La Semaine de Mai/Chapitre 36

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Maurice Dreyfous (p. 225-231).


XXXVI

LE CHÂTELET. — CASERNE LOBAU. — SQUARE SAINT-JACQUES.

Quand les convois de condamnés étaient arrivés à la caserne, la porte de métal s’ouvrait pour les recevoir, puis se refermait sur eux.

Aussitôt la fusillade partait.

Je voudrais pouvoir douter de ce qui suit : mais j’ai reçu, des côtés les plus divers, des témoignages concordants ; ce qui se passait dans l’intérieur de la caserne, une fois les portes fermées, ce n’était pas une exécution, c’était une chasse. La configuration des lieux aurait rendu fort difficile, à cause du ricochet des balles, des exécutions collectives aussi nombreuses dans les conditions ordinaires. On ne s’amusait pas à aligner les condamnés contre le mur ; comment faire ? il y en avait quelquefois quarante d’une même fournée. On lâchait les prisonniers dans la cour, et les exécuteurs les tiraient en quelque sorte au vol.

Tandis que les malheureux se répandaient pêle-mêle, à l’improviste, des feux de peloton éclataient, frappaient dans le tas. La plupart tombaient ; mais le hasard des balles avait épargné des victimes ; quelques-unes, atteintes, se débattaient, se relevaient avec effort, d’autres couraient çà et là : de nouveaux coups de feu les attrapaient au bond. Tirés en hâte, la plupart, sans doute, manquaient le but. On visait mieux : à la fin, tous étaient à terre, dans le sang, les agonisants parmi les cadavres… tout allait pêle-mêle dans le même tombereau.

M. l’abbé Vidieu, vicaire de Saint-Roch, n’a garde de raconter une telle scène : d’ailleurs il restait à la porte : mais les indications qu’il donne laissent deviner la vérité. Voici ce qu’il dit :

« La porte s’ouvrait et se refermait sur la fournée… puis on entendait des feux de peloton suivis de coups de feu précipités ; c’était la fournée qui tombait. »

Ces « feux de peloton suivis de coups de feu précipités », qu’est-ce, sinon le bruit de la chasse entendu du dehors ?

Eh bien !… qui le croirait ?… là encore, il y avait un aumônier ; oui, il y avait un prêtre qui avait accepté un rôle dans cette boucherie ; — un prêtre qui préparait les victimes au massacre par l’absolution ; — un prêtre qui mettait le visa de l’Évangile sur cette tuerie infâme ; — un prêtre qui administrait ses frères en Jésus-Christ avant de les envoyer dans le vol épars des balles ; — un prêtre qui portait la croix sur la poitrine, et qui pataugeait, le jupon retroussé, dans le sang de l’abattoir !

Rappelez-vous que l’on a fusillé à la caserne Lobau cinq jours de suite.

La tuerie était encore une curiosité fort courue. Par malheur, on ne pouvait pas entrer ; tout se passait les portes closes : la foule était réduite à voir arriver les condamnés, à entendre du dehors le bruit de l’exécution, et à regarder sortir les cadavres. Mais, si incomplet qu’il fût, le spectacle attirait beaucoup de monde. On m’a même assuré que des bancs étaient installés en vue de l’entrée de la caserne, et qu’on y louait des places.

Un écrivain de premier ordre, artiste fort désintéressé des choses de la politique, et plutôt porté vers les partis monarchiques par ses relations et par ses origines, a vu par hasard cette scène hideuse, et l’a décrite à un de nos amis, avec ce don d’observation exacte, ce sens profond du détail pittoresque et vrai, qui caractérisent son rare talent. Il est revenu de là plein d’horreur.

Il avait vu les condamnés entrer : il avait entendu la déchirante explosion de la fusillade, qui faisait bondir et vibrer, avec une sonorité sourde et profonde, les plaques de métal des portes ; puis, au bout de quelques secondes, comme d’une source intermittente, un flot de sang frais, dégagé par le conduit de la cour, traçait un filet rouge dans le ruisseau de la rue. Enfin, la porte se rouvrait et M. l’aumônier paraissait, son parapluie à la main, le sang clapotant dans ses souliers.

C’est probablement de cet abattoir que venait le flot rouge qui courait dans les eaux du fleuve sans s’y mélanger. « On voyait hier sur la Seine, dit la Petite Presse (citée par la Politique du 31 mai 1871), une longue traînée de sang suivant le fil de l’eau, et passant sous la deuxième arche du côté, des Tuileries. Cette traînée de sang ne discontinuait pas. »

L’indication de la deuxième arche du côté des Tuileries correspond exactement à la situation de la caserne Lobau. À cette date, le combat étant fini, l’endroit le plus proche d’où ce sang pût venir était l’abattoir voisin de l’Hôtel-de-Ville.

Je raconterai prochainement l’histoire d’une des victimes fusillées à la caserne Lobau d’après un très dramatique récit manuscrit que le docteur Robinet a bien voulu me communiquer. J’y vois qu’un ami de la famille du fusillé alla deux fois à la caserne chercher à recueillir quelques renseignements. La seconde fois, c’était le mardi 30, la cour martiale ne siégeait plus, la porte de la caserne était ouverte ; il vit dans la cour, des soldats, les pantalons relevés, éponger le sol au milieu d’une mare de sang.

Après chaque exécution, comme je l’ai dit, on débarrassait la cour des cadavres « qu’on enterrait provisoirement, dit l’abbé Vidieu, sur les berges de la Seine, dans les squares, un peu partout ». — C’est le square Saint-Jacques-la-Boucherie qui recevait le plus gros contingent. Le Châtelet, la caserne Lobau, le square Saint-Jacques formaient les trois étapes des victimes. Le square était digne du théâtre et de la caserne.

On y creusait de vastes tranchées, où les corps étaient jetés en désordre. « Ce sont, dit le Siècle du 29 mai, des soldats du génie, aidés de travailleurs civils, qui sont chargés de cette lugubre besogne. On estime à plus de mille le nombre des cadavres qui ont déjà été enterrés à cet endroit. »

Les grilles étaient closes : des factionnaires se promenaient devant les portes. Quand on s’approchait, le spectacle était hideux. — Le printemps se mêlait à toutes les horreurs de la guerre civile ; et l’on sait avec quelle magnificence il éclate dans ces bouquets d’arbustes précieux, dans ces touffes magnifiques de fleurs et de feuillages exotiques, qui rendent si coquets les jardins de Paris ; toute cette verdure resplendissante de mai était saccagée ; des branchages cassés, avec leurs parures nouvelles pendaient au-dessus des fosses. On entrevoyait, sous l’épaisseur de la végétation, parmi les floraisons et les feuillées, les plates-bandes étrangement soulevées, des pieds mal recouverts, des bras vêtus de manches d’uniformes avec des mains couleur de cire poussant sinistrement hors du sol, des faces putréfiées aux yeux fixes et morts se haussant hors de terre. Tout ce renouveau était hideusement hanté : une odeur asphyxiante de décomposition humaine étouffait les parfums du printemps, et soulevait le cœur des passants ; — et quand la nuit apaisait, autour du square, la grosse rumeur de Paris, on entendait sortir du milieu des verdures, des murmures affreux, des gémissements étouffés… Car, on s’était bien pressé de vider les tombereaux, et plus d’un vivait et râlait encore, dans la fosse commune.

On croit peut-être que j’exagère ? lisez les journaux du temps :

« Qui ne se rappelle, s’il l’a vu, ne fût-ce que pendant quelques minutes, le square, non, le charnier de la tour Saint-Jacques ? Là, on avait enseveli, sous une mince couche de terre, des cadavres ramassés au hasard, et, quand on avait le temps, on reprenait les cadavres dans un fourgon. »

(Temps, du 28 mai.)

« Ce qui épouvantait le regard, c’était le spectacle que présentait la tour Saint-Jacques. Les grilles en étaient closes, des sentinelles s’y promenaient. Des rameaux déchirés pendaient aux arbres, et partout de grandes fosses ouvraient le gazon et creusaient les massifs.

» Du milieu de ces trous humides, fraîchement remués par la pioche, sortaient çà et là des têtes et des bras, des pieds et des mains. Des profils de cadavres s’apercevaient à fleur de terre, vêtus de l’uniforme de la garde nationale : c’était hideux… une odeur fort écœurante sortait de ce jardin. Par instant, à certaines places, elle devenait fétide. Des tapissières attendaient leur horrible chargement. »

(Moniteur universel du 1er juin.)

« Au square de la tour Saint-Jacques, les ensevelissements ont été comme partout très hâtivement faits, et souvent aux heures nocturnes, on a vu deux bras qui sortaient de terre.

» La peur a gagné quelques habitants, et les légendes commencent à circuler relativement aux cris, aux gémissements que couvrent les bruits du jour, mais que la nuit aurait permis d’entendre. Des hommes incomplètement tués et jetés avec l’amas des morts dans les fosses communes, auraient lutté dans une terrible agonie sans être secourus. »

(Le Figaro du 8 juin citant le Temps.)

Le Standard, tout conservateur qu’il est, dit dans une correspondance du 8 juin :

« Le Temps, qui est un journal prudent et non enclin à publier des nouvelles à sensation, raconte une terrible histoire de personnes imparfaitement fusillées et enterrées avant que la vie n’ait complètement disparu.

» Que beaucoup de blessés aient été enterrés vivants, je n’ai là-dessus aucun doute. »

Le même journal (no du 31 mai, correspondance datée du 28 mai) dit :

« Les prisonniers sont emmenés par fournées à de certaines places d’exécutions désignées d’avance. Une de ces places est l’École-Militaire ; une autre, la caserne Napoléon, située immédiatement derrière l’Hôtel-de-Ville.

» Un des hommes employés à cette besogne m’a fourni quelques renseignements que je veux croire exagérés. Il m’a dit qu’à la caserne Napoléon, depuis la dernière nuit, cinq cents personnes ont été exécutées, et que la cour est remplie de sang et de cadavres. Pour entraîner les prisonniers à marcher sans faire résistance, on leur dit qu’ils vont à Versailles, et c’est seulement quand ils arrivent sur le lieu d’exécution et voient le sang et les cadavres, qu’ils s’aperçoivent que leur dernière heure est arrivée. Parmi eux, il y a invariablement des femmes et des enfants qui pleurent et demandent grâce : mais tous sont poussés en avant et immédiatement massacrés. »

M. Maxime Ducamp prétend, t. II, pièces justificatives, que, dans les trois squares des Batignolles, du Temple et Saint-Jacques réunis, on n’a enterré en tout que soixante-deux cadavres.

M. Maxime Ducamp tient ce renseignement de la police.