La Société mourante et l’Anarchie/17

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Tresse & Stock (p. 213-228).

XVII

COMME QUOI LES MOYENS DÉCOULENT
DES PRINCIPES


Certains hommes, bien intentionnés, nous aimons à le croire, paraissent stupéfaits de voir les anarchistes repousser certains moyens de lutte, comme contraires à leurs idées. « Pourquoi n’essaieriez-vous pas de vous emparer du pouvoir, disent-ils, pour forcer les individus à mettre vos idées en pratique ? » — « Pourquoi, s’exclament d’autres, n’accepteriez-vous pas d’envoyer des vôtres à la Chambre, comme députés, dans les conseils municipaux, où ils pourraient vous rendre des services, et auraient davantage d’autorité pour propager vos idées dans la foule ? »

D’autre part, certains anarchistes, se figurant être logiques, poussent le raisonnement à l’absurde ; sous prétexte d’anarchie, ils acceptent un tas d’idées qui n’ont rien à voir avec elle. Ainsi, sous couleur d’attaquer à la Propriété, certains se sont fait les défenseurs du vol, d’autres, à propos de l’amour libre, en sont arrivés à soutenir les fantaisies les plus absurdes qu’ils n’hésiteraient pas à qualifier de débauche et de crapulerie chez les bourgeois ; les plus outranciers sont ceux qui font la guerre aux principes — encore un préjugé, disent-ils — et clament : « Je me moque des principes, je m’asseois dessus ; pour arriver à la Révolution, tous les moyens sont bons, nous ne devons pas nous laisser arrêter par des scrupules hors de saison. »


Ceux qui tiennent ce langage, sont dans l’erreur, selon nous, et, s’ils veulent bien y réfléchir, ils ne tarderont pas à reconnaître que tous les moyens ne sont pas bons pour mener à l’anarchie ; il y en a qui y sont contraires. Ils peuvent présenter une apparence de succès, mais, au fond, avoir fait retarder l’idée, avoir fait triompher un individu au détriment de la chose, et, par conséquent, qu’on le reconnaisse ou qu’on le nie, il découle des idées que l’on professe, un principe directeur qui doit vous guider sur le choix des moyens propres à assurer la mise en pratique de ces idées ou en faciliter la compréhension ; principe aussi inéluctable qu’une loi naturelle, que l’on ne peut transgresser sans en être puni par cette transgression elle-même, car elle vous éloigne du but visé, en vous donnant le contraire des résultats espérés.

Ainsi, prenons, par exemple, le suffrage universel dont nous avons parlé au début de ce chapitre : c’est vite fait de dire, comme certains contradicteurs qui, ne voyant que le fait, nous disent : « Pourquoi n’essayez-vous pas d’envoyer des vôtres à la Chambre, où ils pourraient imposer les changements que vous demandez, ou, tout au moins, grouper plus facilement, des forces pour organiser la Révolution ? »

Par une opposition bien entendue et bien conduite, le vote pourrait, certainement, amener une révolution tout aussi bien qu’un autre moyen, mais, comme c’est un parfait instrument d’autorité, il ne pourrait que produire une révolution politique, autoritaire ; voilà pourquoi les anarchistes le repoussent à l’égal de l’autorité elle-même.


Si notre idéal était de n’accomplir une transformation de la société qu’au moyen d’un pouvoir fort qui plierait la foule sous une formule donnée, on pourrait essayer de se servir du suffrage universel, chercher à travailler la masse pour l’amener à confier à quelques-uns des nôtres, le soin de ses destinées en les faisant maîtres d’appliquer nos théories. Quoique nous ayons vu pourtant, au chapitre Autorité, en traitant du suffrage universel, qu’il n’était bon qu’à faire ressortir les médiocrités, qu’il comportait trop de platitude et d’avachissement de la part de ceux qui aspirent à la délégation, pour qu’un homme sincère et un peu intelligent, consente à solliciter un mandat.

Justement, ce qui fait la faiblesse du parti collectiviste, dans les luttes électorales, c’est que des hommes relativement plus intelligents, ont été battus par les possibilistes qui ne comptent que des perroquets de tribune, sans aucun fond ; c’est qu’ils ont voulu maintenir intact — pas partout, pourtant — leur programme révolutionnaire, et en même temps se présenter avec un programme de réformes. L’électeur, qui est pourtant bien bête, s’est dit : « Si je dois, malgré tout, faire la révolution, à quoi bon demander des réformes ? Si ces réformes n’empêchent pas d’avoir recours aux armes, à quoi bon envoyer des députés, les proposer à la Chambre ? » S’il ne s’est pas tenu ce raisonnement sous la forme concrète où nous le présentons — et qui, en effet, serait un peu trop au-dessus de l’intelligence moyenne des électeurs, — c’est ce qui est ressorti des débats des réunions électorales, c’est ce qui s’est présenté intuitivement à son cerveau, et il a voté pour les radicaux qui lui vantaient l’efficacité des réformes qu’ils lui promettaient, pour un petit nombre de possibilistes qui, eux aussi, se sont mis à prêcher les vertus des panacées parlementaires, les agrémentant et les corsant — en vue de flatter les travailleurs — de quelques attaques contre la bourgeoisie, se gardant bien de parler de la révolution et trouvant plus de profit à intriguailler avec les partis politiques pour assurer l’élection de leurs candidats, se basant sur l’adage : Passe-moi la casse, je te passerai le séné.


Autre vice rédhibitoire : le suffrage universel est un moyen d’étouffer l’initiative individuelle que nous proclamons et que nous devons, bien au contraire, chercher à développer de toutes nos forces. C’est un instrument d’autorité et nous poursuivons l’affranchissement intégral de l’individualité humaine ; c’est un instrument de compression et nous cherchons à inspirer la révolte. Loin de pouvoir nous servir, le suffrage universel ne peut que nous entraver ; nous devons le combattre.

Disant aux individus de ne pas se donner de maîtres, d’agir d’après leurs propres inspirations, de ne pas subir de compression qui les force à faire ce qui leur semble mauvais, nous ne pouvons pas, sous peine d’être illogiques, leur dire de se plier aux intrigues de coulisses d’un comité électoral, de choisir des hommes qui seront chargés de leur faire des lois auxquelles tous devront obéir, et entre les mains desquels ils devront abdiquer toute volonté, toute initiative.

Il y a là une contradiction flagrante qui devrait frapper les moins clairvoyants ; car, cette contradiction nous briserait cette arme entre les mains, en démontrant ce que nous serions réellement, si nous nous abaissions à ces moyens, de vulgaires farceurs.

On sait, de plus, quelle est l’imperfection de la nature humaine ; nous risquerions fort, dans notre choix, de tomber sur des ambitieux et des intrigants qui, une fois dans le milieu bourgeois, en profiteraient pour se créer une situation et lâcher les idées. Quant à ceux qui seraient sincères, nous les enverrions dans un milieu pourri où leur bonne foi ne pourrait que constater leur impuissance et se retirer, ou bien, se plier aux mœurs parlementaires et s’embourgeoiser à leur tour.

Or, nous qui cherchons à prémunir la masse contre l’engouement des individualités, qui cherchons à lui faire comprendre qu’elle n’a rien à en attendre, nous aurions tout bonnement travaillé à porter des individus au pinacle. La trahison de ces individus ne serait pas sans jeter quelque défaveur sur les idées. Il y en aurait beaucoup plus qui diraient : « Les anarchistes ne valent pas mieux que les autres », que de ceux qui savent séparer les individus des idées, et ne pas faire supporter aux unes la faiblesse et l’indignité des autres.

Après avoir perdu un temps précieux, usé des forces inutilement à faire triompher ces individus, il nous faudrait, à nouveau, perdre un autre temps, non moins précieux, user des forces non moins inutilement, pour démontrer que ces individus sont des traîtres, que leur trahison n’infirme en rien la justesse des idées préconisées, et nous recommencerions à présenter d’autres candidats ? — Allons donc ! Cette comparaison de la pomme pourrie qui gâte tout un panier de pommes saines est bien rebattue, mais elle est toujours vraie ; combien elle est plus vraie encore, lorsque c’est une pomme saine qu’il s’agit de mettre non plus dans un panier, mais dans tout un tombereau de pommes pourries. Nous n’avons donc pas à nous servir du suffrage universel, non seulement parce qu’il ne peut rien produire, mais surtout parce qu’il est contraire au but que nous poursuivons, — aux principes que nous défendons.


D’autres contradicteurs — et certains anarchistes avec eux — prétendent qu’en temps de révolution, il faudra — non pas l’autorité d’un chef, ils ne vont pas jusque-là — mais reconnaître la suprématie de quelqu’un et se subordonner aux aptitudes qu’on lui reconnaîtra !

Étrange anomalie, reste des préjugés dont nous sommes imbus, retour atavique de notre éducation qui fait que, proclamant la liberté à grands cris, nous reculons effrayés devant ses conséquences, arrivons à nier sa propre efficacité, et nous fait réclamer l’autorité pour conquérir… la liberté. — Ô inconséquence !

Est-ce que le meilleur moyen de devenir libres n’est pas d’user de la liberté, en agissant au mieux de ses inspirations, en repoussant la tutelle de qui que ce soit ? A-t-on jamais vu commencer par entraver les jambes de l’enfant auquel on veut apprendre à marcher ?

Il y a des choses, nous dit-on, que certains individus connaissent mieux à fond que les autres, il sera bon, avant d’agir, de consulter ces individus et de subordonner nos actes à ce qu’ils nous enseigneront.

Nous avons toujours été de ceux qui ont dit que l’action individuelle n’excluait pas l’entente commune en vue d’une action collective ; que de cette entente découlait une organisation, une sorte de division du travail rendant chaque individu solidaire d’un autre, le poussant à adapter son action à celle de ses compagnons de lutte ou de production ; mais de là à reconnaître qu’il faille que chaque individu soit forcé d’abdiquer sa volonté entre les mains de celui qu’il reconnaîtrait plus apte à telle chose convenue, il y a loin.


Quand nous allons en partie de campagne, avec de nombreux amis, par exemple, et que nous nous en remettons aux connaissances de l’un de nous pour nous mener à l’endroit choisi, s’ensuit-il que nous l’avons fait notre maître, et que nous nous sommes engagés à le suivre aveuglément, partout où il lui plaira de nous mener ? Lui donnons-nous la force pour nous y contraindre au cas où nous refuserions de le suivre ? — Non. — S’il y a parmi nous quelqu’un qui connaisse le chemin, nous le suivons par où il nous mène, parce que nous le supposons capable de nous mener où nous voulons nous rendre, que nous savons qu’il s’y rend lui-même, mais nous n’avons rien abdiqué de notre initiative et de notre volonté.

Si, au cours du voyage, l’un de nous s’apercevait que celui auquel nous aurions laissé le soin de diriger la troupe, se trompe ou voudrait nous égarer, nous userions de notre initiative pour nous renseigner et prendre au besoin le chemin qui nous semblerait le plus direct ou le plus agréable.

Il ne doit pas en être autrement en temps de lutte. D’abord, les anarchistes doivent renoncer à la guerre d’armée contre armée, aux batailles rangées en plaine, aux luttes de stratèges et de tacticiens, faisant évoluer des corps d’armée, comme le joueur d’échecs fait évoluer ses pions sur la table de jeux. La lutte devra se porter principalement à détruire les institutions, flamber les actes de propriété, plan de cadastre, procédures de notaires et avoués, registres de perceptions, renversement des bornes de partages, destruction des actes d’état-civil, etc. Expropriation des capitalistes, prise de possession au nom de tous, mise à la libre disposition de la masse des objets de consommation, tout cela est l’œuvre de groupes restreints et éparpillés, œuvre d’escarmouches et non de batailles régulières. Et c’est cette guerre que les anarchistes devront chercher à développer partout, pour harceler les gouvernements, les contraindre à disperser leurs forces, les mettre sur les dents et les décimer en détail.

Pas besoin de chefs pour ces coups de main. Sitôt que quelqu’un s’aperçoit de ce qu’il y a à tenter, il prêche d’exemple en agissant afin d’entraîner les autres, qui le suivent s’ils sont partisans de l’entreprise, mais ne font pas, de par le fait de leur adhésion, abdication de leur initiative en suivant celui qui leur a semblé le plus apte à diriger l’entreprise, d’autant plus que si, au cours de la lutte, un autre s’aperçoit de la possibilité d’une autre manœuvre, il n’ira pas demander au premier l’autorisation de la tenter, mais en fera part à ceux qui luttent avec lui. Ceux-ci, à leur tour, selon qu’elle leur semblera praticable, y contribueront ou la repousseront.

En anarchie, celui qui sait apprend à ceux qui ne savent pas ; celui qui est le premier à concevoir une chose la met en pratique en l’expliquant à ceux qu’il veut entraîner, mais il n’y a pas d’abdication temporaire, il n’y a pas d’autorité, il n’y a que des égaux qui s’aident mutuellement, selon leur faculté respective, n’abandonnant rien de leurs droits, rien de leur autonomie. — Le plus sûr moyen de faire triompher l’anarchie, c’est d’agir en anarchiste.


Il en serait de même si nous voulions passer en revue tous les moyens de lutte qui nous sont proposés. Ainsi, en haine de la propriété, certains anarchistes en sont arrivés à justifier le vol et, poussant la théorie jusqu’à l’absurde, n’ont pas de blâme pour le vol entre camarades.

Certes, nous ne prétendons pas faire le procès du voleur, nous laissons cette besogne à la société bourgeoise dont il est le produit ; seulement, en combattant pour la destruction de la propriété individuelle, ce que nous avons principalement en vue de détruire, c’est l’appropriation, par quelques-uns, au détriment de tous, de tous les moyens d’existence. — Or, pour nous, tous ceux qui, par n’importe quels moyens, cherchent à se créer une situation qui leur permette de vivre en parasites sur la Société, sont des bourgeois et des exploiteurs quand même ils ne vivraient pas directement du travail des autres, et le voleur n’est qu’un bourgeois sans capitaux qui, ne pouvant nous exploiter légalement, cherche à le faire illégalement, sans préjudice, du jour où il serait propriétaire, de devenir un fervent admirateur du juge et du gendarme.

Que prêchons-nous, partisans de la révolution, pour y arriver plus sûrement ? Le redressement de la dignité humaine, le relèvement des caractères, l’indépendance de la volonté qui vous fait cabrer sous un ordre, vous fait insurger contre le despotisme et repousser ce qui vous semble faux et absurde.

Or, tous les moyens détournés, tous les expédients qui vous forcent à des platitudes, à des mesquineries, à des petitesses pour éviter un texte, tourner une loi, sont, selon nous, nuisibles à la propagande et sont contraires au but poursuivi ; car ils vous forcent à des bassesses que nous repoussons dans d’autres cas, et, au lieu de relever les caractères, les abaissent et les dépriment, en les habituant à user leur volonté dans de petits moyens : ainsi, par exemple, autant nous approuvons et nous voudrions voir se renouveler les actes de l’individu qui, poussé à bout par la mauvaise organisation sociale, s’empare de vive force et au grand jour de ce dont il a besoin, revendiquant hautement son droit à l’existence, autant les faits rentrant dans la série des vols ordinaires nous laissent froids et indifférents ; car ils ne comportent pas avec eux le caractère de revendication que nous voudrions voir s’attacher à chaque acte de propagande.


C’est comme la propagande par le fait ; combien a-t-on ergoté là-dessus, que d’erreurs n’a-t-on pas débitées à ce propos, aussi bien ceux qui la combattent que ceux qui la préconisent ?

La « propagande par le fait » n’est autre chose que la pensée mise en action et, dans le chapitre précédent, nous avons vu que, sentir profondément une chose, c’était vouloir la réaliser, cela répond amplement aux détracteurs ; mais, par contre, certains anarchistes plus emballés qu’éclairés ont voulu à leur tour tout accommoder à la propagande, par le fait : tuer des bourgeois, assommer des patrons, incendier les usines, les monuments, ils ne voyaient que cela ; quiconque ne parlait pas de tuer ou d’incendier, n’était pas digne de se dire anarchiste.

Or, de l’action nous en sommes ; nous l’avons déjà dit, l’action est la floraison de la pensée, mais encore faut-il que cette action ait un but, soit consciente de ce qu’elle fait, qu’elle aboutisse à un résultat cherché et ne se tourne pas contre lui.

Prenons, par exemple, l’incendie d’une usine en pleine activité ; elle occupe 50, 100, 200, ou 300 ouvriers, le chiffre importe peu. Le directeur de cette usine est dans la moyenne des patrons, il est de ceux ni trop bons ni trop mauvais, dont on ne dit rien ; évidemment, si l’on incendie cette usine sans rime ni raison, cela n’aura d’autre effet que de mettre les ouvriers sur le pavé ; ceux-ci furieux de la misère momentanée où ce fait les aura réduits, n’iront pas chercher les raisons qui auront fait agir les auteurs de cet acte, ils feront certainement tomber toute leur colère contre les incendiaires et contre les idées qui leur auront mis la torche à la main. Voilà les conséquences d’un acte non raisonné.

Mais, supposons, au contraire, un état de lutte entre patrons et ouvriers ; une grève quelconque. Dans cette grève, il y a certainement des patrons qui, plus féroces que les autres, ont, par leurs exactions, nécessité cette grève, ou par leurs intrigues la font durer en amenant leurs collègues à résister aux demandes des grévistes ; certainement ces patrons attirent sur eux l’animadversion des travailleurs. Supposons un de ces patrons exécuté au coin d’une borne, avec un écriteau expliquant qu’il a été tué comme exploiteur ou bien son usine incendiée pour les mêmes motifs. Là pas moyen de se tromper sur les raisons qui auraient fait agir les auteurs de ces actes, et nous pouvons être certains qu’ils seraient applaudis de tout le monde travailleur. Voilà l’acte raisonné ; ce qui prouve qu’ils doivent toujours découler d’un principe directeur.

« La fin justifie les moyens », devise des Jésuites que certains camarades croient bon d’appliquer à l’anarchie, mais qui n’est applicable, en réalité, qu’à celui qui cherche la satisfaction égoïste de besoins purement personnels, sans s’occuper de ceux qu’il froisse ou blesse en sa route ; mais lorsqu’on en cherche la satisfaction dans la pratique de la solidarité et de la justice, les moyens employés doivent toujours être appropriés à la fin, sous peine de produire le contraire de ce que l’on en attend.