi de Prusse qui n’eût fait comme moi… Et dans tout contrat, quand tout l’avantage est d’un côté et rien de l’autre, la disparate rompt l’engagement. Faites donc savoir à lord Chesterfield, avec toute la politesse imaginable,., que si je trouve toutes les portes fermées en Angleterre, je mettrai mes ressources dans l’alliance de la France, dans les conjonctures qui peuvent changer en ma faveur, et dans mon courage… Mais priez-le de croire que je n’en estimerais pas moins sa personne en combattant ses principes[31]. »

Voilà parler, et c’est ainsi qu’on mène une affaire quand on sait ce qu’on veut et où l’on va. Chesterfield n’eût-il été que juge des coups et spectateur désintéressé, que, recevant ainsi, en partie double, les confidences de deux alliés dont l’un était visiblement la dupe de l’autre, il eût donné la palme de l’habileté, sinon de la loyauté, au moins scrupuleux des joueurs. Mais de plus, ayant tout intérêt à rompre l’alliance de la France et de la Prusse, il était tout simple qu’il se rapprochât de celle des deux parties qui offrait elle-même de se détacher à des conditions qui n’avaient rien d’excessif. Aussi, à partir de ce moment, se dit-il, sans plus d’hésitation, non-seulement l’intermédiaire, mais l’avocat, auprès de ses collègues, des demandes de Frédéric, et il en eût assuré le succès si le roi d’Angleterre (plus passionné que jamais, comme je l’ai dit, contre son neveu) n’eût opposé une résistance dont lui-même, très mal noté dans la pensée royale, était moins que tout autre en mesure de triompher. Un instant, cependant, on put croire que le coup était fait, et que le ministre anglais à Vienne allait être chargé de promettre à Marie-Thérèse la voix électorale de Brandebourg pour le grand-duc, en échange de l’abandon de toute idée de recouvrer la Silésie. Tout paraissait convenu, et déjà Frédéric s’inquiétait de savoir comment il insinuerait l’affaire au roi de France ; mais, à ce moment même, un événement qu’on pouvait prévoir, mais qui devançait et dépassait l’attente commune, vint porter à un si haut degré la confiance déjà très exaltée de la reine qu’on ne pouvait plus lui proposer, avec une chance de succès, la plus modeste concession. « La couronne impériale sans la Silésie, avait-elle répondu à la première insinuation qui lui fut faite dans ce sens, ne vaudrait pas la peine d’être portée[32]. » Chesterfield se borna alors à faire venir chez lui le ministre prussien et à lui déclarer que, toute sa bonne volonté devenant inutile, il ne pouvait qu’engager son maître à songer à ses propres intérêts et à se mettre promptement en défense, en attendant que ses amis de Londres trouvassent une occasion favorable pour le servir.

Cet incident, qui fermait pour le moment l’ère des négociations, c’était la capitulation du jeune électeur de Bavière, qui, en se rendant à l’Autriche à discrétion, lui livrait la suprématie sur toute l’Allemagne méridionale, et ne laissait plus même à la France un prétexte légal pour lui disputer le terrain. C’est ce que je dois maintenant exposer brièvement[33].


DUC DE BROGLIE.

  1. Voyez la Revue du 15 avril et du 1er mai.
  2. Journal de d’Argenson, t. IV, p. 135-137.
  3. Mémoires et Journal de d’Argenson, t. IV, p. 247-261.
  4. Correspondance d’ Allemagne. — Diète de Francfort, décembre 1744. (Ministère des affaires étrangères.)
  5. Voir les lettres de d’Argenson à Valori, à Chavigny, à Lanoue, ministre résident auprès de la diète de Francfort, 27, 28 et 29 janvier 1745. — (Correspondance de Prusse, de Bavière et d’Allemagne. — Ministère des affaires étrangères.) — Chambrier à Frédéric, 29 janvier 1745.
    Toutes ces pièces attestent que la plus grande incertitude régnait en ce moment dans l’esprit de d’Argenson sur le parti à prendre par suite de la mort de Charles VII et de la vacance de l’empire. À la vérité, Flassan, dans l’Histoire générale de la diplomatie française, ouvrage justement estimé, insère une pièce qu’il attribue à d’Argenson et dont il résulterait que ce ministre aurait proposé au roi d’abandonner à peu près complètement l’attaque des Pays-Bas pour concentrer toutes ses forces sur l’Allemagne, où il aurait conduit lui-même une expédition afin d’empêcher l’élection du grand-duc. — (Flassan, t. II, p. 244 et suiv.) La plupart des historiens ont adopté de confiance l’assertion de Flassan, et présenté d’Argenson comme ayant à cette époque donné un conseil hardi que Louis XV, suivant eux, eut le tort de ne pas suivre. J’ai vainement cherché aux archives des affaires étrangères une trace quelconque de la pièce donnée par Flassan. M. E. Zévort, dans sa complète et curieuse étude sur le marquis d’Argenson, que j’ai souvent consultée avec profit, ne me paraît pas avoir été plus heureux que moi, car il ne mentionne même pas ce document, qu’il n’aurait certainement pas négligé s’il l’avait rencontré. Je suis loin de dire cependant que la pièce n’ait jamais existé : la plus grande partie des papiers laissés par d’Argenson a péri, comme on sait, dans l’incendie de la Bibliothèque du Louvre [où ils étaient déposés) en 1871, et c’est là sans doute que Flassan l’avait trouvée, ainsi que d’autres documens qu’il cite et qui ont également disparu. Mais ce qui prouve qu’en la rédigeant d’Argenson n’y attachait lui-même que peu d’importance, et qu’il n’y faut voir qu’une des différentes phases par lesquelles son esprit passa dans ce moment critique sans pouvoir s’attacher à aucune idée fixe, c’est qu’il n’en fait aucune mention lui-même dans ses mémoires, et que, notamment, il n’y est question nulle part d’un projet d’expédition à conduire en Allemagne sous le commandement du roi. L’idée d’envoyer le roi au fond de l’Allemagne après les malheurs de l’année précédente, et avec les souvenirs que ces épreuves avaient laissés, était tellement étrange que, si elle fut réellement présentée au conseil, elle dut exciter un véritable soulèvement et ne put obtenir l’honneur même d’un instant de discussion.
  6. Note de d’Argenson, 20 janvier 1745. — (Correspondance d’Allemagne, diète de Francfort. — Ministère des affaires étrangères.)
  7. Note de d’Argenson, février 1745. — (Correspondance de Bavière. — Ministère des affaires étrangères.) — Cette note n’est pas comme les autres de la main même du ministre : mais il n’est pas douteux qu’elle vienne de lui, puisqu’il y est parlé des ordres qu’il a reçus du roi.
  8. Frédéric à Louis XV, 26 janvier 1745. — Pol. Corr., t. IV, p. 21.
  9. Frédéric à Louis XV, 30 janvier, 6 février 1747. — Pol. Corr., t. IV, p. 34-35.
  10. Valori à d’Argenson, 31 Janvier 1745. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)
  11. Frédéric à Podewils et à Andrié, 26-27 janvier 1745. — Pol. Corr., t. IV, p. 26-27.
  12. D’Argenson à Valori, 29 et 31 janvier 1745. — Valori à d’Argenson, 17 mars et 3 avril 1745. C’est dans ces deux dernières dépêches, postérieures de quelques semaines à la première mission de Valori, que cet envoyé rapporte les propos des ministres prussiens ; mais il les donne comme la suite et le résumé de plusieurs conversations antérieures. La pensée de Frédéric se trouve, d’ailleurs, dans une lettre de lui à Chambrier, 2 mars 1745. (Ministère des affaires étrangères.)
  13. Pol. Corr., 10 février 1745, t. IV, p. 41. — Mémoire intitulé : Réponse qu’on peut faire au marquis d’Argenson. — Valori à d’Argenson, 9 février 1745. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.) — Dans une lettre à ses ministres, Borck et Podewils (Pol. Corr., t. IV, p. 75), Frédéric dit expressément : « Je sais de science certaine que les Français ont eu notre chiffre et que Valori a des espions dans la chancellerie.
  14. Courten à d’Argenson, 15 février 1745. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)
  15. Frédéric à Andrié, 19 février, à Podewils, 21 février 1745. — Pol. Corr., t. II, p. 55-58.
  16. Valori à d’Argenson, 17-26 février 1745. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)— D’Arneth, t. IV, p. 30 et suiv. Cet historien croit que Brühl se montrait favorable à la candidature du roi de Pologne. Les dépêches françaises assurent le contraire. — Mémoires de Valori, t. I, p. 212 et suiv. Je ne sais pourquoi ce diplomate, dans ses mémoires, se montre beaucoup plus confiant que dans sa correspondance, dans la sincérité de Frédéric. « Ce prince, dit-il, voulait de bonne foi le roi de Pologne pour empereur. » Ses lettres n’expriment, au contraire, que la méfiance.
  17. D’Arneth, t. IV, p. 33. — Robinson à Harrington et à Villiers, ministre d’Angleterre à Dresde, 3-20 février 1745. (Correspondance de Vienne. — Record Office.) Voir aussi Dépêche d’Erizzo, ambassadeur de Venise, 26 février 1745.
  18. Robinson à Villiers, 20 février 1745. Lettre particulière, 21 février. (Correspondance de Vienne. — Record Office.)
  19. Valori à d’Argenson, 27 février 1745. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)
  20. D’Argenson à Valori, 1er-5 mars 1745. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.) — Chambrier à Frédéric, 15 mars 1745 — Flassan, Histoire de la diplomatie française, t. V, p. 200 et suiv., donne encore, à cette date du mois de mars 1745, l’extrait de plusieurs pièces que je n’ai pas trouvées au ministère des affaires étrangères. C’est en premier lieu un mémoire du marquis d’Argenson adressé au roi de Pologne pour indiquer les conditions auxquelles la France consentirait à la paix et engager Auguste III à se joindre à elle pour les obtenir, en lui promettant en même temps d’appuyer sa candidature à l’empire. Viennent ensuite deux réponses évasives d’Auguste III et une seconde dépêche plus pressante de d’Argenson. Toutes ces pièces ont dû être communiquées, soit par le maréchal de Saxe à son frère, soit par d’Argenson lui-même au ministre de Saxe à Versailles. J’ignore encore ici de quelle source M. Flassan les tenait ; aussi ai-je hésité à m’en servir, bien que je reconnaisse qu’elles présentent un grand caractère d’authenticité. Les lettres de d’Argenson en particulier ont bien le cachet particulier de son style et de son tour d’esprit.
  21. Louis XV à Frédéric, 6-15 mais 1745. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)
  22. Frédéric à Louis XV, 20 février, 14 mars 1745 ; — à Valori, 3-9 avril 1745. — Pol. Corr., t. IV, p. 60, 79, 102, 116.
  23. La Ville à d’Argenton, 16 février, 5-9-12 mars 1745 (Correspondance de Hollande. — Ministère des affaires étrangères.) — Latouche, agent secret à Londres, 12-19-25 février, 2 mars 1745. (Correspondance d’Angleterre. — Ministère des affaires étrangères.) — Les ouvertures de l’agent saxon avaient même précédé la mort de l’empereur. — Les dépêches de l’ambassadeur de Venise à Vienne font voir que les offres de Frédéric étaient publiques dans cette cour, comme aussi le refus de Marie-Thérèse d’y accéder. 16-17 mars 1745.
  24. D’Argenson à La Ville et à Valori, 12 février, 4, 14, 15, 20 mars 1745. (Correspondance de Prusse et de Hollande. — Ministère des affaires étrangères.)
  25. Van Hoey à d’Argenson, 15 décembre 1744, 19 mars 1745. — La Ville à d’Argenson, 20 avril 1745 et suiv. (Correspondance de Hollande. — Ministère des affaires étrangères.)
  26. Pol. Corr., t. IV, p. 15-19-20. — Frédéric à Podewils, 18-21 Janvier 1745. Comme on le voit par ces dates, les avances de Frédéric à Chesterfield avaient même devancé la mort de l’empereur.
  27. Note de d’Argenson, 3 février 1745. (Correspondance de Hollande. — Ministère des affaires étrangères.)
  28. La Ville à d’Argenson, 23 février 1745. (Correspondance de Hollande. — Ministère des affaires étrangères.)
  29. La Ville à d’Argenson, 30 mars 1745. (Correspondance de Hollande. — Ministère des affaires étrangères.)
  30. Chesterfield à Harrington. (Correspondance de Hollande. — Record Office. — Frédéric à Podewils, 22 février 1745. Pol. Corr., t. IV, p. 44-47.
  31. Frédéric à Podewils, 21 février 1745. Pol. Corr., t. IV, p. 67-69.
  32. Robinson à Carteret, 12 avril 1745. (Correspondance de Vienne. — Record office.)
  33. Frédéric à Podewils, 2 avril 1745. Pol. Corr., p. 98-101. — Histoire de mon temps, chap. XI. — On ne trouve pas de trace dans les correspondances du conseil donné par Chesterfield par l’intermédiaire du jeune Podewils. C’est Frédéric qui le mentionne dans son histoire. Il impute l’impuissance de Chesterfield seulement aux engagemens du traité de Varsovie, mais les correspondances de Chesterfield lui-même avec Harrington (Record Office) indiquent l’effet considérable produit à ce moment par la soumission de l’électeur de Bavière, à laquelle on ne s’attendait plus, les conditions exigées par l’Autriche ayant paru trop dures pour pouvoir être acceptées.