La Semaine de Mai/Chapitre 34

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Maurice Dreyfous (p. 213-217).


XXXIV

LE CHÂTELET

Dans cette terrible semaine, rien ne fut comparable à la cour martiale du Châtelet. Seule, elle suffirait pour rendre à tout jamais exécrable le souvenir de la répression.

L’histoire s’étonnera que de telles horreurs aient pu s’étaler à la lumière, en plein dix-neuvième siècle, au cœur de Paris, se continuer plusieurs jours avec une sorte de régularité officielle, et réunir sur une place publique des milliers de spectateurs, sans que le gouvernement arrêtât la tuerie qui se faisait en son nom, sans qu’un mot, un seul petit mot fût prononcé à la tribune française, sans même qu’on parût, dans les années qui suivirent, en avoir conservé la mémoire.

Pour la cour martiale du Châtelet, les documents abondent ; le Siècle et le Gaulois du 29 mai, la Patrie et le Figaro du 30, les Débats du 31, notamment, décrivent le féroce tribunal. M. l’abbé Vidieu, vicaire à Saint-Roch, qui a publié en 1876 une Histoire de la Commune de Paris, y donne, à titre de témoin oculaire, les détails les plus précis sur cet affreux abattoir. Enfin, le procès de la Lanterne, en faisant connaître les circonstances de la mort de Villain, a rappelé la cour du Châtelet à tous les souvenirs. J’ai eu de plus des documents et des renseignements inédits qui me permettent de compléter le triste tableau des massacres du Châtelet.

Il ne s’agit plus ici d’exécutions isolées comme au Luxembourg ; c’est par fournées que les victimes sont envoyées à l’abattoir.

J’en trouve la preuve dans les Débats du 31 mai :

« De temps à autre on voit sortir une bande de quinze à vingt individus, composée de gardes nationaux, de civils, de femmes, d’enfants de quinze à seize ans, pris les armes à la main et dont la participation active est clairement établie par des témoignages non équivoques. Ces individus sont des condamnés à mort. »

Passons maintenant à M. l’abbé Vidieu, vicaire de Saint-Roch :

« Les condamnés sortaient du théâtre par groupes de vingt à quarante, escortés par les soldats… Arrivés à la caserne, la porte s’ouvrait et se refermait sur la fournée, c’est le mot qu’employait la foule très nombreuse sur tout le parcours : puis on entendait des feux de peloton suivis de coups de feu précipités : c’était la fournée qui tombait !… »

Le Standard, le journal conservateur anglais, publie une dépêche de l’agence Reuter, disant, à propos des cours martiales du Châtelet, du Champ-de-Mars et du parc Monceau

« Des fournées de cinquante et cent insurgés sont à la fois passées par les armes. »

Enfin, un témoin m’écrit que le 28 mai, en deux heures, à partir de deux heures de l’après-midi, il a vu sortir du Châtelet six convois pour Versailles, et autant pour la caserne Lobau.

Des groupes de quinze à vingt condamnés, disent les Débats, de vingt à quarante, dit l’abbé Vidieu, et cela de temps à autre !… Il y a encore à Paris des centaines de personnes qui ont vu ces lugubres processions de condamnés : elles peuvent dire que l’appréciation de l’abbé Vidieu n’a rien d’exagéré, au contraire.

Or, la cour martiale du Châtelet était déjà en fonctions le mercredi ; c’est le mardi seulement qu’elle a cessé de condamner. Elle siégeait jour et nuit. Comment calculer le chiffre des morts ? On est modéré en affirmant qu’il faut les compter par centaines. D’après un propos qui m’a été rapporté, on se serait vanté d’en avoir fusillé là deux ou trois mille. C’est le chiffre qui fut indiqué à la porte de la caserne, à un témoin qui m’écrit : « Là, j’ai entendu dire à un monsieur décoré qu’on en avait fusillé au moins trois mille. » Il y avait des pièces et des listes au Luxembourg ; j’ignore s’il y en avait au Châtelet. À coup sûr, comme on le verra plus tard, l’autorité militaire, dans la suite, a toujours prétendu n’avoir aucun moyen de retrouver le nom d’aucune victime. Était-elle sincère, ou voulait-elle empêcher qu’on n’apprît le plus léger détail sur les victimes du Châtelet ? C’est ce qu’il est encore aujourd’hui impossible de savoir.

Un homme a laissé son nom attaché à la cour martiale du Châtelet : le colonel de la garde nationale Vabre.

M. Vabre est un ancien sous-officier de l’armée ; il donna sa démission de bonne heure et s’établit marchand de charbon, route d’Asnières, au coin du pont. On dit que ses affaires prospérèrent et qu’il avait amassé quelque bien quand arriva le 4 septembre.

Quand on constitua la garde nationale, il se fit élire chef d’un bataillon à Clichy, le 34e. Au 31 octobre, il accourut à l’Hôtel-de-Ville, et sut si bien se faire valoir par l’ardeur de son zèle, qu’il se fît nommer commandant de l’Hôtel-de-Ville. On m’assure que c’est le général Ducrot qui le recommanda ; il était digne de cette recommandation. C’est ainsi qu’il devint colonel.

Ceux qui ont connu l’Hôtel-de-Ville à la fin du siège, se rappellent le colonel Vabre comme un des hommes qui semblaient le plus impatients, au temps de la guerre prussienne, d’avoir l’occasion de frapper sur les Parisiens. Aussi fut-il décoré à la fin du siège. C’est lui qui commandait quand, la veille de la capitulation, les mobiles bretons balayèrent la place à coups de fusil. Le 18 mars, il reçut l’ordre de se replier sur Versailles, où il passa le temps de la guerre civile. Rentré dans Paris avec l’armée, il prit une inoubliable revanche.

On sait déjà, on verra encore ce qu’il fit de la prétendue cour martiale qu’il présidait. Ses glorieux services furent récompensés d’une éclatante façon. Un an après, il devenait officier de la Légion d’honneur. C’était un avancement singulièrement rapide. En un an, il franchissait les deux premiers grades de l’ordre.

La commission d’enquête, présidée par M. Daru, a tenu à entendre son témoignage ; ce n’était pas, bien entendu, pour savoir ce qui s’était passé au Châtelet (il n’en fut pas question).

On raconte que M. Vabre, après ces tristes événements fut poursuivi par les hideux souvenirs du massacre, par d’impitoyables hallucinations ; que, retourné dans son pays, à Rodez, il dut le quitter devant l’accueil qui lui fut fait ; qu’ayant été pris à partie par un journal de Toulouse pour ses exploits du Châtelet, il menaça le gouvernement de se défendre et de représenter l’ordre de service qui lui avait été donné à titre de grand prévôt, par M. Thiers. C’est alors qu’il aurait été nommé officier de la Légion d’honneur.

Depuis lors, il fait valoir ses capitaux.

Le colonel Vabre était assisté par des officiers de l’armée. Il résulte notamment d’un des récits qui suivront, que, dans la nuit du 28 au 29, la cour martiale avait été présidée par le capitaine de gendarmerie S******, lequel fut envoyé en Corse aussitôt après les événements. La police semble avoir été mêlée à l’armée dans ce tribunal. Le journal la Lanterne, lors des incidents de son procès, s’est dit en mesure de maintenir, contre toutes les dénégations, qu’il y avait deux officiers de paix.

Tout un coin de Paris était rempli par l’horreur du massacre du Châtelet.

Au théâtre même, on amenait les prisonniers, on les jugeait.

Les condamnés étaient menés, les mains liées, à la caserne Lobau.

Les cadavres étaient rapportés, par fourgons, au square Saint-Jacques-la-Boucherie.

L’encombrement des cadavres, la foule amassée partout et couvrant d’insultes les victimes, le passage de convois des prisonniers les mains liées, le sang qui coulait à flots dans la Seine, le Théâtre-Lyrique, l’Hôtel-de-Ville, la rue de Rivoli en flammes : voilà quel était, là, le lendemain de la guerre civile.

Il faut tracer dans tous ses détails le tableau que présentait l’abattoir du Châtelet.