La Société mourante et l’Anarchie/2

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Tresse & Stock (p. 13-26).

II

INDIVIDUALISME — SOLIDARITÉ


« Anarchie et communisme hurlent d’être accouplés ensemble », ont avancé quelques adversaires de mauvaise foi, peu soucieux d’éclaircir la question. « Le communisme est une organisation, cela empêche l’individualité de se développer, nous n’en voulons pas ; nous sommes individualistes, nous sommes anarchistes, rien de plus », se sont ensuite écriés certains individus sincères, en ce sens qu’éprouvant le besoin de paraître plus avancés que tous leurs camarades en propagande et n’ayant pas d’originalité propre, ils se rattrapent en exagérant les idées, les poussant à l’absurde ; et à côté d’eux sont venus se grouper ceux que les gouvernants ont intérêt à glisser chez leurs adversaires pour les diviser ou les dévoyer.

Et alors voilà les anarchistes lancés à discuter anarchie, communisme, initiative, organisation, influence nuisible ou utile du groupement, égoïsme et altruisme, et enfin un tas de choses plus absurdes les unes que les autres ; car, après avoir bien discuté entre contradicteurs de bonne foi, il finissait par se dégager que l’on voulait tous la même chose, en l’appelant de noms différents.

En effet, les anarchistes qui se réclament du communisme reconnaissent tous les premiers que l’individu n’a pas été mis au monde pour la société ; que, au contraire, celle-ci ne s’est formée qu’en vue de fournir à celui-là une plus grande facilité d’évoluer. Il est bien évident, quand un certain nombre d’individus se groupent et unissent leurs forces, qu’ils ont en vue d’obtenir une plus grande somme de jouissances, une dépense moindre de forces. Ils n’ont nullement l’intention de sacrifier leur initiative, leur volonté, leur individualité propre au profit d’une entité qui n’existait pas avant leur réunion, qui disparaîtrait par leur dispersion.


Ménager leurs forces tout en continuant d’arracher à la nature les choses nécessaires à leur existence, et qu’ils ne pouvaient atteindre que par la concentration de leurs efforts, voilà certainement ce qui a guidé les premiers humains quand ils ont commencé à se grouper, ou devait, tout au moins, être tacitement entendu, si ce n’était complètement raisonné dans leurs associations premières, qui, peut-être bien, même, ont dû être temporaires et bornées à la durée de l’effort, se rompant une fois le résultat obtenu.

Donc, chez les anarchistes, personne ne songe à subordonner l’existence de l’individu à la marche de la société.

L’individu libre, complètement libre dans tous ses modes d’activité, voilà ce que nous demandons tous ; et lorsqu’il y en a qui repoussent l’organisation, qui ne jurent que par l’individu, qui disent qu’ils se moquent de la communauté, affirmant que l’égoïsme de l’individu doit être sa seule règle de conduite ; que l’adoration de son Moi doit passer avant et au-dessus de toute considération humanitaire, — croyant par cela être plus avancés que les autres, — ceux-là n’ont jamais étudié l’organisation psychologique et physiologique de l’homme, ne se sont seulement jamais rendu compte de leurs propres sentiments ; ils n’ont aucune idée de ce qu’est la vie de l’homme actuel, quels sont ses besoins physiques, moraux et intellectuels.


La société actuelle nous montre quelques-uns de ces parfaits égoïstes : les Delobelle, les Hialmar Eikdal ne sont pas rares ; ils ne se trouvent pas que dans les romans. Sans en rencontrer un grand nombre, il nous est donné de voir quelquefois, dans nos relations, de ces types qui ne pensent qu’à eux, qui ne voient que leur personne dans la vie. S’il y a un bon morceau sur la table, ils se l’adjugeront sans aucun scrupule. Ils vivront largement au dehors, pendant que chez eux on crèvera de faim. Ils accepteront les sacrifices de tous ceux qui les entourent : père, mère, femme, enfants, comme chose due, pendant qu’ils se prélasseront ou se gobergeront sans vergogne. Les souffrances des autres ne comptent pas, pourvu que leur existence à eux ne fasse pas de plis. Bien mieux, ils ne s’aperçoivent même pas que l’on souffre par eux et pour eux. Lorsqu’ils sont repus et bien dispos, l’humanité est satisfaite et délassée. — Voilà bien le type du parfait égoïste, dans le sens absolu du mot ; mais on peut dire aussi que c’est le type d’un triste individu. Le bourgeois le plus répugnant n’approche même pas de ce type ; il a, parfois encore, l’amour des siens, ou, tout au moins, quelque chose d’approchant qui le remplace. Nous ne croyons pas que les partisans sincères de l’individualisme le plus outré aient jamais eu l’intention de nous donner ce type comme idéal de l’Humanité à venir. Pas plus que les communistes-anarchistes n’ont entendu prêcher l’abnégation et le renoncement, aux individus, dans la société qu’ils entrevoient. Repoussant l’entité : société, ils repoussent également l’autre entité : individu, que l’on tendait à créer en poussant la théorie jusqu’à l’absurde.


L’individu a droit à toute sa liberté, à la satisfaction de tous ses besoins : cela est entendu ; seulement, comme il existe plus d’un milliard d’individus sur la terre, avec des droits, sinon des besoins égaux, il s’ensuit que tous ces droits doivent se satisfaire sans empiéter les uns sur les autres, sinon il y aurait oppression, ce qui rendrait alors inutile la révolution faite.

Ce qui tend beaucoup à embrouiller les idées, c’est que l’immonde société qui nous régit, basée sur l’antagonisme des intérêts, a mis les individus aux prises les uns avec les autres, et les force à s’entre-déchirer pour s’assurer la possibilité de vivre. Dans la société actuelle, il faut être ou voleur ou volé, écraseur ou écrasé ; pas de milieu. Aujourd’hui, celui qui veut aider son voisin risque fort d’en être la dupe ; de là, pour celui qui ne raisonne pas, la croyance que les hommes ne peuvent vivre sans se combattre.

Les anarchistes, eux, disent que la société doit être basée sur la solidarité la plus étroite. Il ne faut pas, dans cette société qu’ils veulent réaliser, que le bonheur individuel puisse se réaliser, ne serait-ce que pour la plus infime de ses parties, au détriment d’un autre individu ; il faut que le bien-être particulier découle du bien-être général, il faudra, quand un individu se sentira lésé dans son autonomie, dans ses jouissances, que tous les autres individus en ressentent la même atteinte, afin qu’ils puissent y remédier.

Tant que cet idéal ne sera pas réalisé, tant que ce but ne sera pas atteint, vos sociétés ne seront que des organisations arbitraires, contre lesquelles les individus qui se sentent lésés auront le droit de se révolter.

Si l’homme pouvait vivre isolé, s’il pouvait retourner à l’état de nature, il n’y aurait pas à discuter comment on vivra : on vivrait comme chacun l’entendrait. La terre est assez grande pour loger tout le monde ; mais la terre, livrée à elle-même, fournirait-elle assez de vivres pour tous ? Cela est moins assuré ; ce serait probablement la guerre féroce entre individus, la « lutte pour l’existence » des premiers âges, dans toute sa fureur. Ce serait le cycle de l’évolution déjà parcouru à recommencer, les plus forts opprimant les plus faibles, jusqu’à ce qu’ils soient remplacés par les plus intrigants, que la valeur-argent remplace la valeur-force.

Si nous avons dû traverser toute cette période de sang, de misère et d’exploitation qui s’appelle l’histoire de l’Humanité, c’est que l’homme a été égoïste dans le sens absolu du mot, sans aucun correctif, sans aucun adoucissement. Il n’a vu, dès le début de son association, que la satisfaction de la jouissance immédiate. Quand il a pu asservir le plus faible, il l’a fait, sans aucun scrupule, ne voyant que la somme de travail qu’il en tirait, sans réfléchir que la nécessité de le surveiller, les révoltes qu’il aurait à réprimer finiraient, à la longue, par lui faire faire un travail tout aussi onéreux, et qu’il aurait mieux valu travailler côte à côte, en se prêtant une aide mutuelle. C’est ainsi que l’Autorité et la Propriété ont pu s’établir ; or, si nous voulons les renverser, ce n’est pas pour recommencer l’évolution passée.

Si on admettait cette théorie : que les mobiles de l’individu doivent être l’égoïsme pur et simple, l’adoration et la culture de son Moi, on arriverait à dire qu’il doit se lancer dans la mêlée, travailler à acquérir les moyens de se satisfaire, sans s’occuper s’il en froisse d’autres à côté. Affirmer cela, ce serait avouer que la révolution future devrait être faite par et pour les plus forts, que la société nouvelle doit être un conflit perpétuel entre les individus. S’il en était ainsi, nous n’aurions pas à nous réclamer d’une idée d’affranchissement général. Nous ne serions révoltés contre la société actuelle qu’à cause de ce que son organisation capitaliste ne nous permet pas de jouir aussi.

Il se peut que, parmi ceux qui se sont dits anarchistes, il y en ait eu qui aient envisagé la question à ce point de vue. Cela nous expliquerait ces défections et ces palinodies d’individus qui, après avoir été les plus ardents, ont déserté les idées pour se ranger parmi les défenseurs de la société actuelle, parce que celle-ci leur offrait des compensations.

Certainement nous la combattons, cette société, parce qu’elle ne nous donne pas la satisfaction de toutes nos aspirations ; mais nous avons compris aussi que notre intérêt bien entendu voulait que cette satisfaction de nos besoins fût étendue à tous les membres de la société.


L’homme est toujours égoïste, il tend toujours à faire de son Moi le centre de l’univers. Mais, l’intelligence se développant, il est arrivé à comprendre que si son Moi voulait être satisfait, il y avait d’autres Moi qui le voulaient aussi. Ceux qui ne l’étaient pas ont fait comprendre qu’ils avaient droit à l’être. Ce qui fait que les sentimentalistes, les mystiques en sont arrivés à prêcher le renoncement, le sacrifice, le dévouement au prochain.

L’arbitraire des sociétés, tout en continuant de prêcher l’oppression de l’individualité au profit de la collectivité, — ce dogme ayant même contribué à son maintien tout autant que la force, — l’arbitraire a dû s’adoucir, faire une part plus large à l’individualité.

Si l’égoïsme étroit, mal entendu, est contraire au fonctionnement d’une société, le renoncement et l’esprit de sacrifiée sont funestes à l’individualité. Se sacrifier pour les autres, surtout quand ils vous sont indifférents, n’entre pas dans l’esprit de tout le monde. Et cela, du reste, aurait été, à la longue, préjudiciable à l’humanité même : en laissant dominer les esprits étroits, égoïstes au mauvais sens du mot ; c’est le type le moins parfait de l’humanité qui arriverait à absorber les autres. L’altruisme proprement dit ne pouvait donc arriver à s’implanter non plus.

Mais, si l’égoïsme et l’altruisme séparés, poussés chacun à l’extrême sont pernicieux pour l’individu et pour la société, associés ensemble, ils se résolvent en un troisième terme qui est la loi des sociétés de l’avenir. Cette loi, c’est la solidarité !

Nous nous unissons, à plusieurs, en vue d’obtenir la satisfaction d’une de nos aspirations. Cette association n’ayant rien de forcé, rien d’arbitraire, motivée seulement par un besoin de notre être, il est bien évident que nous apporterons, dans cette association, d’autant plus de force et d’activité que le besoin chez nous sera plus intense.

Ayant tous coopéré à la production, nous avons tous droit à la consommation, cela est évident, mais, comme on aura calculé la somme des besoins — en y faisant entrer ceux qui seront à prévoir — pour arriver à produire pour la satisfaction de tous, la solidarité n’aura pas de peine à s’établir pour que chacun ait sa part. Ne dit-on pas que le naturel de l’homme est d’avoir les yeux plus grands que la panse ? Or, plus intense sera chez lui le désir, plus forte sera la somme d’activité qu’il apportera à sa réalisation. Il arrivera ainsi à produire, non seulement pour satisfaire les coparticipants, mais encore ceux chez qui le désir ne s’éveillerait qu’au vu de la chose produite. Les besoins de l’homme étant infinis, infinis seront ses modes d’activité, infinis ses moyens de se satisfaire, et c’est cette variété de besoins qui concourra à l’établissement de l’Harmonie générale.


Dans notre société où l’on est habitué à se reposer sur le travail d’autrui pour obtenir les choses nécessaires à l’existence, on n’a qu’un objectif : se procurer assez d’argent pour pouvoir acheter ce que bon vous semble ; or, comme le travail manuel n’arrive même pas à empêcher de crever de faim, celui qui n’a que cette ressource cherche à se procurer de l’argent par tous les moyens, sauf par le travail, en se faisant, soit fonctionnaire, soit journaliste, y compris le chantage ; celui qui a une avance fait du commerce et augmente ses bénéfices en volant ses contemporains, il agiote, il spécule ; ou fait travailler les autres. On fait toutes sortes de choses plus ou moins malpropres, sauf ce qui serait nécessaire pour que tous y trouvassent leur compte : de la production utile. De sorte que chacun tire à soi la couverture, sans s’occuper de ceux qu’il dépouille, de là cet égoïsme irraisonné qui semble être devenu le seul mobile des actions humaines.

Mais, en s’affinant, l’homme arrive aussi à ne pas vivre que pour lui-même et en lui-même ; le type du parfait égoïste humainement développé est d’arriver à souffrir de la souffrance de ceux qui l’entourent, d’avoir sa jouissance gâtée par la réflexion que d’autres, de par le fait de l’organisation sociale vicieuse où nous vivons, peuvent en souffrir. La bourgeoisie a, dans son sein, des individus chez lesquels la sensitivité est, certainement très développée ; quand les influences de milieu, d’éducation, d’hérédité leur laissent le loisir de réfléchir aux misères et aux turpitudes sociales, quand ils peuvent se rendre compte de leur existence, ils essaient de remédier, autant que possible, à la misère, par la charité. D’où les œuvres philanthropiques. Mais l’habitude de croire la société normalement constituée, l’habitude de considérer la Misère comme éternelle, comme le produit de l’inconduite du travailleur, engendre le caractère sec, inquisitorial de la philanthropie.

C’est que, pour l’homme né, éduqué, développé dans les serres chaudes du bien-être, du luxe, il est très difficile, impossible même, à moins de circonstances exceptionnelles, d’arriver à douter de la légitimité de la situation dont il jouit. De la part du parvenu, difficulté plus grande encore, car il croit devoir sa situation à son talent et à son travail. La religion, la suffisance et les économistes ont tellement affirmé que le travail était une punition, que la misère était le fait de l’imprévoyance de ceux qui y sont en proie, comment voulez-vous que celui qui n’a jamais eu à lutter contre l’adversité ne se croie pas d’une essence supérieure ? Du jour où il vient à en douter, où il se met à étudier l’organisation sociale, s’il est assez bien doué pour en comprendre les vices, ses jouissances seront empoisonnées dans leur source. Cet homme souffrira de se dire que son luxe nécessite la misère d’une foule de travailleurs, que chacune de ses jouissances est achetée au prix des souffrances de ceux qui sont sacrifiés à les produire. Si la combativité est développée chez cet homme à l’égal de la sensitivité, cet homme fera un révolté de plus contre l’ordre social qui ne lui assure même pas la jouissance morale et intellectuelle.


Car, il ne faut pas l’oublier, la question sociale ne se borne pas à une simple question matérielle. Nous luttons certainement, et avant tout, pour que tous aient à manger à leur faim, mais là ne se bornent pas nos revendications ; nous luttons aussi pour que chacun puisse se développer selon ses facultés, et se procurer les satisfactions intellectuelles que lui créent les besoins de son cerveau.

Certainement, pour beaucoup d’anarchistes, la question s’arrête là, et c’est ce qui a amené ces diverses interprétations et discussions sur l’égoïsme, l’altruisme, etc. Rien de moins développé que la question du ventre, seulement ce serait un danger pour le succès même de la Révolution que de s’arrêter là, car alors on pourrait tout aussi bien accepter l’État socialiste qui doit, et pourrait assurer, à tous, la satisfaction de leurs besoins physiques.

Si la prochaine révolution bornait ses desiderata à la seule question de la vie matérielle, elle risquerait fort de s’arrêter en route, de dégénérer en une vaste saoulerie qui ne tarderait pas à livrer, une fois l’orgie passée, les insurgés aux coups de la réaction bourgeoise. Heureusement que cette question primordiale aujourd’hui, nous le reconnaissons, pour le monde travailleur, que les chômages de plus en plus prolongés rendent incertain de l’avenir, n’est pas la seule qui sera résolue dans la révolution prochaine. Certainement, la première œuvre des anarchistes, pour faire réussir la révolution, sera de faire main basse sur la richesse sociale ; d’appeler les déshérités à s’emparer des magasins, de l’outillage, du sol ; de s’installer dans les locaux salubres en détruisant les trous où on les force à pourrir aujourd’hui ; les révoltés devront détruire les paperasses qui assurent le fonctionnement de la propriété : études d’huissiers, de notaires, cadastre, enregistrement, état-civil devront être visités et « nettoyés ». Mais, pour faire tout ce travail, il faut plus que des affamés, il faut des individus conscients de leur individualité, jaloux de tous leurs droits, voulant fermement les conquérir, et capables de les défendre une fois acquis ; c’est pourquoi une question de subsistance, seule, serait impuissante à opérer cette transformation.

C’est ce qui fait aussi, qu’à côté du droit à l’existence que réclament les anarchistes, se lèvent toutes ces questions d’art, de sciences, de philosophie que les anarchistes sont forcés d’étudier, d’approfondir, d’élucider et qui font que les idées anarchistes doivent embrasser toutes les connaissances humaines. Partout elles ont trouvé des arguments en leur faveur, partout se sont levés des adhérents qui apportaient leur contingent de réclamations, et venaient renforcer les idées de leur savoir. La somme des connaissances humaines est tellement grande que les cerveaux les plus privilégiés ne peuvent s’en approprier qu’une partie ; aussi l’idée anarchiste ne peut-elle se condenser en quelques cerveaux qui en délimitent les bases et en tracent le programme, elle ne peut s’élucider qu’avec le concours de tous, qu’à l’aide des connaissances de chacun, et c’est ce qui fait sa force, car c’est ce concours de tous qui lui permettra de résumer toutes les aspirations humaines.