La Société mourante et l’Anarchie/1

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Tresse & Stock (p. 1-12).

LA
SOCIÉTÉ MOURANTE
ET
L’ANARCHIE

I

L’IDÉE ANARCHISTE ET SES
DÉVELOPPEMENTS


Anarchie veut dire négation de l’autorité. Or, l’autorité prétend légitimer son existence sur la nécessité de défendre les institutions sociales : Famille, Religion, Propriété, etc., et elle a créé une foule de rouages, pour assurer son exercice et sa sanction. Les principaux sont : la Loi, la Magistrature, l’Armée, le Pouvoir législatif, exécutif, etc. De sorte que, forcée de répondre à tout, l’idée d’anarchie a dû s’attaquer à tous les préjugés sociaux, se pénétrer à fond de toutes les connaissances humaines, afin de démontrer que ses conceptions étaient conformes à la nature physiologique et psychologique de l’homme, adéquates à l’observance des lois naturelles, tandis que l’organisation actuelle était établie à l’encontre de toute logique, de tout bon sens, ce qui fait que nos sociétés sont instables, bouleversées par les révolutions, occasionnées elles-mêmes par les haines accumulées de ceux qui sont broyés par des institutions arbitraires.

Donc, en combattant l’autorité, il a fallu aux anarchistes attaquer toutes les institutions dont le Pouvoir s’est créé le défenseur, dont il cherche à démontrer la nécessité pour légitimer sa propre existence.


Le cadre des idées anarchistes s’est donc agrandi. Parti d’une simple négation politique, l’anarchiste a dû attaquer aussi les préjugés économiques et sociaux, trouver une formule qui, tout en niant l’appropriation individuelle, base de l’ordre économique actuel, affirmât, en même temps, des aspirations sur l’organisation future, et le mot : Communisme, vint, tout naturellement prendre, place à côté du mot anarchie.

Nous verrons plus loin que certains abstracteurs de quintessence ont voulu prétendre, en affirmant que du moment qu’anarchie signifiait complète expansion de l’individualité, que les mots anarchie et communisme hurlaient d’être accolés ensemble. Nous démontrerons, à l’encontre de cette insinuation, que l’individualité ne peut se développer que dans la communauté ; que cette dernière ne saurait exister que si la première évolue librement, et qu’elles se complètent l’une par l’autre.


C’est cette diversité de questions à attaquer et à résoudre qui a fait le succès des idées anarchistes et a contribué à leur rapide expansion : si bien que, lancées par un groupe d’inconnus, sans moyens de propagande, elles envahissent aujourd’hui, avec plus ou moins de succès, les sciences, les arts et la littérature.

La haine de l’autorité, les revendications sociales datent de loin ; elles commencent aussitôt que l’homme a pu se rendre compte qu’on l’opprimait. Mais par combien de phases et de systèmes a-t-il fallu que passe l’idée pour arriver à se concréter sous sa forme actuelle ?


C’est Rabelais qui, un des premiers, en formule l’intuition en décrivant la vie de l’abbaye de Thélèmes, mais combien obscure elle est encore ; combien peu il la croit applicable à la société entière, puisque l’entrée de la communauté est réservée à une minorité de privilégiés, servis par une domesticité attachée à leur personne.

En 93, on parle bien des anarchistes. Jacques Roux et les enragés nous paraissent être ceux qui ont vu le plus clair dans la Révolution et ont le mieux cherché à la faire tourner au profit du peuple. Aussi, les historiens bourgeois les ont-ils laissés dans l’ombre ; leur histoire est encore à faire ; les documents, enfouis dans les archives et les bibliothèques, attendent encore celui qui aura le temps et le courage de les déterrer pour les mettre au jour et nous révéler le secret de choses bien incompréhensibles encore, pour nous, dans cette période tragique de l’histoire. Nous ne pouvons donc formuler aucune appréciation sur leur programme.

Il faut arriver à Proudhon pour voir l’anarchie se poser en adversaire de l’autorité et du pouvoir et commencer à prendre corps. Mais ce n’est encore qu’une ennemie théorique ; en pratique, dans son organisation sociale, Proudhon laisse subsister, sous des noms différents, les rouages administratifs qui sont l’essence même du gouvernement. L’anarchie arrive jusqu’à la fin de l’empire sous la forme d’un vague mutuellisme qui vient sombrer, en France, aux premières années qui suivent la Commune, dans le mouvement dévoyé et dévoyeur des associations coopératives de production et de consommation.

Mais, bien avant d’aboutir à cette solution impuissante, un rameau s’était détaché de l’arbre naissant. L’Internationale avait donné naissance, en Suisse, à la Fédération Jurassienne où Bakounine propageait l’idée de Proudhon : l’Anarchie, ennemie de l’autorité, mais en la développant, en l’élargissant, en lui faisant faire corps avec les revendications sociales.


C’est de cette époque que date la véritable éclosion du mouvement anarchiste actuel. Certes, bien des préjugés existaient encore, bien des illogismes se faisaient jour dans les idées émises. L’organisation propagandiste contenait encore bien des germes d’autoritarisme, bien des éléments survivaient de la conception autoritaire, mais qu’importe ! le mouvement était lancé, l’idée grandit, s’épura et devint de plus en plus précise. Et lorsque, il y a à peine treize ans, l’anarchie s’affirmait en France, au congrès du Centre, quoique bien faible encore, quoique cette affirmation ne fût que le fait d’une infime minorité et qu’elle eût contre elle non seulement les satisfaits de l’ordre social actuel, mais encore ces pseudo-révolutionnaires qui ne voient, dans les réclamations populaires, qu’un moyen de grimper au pouvoir, l’idée avait en elle-même assez de force d’expansion pour arriver à s’implanter, sans aucun moyen de propagande, autre que la bonne volonté de ses adhérents, assez de vigueur pour amener les soutiens du régime capitaliste à l’injurier, la persécuter, les gens de bonne foi à la discuter, ce qui est une preuve de force et de vitalité.

Aussi, malgré la croisade de tous ceux qui, à un degré quelconque, peuvent se considérer comme les meneurs d’une des diverses fractions de l’opinion publique, malgré les calomnies, malgré les excommunications, malgré les condamnations, malgré la prison, l’idée d’anarchie a fait son chemin. Des groupes se fondent, des organes de propagande sont créés en France, en Belgique, en Italie, en Espagne, en Portugal, en Hollande, en Angleterre, en Norvège, en Amérique, en Australie, en langue slave, en allemand, en hébreu, en tchèque, en arménien, un peu partout, un peu en tous les idiomes.

Mais, chose plus importante, du petit groupe de mécontents où elles s’étaient formulées, les idées anarchistes ont irradié dans toutes les classes de la société. Elles se sont infiltrées partout où l’homme déploie son activité cérébrale. Les arts, la science, la littérature, sont imprégnés des idées nouvelles et leur servent de véhicule.

Ces idées ont commencé d’abord en formules inconscientes, en aspirations mal définies, bien souvent boutades plutôt que convictions réelles. Aujourd’hui, non seulement, on formule des aspirations anarchistes, mais on sait que c’est l’anarchie que l’on répand et on y pose crânement l’étiquette.


Les anarchistes ne sont donc plus les seuls à trouver que tout est mauvais, et à désirer un changement. Ces plaintes, ces aspirations sont formulées par ceux-là mêmes qui se croient les défenseurs de l’ordre capitaliste. Bien plus, on commence à sentir que l’on ne doit plus se borner aux vœux stériles, mais que l’on doit travailler à la réalisation de ce que l’on demande ; on commence à comprendre et à acclamer l’action, la propagande par le fait, c’est-à-dire que, comparaison faite des jouissances que doit apporter la satisfaction d’agir comme l’on pense et des ennuis que l’on doit éprouver de la violation d’une loi sociale, on tâche, de plus en plus, de conformer sa manière de vivre à sa manière de concevoir les choses, selon le degré de résistance que le tempérament particulier peut offrir aux persécutions de la vindicte sociale.


Si les idées anarchistes ont pu se développer avec cette force et cette rapidité, c’est que, tout en venant en travers des idées reçues, des préjugés établis, tout en effarouchant, au premier exposé, les individus auxquels elles s’adressaient, elles répondaient, par contre, à leurs sentiments secrets, à des aspirations mal définies. Sous une forme concrète, elles apportaient, à l’Humanité, cet idéal de bien-être et de liberté qu’elle avait à peine osé ébaucher dans ses rêves d’espérance :

Elles effarouchaient, de prime abord, les contradicteurs parce qu’elles prêchaient la haine ou le mépris de nombre d’institutions que l’on croyait nécessaires à la vie de la société. Parce qu’elles démontraient, contrairement aux idées reçues, que ces institutions sont mauvaises, de par leur essence et non parce qu’elles sont aux mains d’individus faibles ou méchants. Elles venaient apprendre aux foules que, non seulement, il ne faut pas se contenter de changer les individus au pouvoir, de modifier partiellement les institutions qui nous régissent, mais qu’il faut avant tout détruire ce qui rend les hommes mauvais, ce qui fait qu’une minorité peut se servir des forces sociales pour opprimer la majorité ; que ce que jusqu’ici on avait pris pour les causes du mal dont souffre l’Humanité n’était que les effets d’un mal bien plus profond encore, qu’il fallait s’attaquer aux bases mêmes, de la société.

Or, nous l’avons vu en commençant, la base de la société, c’est l’appropriation individuelle. L’autorité n’a qu’une seule raison d’être : la défense du Capital. Famille, bureaucratie, armée, magistrature découlent directement de la Propriété individuelle. Le travail des anarchistes a donc été de démontrer l’iniquité de l’accaparement du sol et des produits du travail des générations passées par une minorité d’oisifs, de saper l’autorité en la démontrant nuisible au développement humain, en mettant à nu son rôle de protectrice des privilégiés, en montrant l’inanité des principes à la faveur desquels elle légitimait ses institutions.


Ce qui contribuait à éloigner des idées anarchistes les intrigants et les ambitieux, fut aussi ce qui devait amener les penseurs à les étudier et à se demander ce qu’elles apportaient : c’est qu’elles ne laissaient aucune place aux préoccupations personnelles, aux ambitions mesquines, et ne pouvaient, en rien, servir de marchepied à ceux qui ne voient dans les réclamations des travailleurs qu’un moyen de se tailler une part dans les rangs des exploiteurs.

Les papillons de la politique n’ont rien à faire dans les rangs anarchistes. Peu ou pas de places pour les petites vanités personnelles, pas de cortèges de candidatures ouvrant carrière à toutes les espérances, à toutes les palinodies.

Dans les partis politiques et socialistes autoritaires, un ambitieux peut amener sa « conversion » par des gradations insensibles ; on ne s’aperçoit qu’il a tourné que bien longtemps après que la conversion est accomplie. Chez les anarchistes cela est impossible, car celui qui consentirait à accepter une place quelconque dans la société actuelle, après avoir démontré que tous ceux qui sont en place ne peuvent y rester qu’à condition d’être les défenseurs du système existant, celui-là encourrait en même temps l’épithète de renégat, car il ne pourrait avoir aucun semblant de raison pour justifier son « évolution ».

Ainsi ce qui provoquait les haines des intrigants, éveillait en même temps l’esprit d’investigation des hommes de bonne foi, et ceci explique les progrès rapides de l’idée anarchiste.


Que répondre, en effet, à des gens qui vous démontrent que si vous voulez que vos affaires soient bien faites, vous devez les faire vous-mêmes, et ne déléguer personne à cet effet ? Que reprocher à des hommes qui vous font voir que si vous voulez être libres, il ne faut commettre personne à vous diriger ? Que répondre à ceux qui vous montrent les causes des maux dont vous souffrez, vous en indiquent le remède, et ne s’en font pas les dispensateurs, ayant bien soin, au contraire, de faire comprendre aux individus que eux seuls, eux-mêmes sont aptes à comprendre ce qui leur convient, juges de ce qu’ils doivent éviter.

Des idées assez fortes pour inspirer à des individus une conviction qui les fait lutter et souffrir pour leur propagation, sans en rien attendre directement, aux yeux des hommes sincères méritaient d’être étudiées et c’est ce qui est arrivé. Aussi, sans prendre garde aux criailleries des uns, aux rancunes des autres, aux attentats des gouvernants, l’idée grandit et progresse sans cesse, venant prouver à la bourgeoisie que l’on ne supprime ni ne fait taire la vérité. Tôt ou tard il faut compter avec elle.


L’anarchie a ses victimes : ses morts, ses emprisonnés, ses bannis, mais elle reste forte et vivante, le nombre de ses propagateurs a grandi sans cesse. Propagateurs conscients de leurs actes, parce qu’ils ont compris toutes les beautés de l’idée, aussi les propagateurs accidentels, qui se sont contentés de jeter leur cri de haine contre l’institution qui les a le plus froissés dans leurs sentiments intimes ou leurs instincts de justice et de vérité.

C’est que par leur ampleur, les idées anarchistes abritent et appellent à elles tous ceux qui ont le sentiment de leur dignité personnelle, la soif du Juste, du Beau et du Vrai.

Est-ce que l’idéal de l’homme ne serait pas d’être débarrassé de toute entrave, de toute contrainte ? Est-ce que les diverses révolutions qu’il a faites ne poursuivaient pas ce but ?

S’il subit encore l’autorité de ses exploiteurs, si l’esprit humain se débat encore sous l’étreinte des vulgarités de la société capitaliste, c’est que les idées reçues, la routine, les préjugés et l’ignorance ont été, jusqu’à présent, plus forts que ses rêves et ses désirs d’émancipation, l’entraînant, après avoir chassé les maîtres existants, à s’en donner de nouveaux, alors qu’il croyait s’affranchir.


Les idées anarchistes sont venues apporter la lumière dans les cerveaux, non seulement des travailleurs, mais aussi des penseurs de toute catégorie, en les aidant à bien analyser leurs propres sentiments. En mettant à nu les vraies causes de la misère, les moyens de les détruire. Montrant à tous la route à suivre et le but à atteindre ; expliquant pourquoi avaient avorté les révolutions passées.

C’est cette étroite relation avec le sentiment intime des individus qui explique leur rapide extension, qui fait leur force et les rend incompressibles. Les fureurs gouvernementales, les mesures oppressives, la rage des ambitieux déçus peuvent s’acharner contre elles et leurs propagateurs : aujourd’hui la trouée est faite ; on ne les empêchera plus de faire leur chemin, de devenir l’idéal des déshérités, les moteurs de leurs tentatives d’émancipation.

La société capitaliste est si mesquine, si étroite ; les aspirations larges s’y trouvent tellement comprimées ; elle annihile tant de bonnes volontés, tant d’aspirations, froissant et meurtrissant plus ou moins tant d’individualités qui ne peuvent se plier à son étroitesse de vues que, parvînt-elle à étouffer momentanément la voix des anarchistes actuels, son oppression en susciterait de nouveaux tout aussi implacables.