La Semaine de Mai/Chapitre 35

La bibliothèque libre.
Maurice Dreyfous (p. 217-225).


XXXV

LE CHÂTELET
(suite)

On connaît la façade du Châtelet, ce spécimen de l’architecture haussmannienne : elle est creusée de deux portiques profonds, l’un au rez-de-chaussée, sur lequel s’ouvrent les portes d’entrée, l’autre au premier étage, formant promenoir devant le foyer du public. Le mercredi, il y avait eu dans ce théâtre un commencement d’incendie qui avait été rapidement éteint. Les flammes, qui dévoraient en face la maison de Weber et de Mozart, avaient épargné la scène vouée aux féeries et aux drames militaires, où les dernières générations de l’empire ont entendu chanter la romance : Ôte donc tes pieds d’là.

Dans les derniers jours de la semaine de Mai (du mercredi 24 au lundi 29), on donnait au Châtelet un spectacle différent, mais qui n’attirait pas moins les curieux. Une foule serrée grouillait et criait sur la place. Des municipaux à cheval (comme pour les grandes représentations de l’Opéra ou des Français) contenaient la multitude du poitrail de leurs montures et dégageaient le large trottoir qui entoure le théâtre. Sur ce trottoir, on voyait stationner et se promener des officiers, des soldats, des policiers. Quelques officiers étaient assis sur des chaises. La porte était gardée par un agent de la sûreté, de grande taille et de mine patibulaire, l’arme au bras, le pistolet à la ceinture, une bande tricolore au képi.

Des prisonniers arrivaient à chaque instant.

C’était un va-et-vient continuel, tantôt des convois nombreux, tantôt des hommes isolés.

Il y avait de tout dans les malheureux que les détachements de troupes amenaient. L’abbé Vidieu y note « des gardes nationaux, des hommes en blouse, des femmes des faubourgs, des cantinières, des enfants déguenillés ». Ajoutez les passants arrêtés dans les rues, les gens arrêtés dans leurs maisons, les blessés ou les malades d’une ambulance évacuée sur la cour martiale. On en amenait de tout Paris, depuis le quartier des Champs-Élysées jusqu’au faubourg Saint-Antoine.

Il leur fallait traverser la foule pour arriver jusqu’à la porte : au milieu de quelles huées, de quelles insultes, de quelles menaces, de quels cris de mort ! le lecteur le devine. La Patrie du 30 mai parle en termes curieux de cet accueil fait aux prisonniers : « Leur mise et leur démarche excitent le mépris et l’indignation de la foule prête à se ruer sur eux. C’est à grand’peine que les soldats de l’escorte peuvent contenir quelques-uns des assistants qui veulent se précipiter sur ces misérables. » Que dites vous de cette indignation excitée par des mises et des démarches ?

Les prisonniers, une fois entrés dans le théâtre, n’étaient pas soustraits pour cela aux cris furieux de la multitude. Ils attendaient leur tour sur la terrasse couverte du premier étage. On les voyait d’en bas reparaître au balcon du promenoir. Si, alors, ils étaient soustraits aux voies de fait, les clameurs les poursuivaient jusque-là, comme pour les désigner aux rigueurs de la cour martiale. La meute, restée à la porte, aboyait encore après le gibier placé hors de sa portée.

L’abbé Vidieu décrit ainsi la scène :

« Quand on les voyait se promenant sur la terrasse, ils étaient l’objet des malédictions de la foule qui stationnait sur la place du Châtelet.

» Ces cris de réprobation, il faut bien le dire, étaient loin de déconcerter les insurgés qui portaient haut la tête. Cette attitude était surtout remarquable chez les combattants, et leurs réponses provocantes ne s’harmonisaient que trop avec le cynisme de leur physionomie : « Nous avons perdu les deux premières parties, celle de juin 1848 et celle de mai 1871 ; mais nos arrière-neveux gagneront la troisième. »

Quelque confiance que nous ayons dans la parole du vicaire de Saint-Roch, nous avons quelque peine à croire que les prisonniers, à moins d’avoir des porte-voix, répondissent par un exposé de principes, du balcon du foyer, qui est très haut, à la foule massée sur la place ; et tous ceux qui ont passé devant le Châtelet partageront nos doutes.

La Patrie dit simplement qu’on regardait les prisonniers sur leur terrasse, comme on regarde les bêtes féroces au Jardin des Plantes.

Le tribunal siégeait dans le foyer, très vaste et assez nu, placé derrière le promenoir. Il jugeait au bruit des clameurs du dehors.

Parmi tous les lieux de massacre qui existaient alors dans Paris, celui-là était l’abattoir central. D’autres étaient établis par le caprice d’un officier supérieur, d’autres par la volonté d’un chef de corps : celui-là semble avoir été voulu, institué par le gouvernement lui-même. M. Vabre, dans les journaux du temps, est appelé le « grand prévôt ». Il serait venu là, d’après un renseignement que j’ai déjà cité, avec un ordre de M. Thiers lui-même. L’autorité civile reconnaissait cet étrange tribunal. M. Ansart y envoyait un homme qu’il voulait faire… juger. La police faisait régulièrement le service du Châtelet. C’est ce qui ressort du procès de la Lanterne (interrogatoire des témoins).

M. Péréal, brigadier-chef de la brigade de sûreté, dépose :

« Je fus envoyé avec trente-cinq hommes au Châtelet. »

Et il avait déjà indiqué quel avait été son rôle : « J’ai vu exécuter Villain. » Donc il conduisait les prisonniers du tribunal au lieu d’exécution, — ce qu’indique du reste cette autre réponse ; « En rentrant au Châtelet j’ai demandé au colonel Favre ou Barre ce qu’un nommé Villain avait fait, etc. »

L’abbé Vidieu assure naïvement que « les jugements de la cour martiale n’étaient prononcés qu’en parfaite connaissance de cause ». Il faut croire alors que les juges étaient singulièrement perspicaces. Les prisonniers étaient amenés par centaines, ils étaient envoyés à la mort par vingtaines. C’est dire combien l’instruction était expéditive, le procès brusqué, la défense abrégée, et l’arrêt vite rendu. Pas de papiers, pas de témoins ; pour discussion, les quelques mots que pouvaient placer un malheureux épouvanté entre de brutales questions. Rien de si étrange que les chefs d’accusation. On amena là une femme dont le seul crime était d’être la concierge d’Édouard Lockroy ! Elle jurait qu’elle n’avait rien fait.

— Mais, lui dit la cour, vous remettez ses lettres à M. Lockroy[1].

Par exception, on voulut bien ne pas punir ce crime de la peine capitale. En revanche, voici quelques-uns des jugements rendus « en parfaite connaissance de cause ».

Villain travaillait à éteindre l’incendie de la préfecture de police. M. Ansart ordonne à deux pompiers de le conduire au Châtelet. Que prétendait savoir M. Ansart ? Qu’une rumeur vague accusait Villain d’être un des incendiaires. Que savaient les pompiers ? Que M. Ansart leur avait ordonné d’arrêter Villain. Que savait la cour prévôtale ? Ce que les pompiers avaient pu lui dire… Et le soir, Villain était exécuté.

On amène au Châtelet tous les blessés d’une ambulance. Quel est leur crime ? Leur blessure. Elle fait supposer qu’ils se sont battus. Mais beaucoup de Parisiens, tout à fait étrangers au combat, ont été atteints par accident, en se risquant trop tôt dans les rues. — Peu importe. Tous les blessés sont exécutés, et dans leur nombre, un malheureux qui était à l’ambulance, non pour une blessure, mais pour une maladie.

La cour du Châtelet est impitoyable surtout pour les étrangers. « Dans la liste des individus condamnés samedi, figurait surtout un nombre considérable d’étrangers, » dit un journal conservateur de province du 1er juin, citant un journal de Paris. Et M. Garcin dit dans sa déposition : « Tous ceux qui étaient Italiens, Polonais, Hollandais, Allemands étaient fusillés. » Or, on me cite l’exemple d’un homme hostile à la Commune, arrêté chez son patron, condamné à mort le vendredi ; il avait un nom étranger, Eyth. Et je raconterai l’histoire de ce libraire hollandais, arrêté avec sa femme rue de Rivoli, et exécuté, parce qu’il avait cent cinquante mille francs sur lui.

Exécuté aussi, après jugement au Châtelet, M. Lancaster, l’un des petits locataires de la maison où M. le marquis de Forbin-Janson dénonça et fit arrêter tous ses voisins.

Exécuté après jugement au Châtelet, M. V****, chapelier, rue Saint-Honoré, fournisseur de l’armée, victime d’une délation qui n’avait d’autre cause qu’une haine particulière.

Et peut s’en fallut que M. Fine, horloger, n’eût le même sort. Un confrère, un rival, M. G***, le dénonça six fois, le fit six fois conduire au Châtelet, en disant qu’il était membre de la Commune ! Heureusement, M. Fine avait obtenu un certificat d’un officier supérieur qui habitait la maison ; plus tard, il traduisit le dénonciateur devant la justice et le fit condamner à 2,500 francs de dommages-intérêts.

C’est ainsi que les vengeances particulière, les soupçons les plus absurdes, une blessure, un nom ou un accent exotique, que sais-je encore ? amenaient au foyer du Châtelet, par fournées, les malheureux qu’en quelques minutes leur trouble, leur émotion, un caprice de juge, au milieu des clameurs féroces de la foule, faisaient, par fournées aussi, envoyer à la mort.

Au Châtelet comme au Luxembourg, le tribunal évitait d’appeler la mort par son nom…

Un des plus féroces parents et lieutenants de Mehemet-Ali, envoyé par le despote égyptien dans le Haut-Nil, avait trouvé pour les ordres de tuerie un ingénieux synonyme. Quand il voulait se débarrasser d’un homme, il disait : « Menez-le au juge d’instruction. » Le juge d’instruction était un canon à la bouche duquel on liait le malheureux : puis on tirait.

M. Vabre avait une expression différente, mais aussi ingénieuse. Il ne disait pas « le juge d’instruction », mais « la brigade ». — Le journal la Nation française, du 1er juin, écrit :

« Quand le grand prévôt dit ces mots : transférez à la brigade, l’accusé n’a plus qu’à recommander son âme à Dieu. Il ignore cependant généralement ce que ces mots signifient et n’apprend son sort qu’en entrant dans la cour de la caserne. »

Le Gaulois du 29 mai fournit un renseignement de plus :

« Après le jugement, le président les fait passer par la porte de droite ou par celle de gauche, suivant leur degré de culpabilité.

» Ceux qui sortent par la porte de droite sont dirigés sur Versailles, dans les convois de prisonniers conduits à Satory.

» Ceux qui sortent par la porte de gauche sont entraînés à la caserne Lobau et immédiatement fusillés. »

À la porte du Châtelet, la locution changeait : les soldats appelaient les prisonniers, suivant qu’ils étaient condamnés à mort ou provisoirement épargnés, les « voyageurs pour Lobau » ou les « voyageurs pour Satory ». (Figaro du 30 mai.)

Laissons, pour le moment, les « voyageurs pour Satory » (nous les retrouverons plus tard), et suivons les « voyageurs pour Lobau ». On les attache « deux à deux par le poignet » (l’abbé Vidieu). Puis le convoi se dirige par les quais vers l’abattoir. « Ils marchent deux par deux, escortés par un peloton de chasseurs à pied. Une escouade de chasseurs ouvre et ferme la marche » (les Débats du 31 mai). On devine que la foule ne leur épargne pas les injures sur leur passage.

Un témoin m’adresse une lettre où il décrit en ces termes le spectacle que présentaient les convois de prisonniers :

« Le 28 mai 1871, à deux heures de l’après-midi, j’étais en face du Châtelet. J’ai vu en deux heures sortir six convois pour Versailles et autant pour la caserne Lobau. J’ai vu dans tous ces convois beaucoup de jeunes filles ou de jeunes femmes. La foule qui stationnait là était composée d’hommes en blouse bleue et de femmes en mouchoir sur la tête. Tous ces gens hurlaient sur le passage des prisonniers.

« J’ai vu sortir de la cour martiale six enfants conduits par quatre sergents de ville. L’aîné des enfants avait à peine douze ans, le plus jeune à peine six ans. Les pauvres petits pleuraient en passant au milieu de la baie formée par ces misérables… « À mort ! À mort ! » criaient ces bêtes fauves, « cela ferait des insurgés plus tard. »

» Le plus petit des enfants était nu-pieds dans des sabots, n’avait que son pantalon et sa chemise, et pleurait à chaudes larmes.

» Je les ai vus entrer à la caserne Lobau. Au moment où la porte se referma sur eux, j’ai dit : c’est un crime de tuer des enfants. Je n’ai eu que le temps de me sauver, sans quoi j’allais au Châtelet comme tant d’autres. »

  1. M. Édouard Lockroy a publié dernièrement dans le Rappel le fait, qu’il m’avait raconté dès 1871.