La Société mourante et l’Anarchie/11

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Tresse & Stock (p. 133-144).

XI

LA PATRIE


La Famille, la Religion, la Propriété, l’Autorité, s’étant lentement dégagées des aspirations humaines, elles se sont graduellement définies ; mais au fur et à mesure que leurs idées se précisaient, qu’elles arrivaient à démêler leurs aspirations, elles devenaient le noyau d’une évolution qui, en grandissant, les amenait à se concentrer davantage en elles-mêmes, et les transformait graduellement en castes bien distinctes, ayant chacune leurs attributions, leurs privilèges.

La caste militaire ne fut pas une des dernières à se former, à se développer et à devenir prépondérante partout ; car, où elle fut forcée de céder le pas à la caste sacerdotale, elle ne lui céda que la préséance honorifique ; n’était-ce pas elle, au fond, qui pouvait assurer, par son concours, la stabilité du pouvoir entre les mains de ceux qui le détenaient ? N’était-ce pas elle qui fournissait les chefs nominaux ou effectifs, en qui venait se résumer l’omnipotence des castes ?

Dans tout ce conflit d’intérêts, l’idée de Patrie tenait bien peu de place. On combattait bien de groupe à groupe, de tribu à tribu, et, dans les temps historiques, de cité à cité ; des peuples même en vinrent bien à chercher à asservir les autres peuples, on commença bien à distinguer les nations, mais la notion de Patrie était encore très indécise, bien vague ; il faut arriver aux temps modernes pour voir l’idée de Patrie se formuler, se préciser et mettre son autorité au-dessus de celle des rois, des prêtres ou des guerriers qui ne furent plus que les serviteurs de l’Entité-Patrie, les prêtres de la nouvelle religion.


En France, c’est en 89 que l’idée de la Patrie — avec celle de la loi — se révéla dans toute sa puissance. Ce fut l’idée géniale de la bourgeoisie, de substituer l’autorité de la nation à celle du Droit Divin, de la faire envisager aux travailleurs comme une synthèse de tous les droits et de les amener à défendre le nouvel ordre de choses, en leur donnant la croyance qu’ils luttaient pour la défense de leurs propres droits !

Car, il est bon de le noter, l’idée de Patrie, la Nation comme on disait, résumait plutôt l’ensemble du peuple, de ses droits, de ses institutions, que le sol lui-même. Ce n’est que peu à peu et sous l’influence de causes ultérieures que l’idée de Patrie s’est rapetissée, racornie, au point de revenir au sens étroit qu’on enseigne aujourd’hui, de l’amour du sol, sans qu’il soit question de ceux qui l’habitent et des institutions qui y fonctionnent.

Mais, quelle que soit l’idée que l’on se fasse de la Patrie, la bourgeoisie trouvait trop d’intérêt à la cultiver pour ne pas chercher à la développer dans le cerveau des individus — et à en faire une religion, à l’abri de laquelle elle put maintenir son autorité fortement contestée. En tout cas, la défense du sol était un trop bon prétexte à maintenir l’armée nécessaire au maintien de ses privilèges, et l’intérêt collectif, un argument invincible, pour forcer les travailleurs à contribuer à la défense de ses privilèges. Heureusement que l’esprit de critique se développe et s’étend tous les jours, que l’homme ne se contente plus de mots, veut savoir ce qu’ils signifient ; s’il n’y arrive pas d’une première envolée, sa mémoire sait emmagasiner les faits, en déduire les conséquences, en tirer une conclusion logique.


Que représente, en effet, ce mot : Patrie, en dehors du sentiment naturel d’affection que l’on a pour la famille et ses proches, et de rattachement enfanté par l’habitude de vivre sur le sol natal ? — Rien, moins que rien, pour la majeure partie de ceux qui vont se faire casser la tête dans des guerres dont ils ignorent les causes, et dont ils sont les seuls à supporter les frais en tant que travailleurs et combattants. Heureuses ou désastreuses, ces guerres ne doivent, en rien, changer leur situation. Vainqueurs ou vaincus ils seront toujours le bétail corvéable, exploitable et soumis que la bourgeoisie tient à conserver sous sa domination.

Si nous nous en rapportons au sens donné par ceux qui en parlent le plus : « la Patrie, c’est le sol, le territoire appartenant à l’État dont on est le sujet. » Mais les États n’ont que des limites arbitraires. Leur délimitation dépend le plus souvent du sort des batailles ; les groupes politiques, tels qu’ils existent aujourd’hui, n’ont pas toujours été constitués de la même façon ; et demain, s’il plaît à ceux qui nous exploitent de se faire la guerre, le sort d’une autre bataille peut faire passer une portion de pays sous le joug d’une autre nationalité. N’en a-t-il pas toujours été ainsi à travers les âges ? Par suite des guerres qu’elles se sont faites, les nations se sont approprié, puis ont reperdu ou repris les provinces qui séparaient leurs frontières ; il s’ensuit que le patriotisme de ces provinces, ballottées de ci, de là, consistait à se battre tantôt sous un drapeau, tantôt sous un autre, à tuer les alliés de la veille, à lutter côte à côte avec les ennemis du lendemain : Première preuve de l’absurdité du patriotisme.

Et puis, quoi de plus arbitraire que les frontières ? Pour quelle raison les hommes placés en deçà d’une ligne fictive, appartiennent-ils plutôt à une nation que les hommes placés au-delà ? L’arbitraire de ces distinctions est si évident, que l’on se réclame, aujourd’hui, de l’esprit de race pour justifier le parcage des peuples en nations distinctes. Mais là, encore, la distinction n’a aucune valeur et ne repose sur aucun fondement sérieux, car chaque nation n’est, elle-même, qu’un amalgame de races toutes différentes les unes des autres, et encore nous ne parlons pas des mélanges et des croisements que les rapports, de plus en plus développés, de plus en plus intimes qui s’opèrent entre nations, amènent tous les jours.


À ce compte-là, les anciennes divisions de la France en provinces étaient plus logiques, car elles tenaient compte des différences ethniques des populations qui les peuplaient. Mais, même aujourd’hui, cette considération n’aurait plus aucune valeur, car la race humaine marche de plus en plus vers son unification et l’absorption des variétés qui la divisent, pour ne laisser subsister que les différences de milieu et de climat qui auront été trop profondes pour pouvoir être modifiées complètement.


Mais où l’inconséquence est plus grande encore, pour la majeure partie de ceux qui se font tuer ainsi, sans avoir aucun motif de haine contre ceux qu’on leur désigne, c’est que ce sol qu’ils vont ainsi défendre ou conquérir ne leur appartient ni ne leur appartiendra. Ce sol appartient à une minorité de jouisseurs qui, à l’abri de tout accident, se chauffent tranquillement au coin de leur feu, pendant que les travailleurs vont niaisement se faire occire, qu’ils se laissent bêtement mettre des armes à la main pour arracher, à d’autres, le sol qui servira, à leurs maîtres, pour les exploiter davantage encore.

Nous avons vu, en effet, que la Propriété n’appartient pas à ceux qui la possèdent : le vol, le pillage et l’assassinat, déguisés sous les noms pompeux des conquêtes, colonisation, civilisation, patriotisme, n’en ont pas été les facteurs les moins importants. Nous ne reviendrons donc pas sur ce que nous avons dit sur sa formation ; mais, si les travailleurs étaient logiques, au lieu d’aller se battre pour défendre la Patrie… des autres, ils commenceraient par se débarrasser de ceux qui les commandent et les exploitent, ils inviteraient tous les travailleurs, quelle que soit leur nationalité, à en faire autant et s’uniraient tous ensemble pour produire et consommer à leur aise.

La terre est assez vaste pour nourrir tout le monde ; ce n’est pas le manque de place, la pénurie des vivres qui ont amené ces guerres sanglantes où des milliers d’hommes s’entr’égorgent pour la plus grande gloire et le plus grand profit de quelques-uns ; ce sont, au contraire, ces guerres iniques, suscitées par les besoins des gouvernants, les rivalités des ambitieux, la concurrence commerciale des grands capitalistes, qui ont parqué les peuples en nations distinctes et qui, au moyen âge, ont amené ces pestes et ces famines qui moissonnaient ce que les guerres avaient laissé debout.


Alors interviennent les bourgeois et, avec eux, les patriotes gobeurs, s’écriant : « Mais, si nous n’avions plus d’armée, les autres puissances viendraient nous faire la loi, nous massacrer, nous imposer des conditions plus dures encore que celles que nous subissons » ; certains même s’exclament, tout en ne croyant pas faire de patriotisme : « Nous ne sommes pas patriotes, certainement la propriété est mal partagée, la société a besoin d’être transformée, mais reconnaissez avec nous que la France est à la tête du Progrès, la laisser démembrer serait permettre un retour en arrière, ce serait perdre le fruit des luttes passées ; car, vaincue par une puissance despotique, c’en serait fait de nos libertés ! »

Nous n’avons certes pas l’intention de tracer ici une ligne de conduite quelconque que devraient tenir, en cas de guerre, les anarchistes. Cette conduite dépendra des circonstances, de l’état des esprits et d’une foule de choses qu’il ne nous est pas possible de prévoir, nous ne voulons traiter la question qu’au point de vue logique, et la logique nous répond que les guerres n’étant entreprises qu’au profit de nos exploiteurs, nous n’avons pas à y prendre part.


Nous l’avons vu : d’où que vienne l’autorité, celui qui la subit est toujours esclave, l’histoire du prolétariat nous démontre que les gouvernements nationaux ne craignent pas de fusiller eux-mêmes leurs « sujets » lorsque ceux-ci revendiquent quelques libertés. Que feraient donc de plus des exploiteurs étrangers ? Notre ennemi, c’est notre maître, à quelque nationalité qu’il appartienne !

Quel que soit le prétexte dont on décore ou déguise une déclaration de guerre, il ne peut y avoir, au fond, qu’une question d’intérêt bourgeois : Disputes au sujet de préséance politique, de traités commerciaux ou de l’annexion de pays coloniaux, c’est l’avantage des seuls privilégiés : gouvernants, marchands ou industriels, qui est seul en jeu. Les républicains de l’heure actuelle nous la baillent belle, quand ils nous félicitent de ce que leurs guerres ne se font plus pour des intérêts dynastiques, la République ayant remplacé les rois. L’intérêt de caste a remplacé l’intérêt dynastique, voilà tout ; qu’importe au travailleur !

Vainqueurs ou vaincus, nous continuerons à payer l’impôt, à crever de faim en temps de chômage ; la borne ou l’hôpital continueront à être le refuge de notre vieillesse, et les bourgeois voudraient que nous nous intéressions à leurs querelles ! Qu’avons-nous à y gagner ?

Quant à craindre une situation pire, l’arrêt du progrès au cas où une nation disparaîtrait, c’est ne pas se rendre compte de ce que sont les relations internationales aujourd’hui, et la diffusion des idées. On pourrait, aujourd’hui, partager une nation, la diviser, la démembrer, lui enlever son nom, on ne saurait réussir, à moins d’extermination complète, à changer son fond propre qui est la diversité de caractères, de tempéraments, la nature même des races composantes. Et si la guerre était déclarée, toutes ces libertés vraies ou prétendues que l’on prétend être notre apanage, ne tarderaient pas à être suspendues, la propagande socialiste muselée, l’autorité remise au pouvoir militaire, et nous n’aurions plus rien à envier à l’absolutisme le plus complet.


La guerre, par conséquent, ne peut rien produire de bon pour les travailleurs ; nous n’y avons aucun intérêt d’engagé, rien à y défendre que notre peau ; à nous de la défendre encore mieux en ne nous exposant pas, bêtement, à la faire trouer, pour le plus grand profit de ceux qui nous exploitent et nous gouvernent.

Les bourgeois, eux, ont intérêt à la guerre, elle leur permet de conserver les armées qui tiennent le peuple en respect et défendent leurs institutions, c’est par elle qu’ils imposent les produits de leur industrie, à coups de canon qu’ils s’ouvrent des débouchés nouveaux, seuls ils souscriraient aux emprunts qu’elle nécessite et dont nous, travailleurs, sommes seuls à payer l’intérêt. Que les bourgeois se battent donc eux-mêmes, s’ils le veulent, encore une fois, cela ne nous regarde pas. Et, d’ailleurs, révoltons-nous une bonne fois, mettons en danger l’existence des privilèges des bourgeois, et nous ne tarderons pas à les voir, eux qui nous prêchent le patriotisme, faire appel aux armées de leurs congénères allemands, russes ou de n’importe quel pays. Ils sont comme Voltaire, leur patron ; il ne croyait pas en Dieu, mais jugeait nécessaire une religion pour le bas peuple ; eux, ils ont des frontières entre leurs esclaves, mais ils s’en moquent lorsque leurs intérêts sont en jeu.


Il n’y a pas de patrie pour l’homme vraiment digne de ce nom, ou du moins il n’y en a qu’une : c’est celle où il lutte pour le bon droit, celle où il vit, où il a ses affections, mais elle peut s’étendre à toute la terre. L’humanité ne se divise pas en petits casiers où chacun se parque dans son coin, en regardant les autres comme des ennemis ; pour l’individu complet tous les hommes sont frères et ont égal droit de vivre et d’évoluer à leur aise sur cette terre assez grande et assez féconde pour les nourrir tous.

Quant à vos patries de convention, les travailleurs n’y ont aucun intérêt, ils n’ont rien à y défendre ; par conséquent, quel que soit le côté de la frontière où le hasard les ait fait naître, ils ne doivent avoir, pour cela, aucun motif de haine mutuelle ; au lieu de continuer à s’entr’égorger, comme ils l’ont fait jusqu’à présent, ils doivent se tendre la main par-dessus les frontières et unir tous leurs efforts pour faire la guerre à leurs véritables, leurs seuls ennemis : l’Autorité et le Capital.