La Société mourante et l’Anarchie/16

La bibliothèque libre.
Tresse & Stock (p. 199-212).

XVI

POURQUOI
NOUS SOMMES RÉVOLUTIONNAIRES


Nous avons démontré, nous l’espérons du moins, le droit de tous les individus, sans exception, à évoluer librement, sans contrainte ; le droit, pour tous, de satisfaire complètement leurs besoins, ainsi que l’illégitimité de l’autorité, de la propriété et de toutes les institutions que la classe des exploiteurs a érigées pour défendre les privilèges qu’elle n’a pu s’assurer qu’en spoliant la masse. Il nous reste à examiner les moyens de renverser l’état de choses que nous attaquons, d’instaurer la Société dont nous réclamons l’avènement et prouver la légitimité de ces moyens, car beaucoup de personnes qui admettent nos critiques de l’état social actuel, applaudissent à notre vision d’un monde harmonique, se cabrent à l’idée d’employer la violence : il serait préférable, à leur avis, d’opérer petit à petit, par la persuasion, en cherchant à améliorer, graduellement, la société actuelle.

Tout, dans la nature, nous dit-on, se transforme par évolution, pourquoi, en sociologie, vouloir brusquer les choses et ne pas opérer de même ? En voulant transformer la Société de vive force, vous risquez de tout bouleverser sans rien produire de bon, vous risquez surtout de vous faire écraser, d’amener une réaction non moins violente qu’aura été l’attaque et de faire ainsi reculer le progrès de plusieurs siècles.

Ce raisonnement qui nous est tenu par des hommes de bonne foi, qui discutent avec le seul désir de s’éclairer, repose sur un semblant de vérité et mérite d’être étudié.


Certes, tout, dans la nature, se transforme par une évolution lente, par une suite ininterrompue de progrès, acquis peu à peu, imperceptibles si on les suit dans leur évolution, n’éclatant aux yeux que si on passe brusquement d’une période à une autre. C’est ainsi que la vie a progressé sur notre globe, c’est ainsi que l’homme est sorti de l’animalité, c’est ainsi que l’homme du dix-neuvième siècle ne ressemble plus à celui de l’âge de pierre.

Mais on n’oublie qu’une chose, c’est qu’il faut, pour que cette évolution se fasse sans secousse, qu’elle ne rencontre aucun obstacle sur sa route ; si l’impulsion acquise est plus forte que les obstacles, elle les brise, sinon elle avorte. Chaque fois qu’il y a choc entre une chose existante et un progrès, il y a révolution, que ce soit l’engloutissement d’un continent, ou la disparition d’une molécule dans l’organisme, — l’intensité de la chose n’y fait rien — il y a révolution.

Aussi, il est reconnu aujourd’hui que les grandes révolutions géologiques, loin d’avoir été provoquées par des convulsions effroyables et des changements brusques provenant de violentes poussées intérieures de notre globe, ne sont que le produit de causes lentes et de changements imperceptibles qui ont agi pendant des milliers de siècles. Ainsi, on sait que, de nos jours, ces mêmes causes, qui ont amené la terre au point où nous la voyons, continuent à agir et préparent une nouvelle transformation.

Partout les pluies érodent les montagnes, s’infiltrent et désagrègent les granits les plus durs. Rien ne décèle le lent travail de désagrégation qui s’accomplit, ne le trahit aux yeux du touriste. Des générations passent sans qu’aucune modification appréciable se soit fait sentir ; pourtant, un beau jour, la montagne s’écroule, entraînant forêts et villages, comblant le lit des rivières, déplaçant leur cours, semant la ruine et la désolation dans ce cataclysme. Mais, l’émotion une fois passée, la vie ne tarde pas à reprendre ses droits et à sourdre par tous les pores, plus forte et plus vivace que jamais, de tous ces matériaux bouleversés.

L’évolution s’est faite bien lentement, mais il est arrivé un moment où elle n’a pu continuer sans mettre en péril l’ordre de choses existant ; elle a continué son œuvre, et la montagne, minée par sa base, s’est écroulée en bouleversant tout à sa surface.


Autre exemple. On sait que la mer se retire peu à peu de certaines côtes et qu’elle envahit certaines autres. Ses vagues, en venant déferler sur certaines plaines, en détachent des matériaux qui lui laissent la place pour empiéter sur les terres, pendant que ces mêmes matériaux, transportés à d’autres endroits, aident à la terre ferme à gagner sur la mer. Ce travail se fait si lentement que c’est à peine s’il est perceptible : quelques centimètres par siècle, paraît-il. Cela n’empêche pas, pourtant, qu’il arrive un jour où, — au bout de dix mille ans, cent mille ans ; qu’importe la durée ? — la barrière qui résistait aux flots n’est plus assez compacte pour contenir leur assaut ; elle crève à un dernier choc, et la mer, puisant de nouvelles forces dans la résistance qu’elle trouve dans sa marche, envahit la plaine, détruisant tout sur son passage, jusqu’à ce qu’elle s’arrête au pied d’une nouvelle barrière qui endiguera à nouveau les flots pour une période plus ou moins longue, selon le degré de résistance qu’elle possédera.


Il en est de même dans nos sociétés. L’organisation sociale, les institutions créées pour défendre cette organisation représentent les barrières qui s’opposent au progrès. Tout, dans la société, tend, au contraire, à renverser ces barrières. Les idées se modifient, les mœurs se transforment, sapant peu à peu le respect des institutions anciennes qui se maintiennent et veulent continuer à diriger la société et les individus. Le lent travail de dissociation est, parfois, imperceptible à une génération. On voit bien disparaître des coutumes, s’affaisser un préjugé ; mais ces disparitions ont été amenées si lentement, qu’elles s’opèrent sans que personne en ait conscience ; il n’y a que les vieillards qui, en comparant les habitudes de leur jeunesse avec les habitudes de la jeunesse qui les a remplacés, constatent que les mœurs ont changé.

Mais si les mœurs ont changé, les institutions, l’organisation sociale sont restées les mêmes ; elles continuent à opposer leurs digues aux flots qui les attaquent et viennent, impuissants, se briser à leurs pieds, se contentant d’enlever une pierre par-ci, par-là. Les flots, dans leur rage, peuvent en arracher des milliers. Qu’est-ce qu’une pierre, par rapport à leur masse imposante ? Ce n’est rien ; seulement, cette pierre, les flots la roulent avec eux, et, dans une nouvelle attaque, la lancent contre le mur d’où ils l’ont arrachée, et s’en servent comme d’un bélier pour en arracher d’autres qui se transformeront en moyens d’attaque à leur tour. La lutte peut durer des milliers d’années ; la falaise ne semble pas diminuée, jusqu’au jour où, minée par sa base, elle s’effondre sous un nouvel assaut, livrant passage aux flots triomphants.


Certes, nous ne demanderions pas mieux que l’évolution de notre société se fît d’une façon lente mais continue, nous voudrions qu’elle pût s’opérer sans secousse ; mais cela ne dépend pas de nous. Nous accomplissons notre besogne de propagande, nous semons nos idées de rénovation ; c’est la goutte d’eau qui s’infiltre, dissout les minéraux, creuse et se fait jour jusqu’au pied de la montagne. Pouvons-nous empêcher que la montagne s’écroule, brisant les étais que vous y avez ajoutés pour la consolider ?

Les bourgeois seuls sont intéressés à ce que la transformation se fasse sans secousse. Dès lors, pourquoi, au lieu d’essayer de maintenir la montagne telle qu’elle est et de l’étayer dans ce but, ne nous aident-ils pas à la niveler et à faire que l’eau puisse s’écouler lentement vers la plaine, emportant les matériaux inutiles ou nuisibles, où ils exhausseront le sol jusqu’à ce que la surface soit égalisée ?

Les insensés ! ils ne veulent rien céder de leurs privilèges ; comme la falaise, ils se croient invulnérables aux flots qui les attaquent. Que leur importent les quelques concessions qu’on leur a arrachées en un siècle ? Leurs prérogatives sont tellement immenses que le vide ne se fait pas trop sentir ; mais le flot a fait brèche ; c’est avec les propres matériaux arrachés à ses exploiteurs qu’il se rue de nouveau à l’attaque, s’en faisant une arme pour achever de les détruire. Nous avons contribué à l’évolution ; qu’ils ne s’en prennent qu’à eux-mêmes et à leur résistance insensée si elle se transforme en révolution.


Et, certes, il suffit d’étudier un peu, sans parti pris, le fonctionnement du mécanisme social pour voir que les anarchistes n’ont été amenés à être révolutionnaires que par la seule force des choses. Ils ont reconnu que la cause des maux dont souffre la société est dans son organisation même ; que tous les palliatifs proposés par les politiciens et les socialistes ne peuvent absolument rien améliorer, parce qu’ils s’attaquent aux effets au lieu d’en supprimer la cause.

Quand on est bien repu, qu’on a satisfait plus ou moins complètement ses besoins, il est facile d’attendre. Mais ceux qui ont faim physiquement et intellectuellement, une fois le mal reconnu, ne se satisfont plus d’entrevoir un avenir meilleur ; ils sont tentés de passer du domaine de la spéculation à celui de l’action.

N’est-ce pas le propre des individus pleinement convaincus d’une idée de chercher à la propager, à la traduire en acte ? L’homme fortement épris d’une vérité peut-il s’empêcher d’essayer de la faire accepter par d’autres, et surtout de la réaliser en y conformant ses actes ? Et, dans la société actuelle, essayer de mettre des idées nouvelles en pratique, n’est-ce pas faire acte de révolte ? Alors, comment veut-on que ceux qui ont tout fait pour propager les idées nouvelles, pour faire comprendre les maux dont on souffre, en expliquer les causes, en démontrer le remède, faire toucher du doigt les joies d’une société meilleure, comment veut-on que ces hommes aillent se mettre en travers de la route de ceux qui cherchent à réaliser les idées qu’ils leur ont expliquées, et leur disent : « Contentez-vous de jouir en expectative, continuez de souffrir, prenez patience ; peut-être un jour vos exploiteurs consentiront-ils à vous faire quelques concessions. » Ce serait une horrible moquerie.


Oh ! certes ! nous ne demanderions pas mieux que de voir les bourgeois comprendre eux-mêmes le rôle odieux de leur situation, renoncer à exploiter les travailleurs, faire remise de leurs usines, de leurs maisons, de leurs terres et des mines à la collectivité, qui s’organiserait pour les mettre en œuvre à son profit et substituer le règne de la solidarité à celui de la concurrence. Mais peut-on sérieusement espérer voir un jour les capitalistes et les exploiteurs arriver à cet idéal de désintéressement, alors qu’aujourd’hui ils n’ont pas assez d’armée, de police et de magistrature pour réprimer les réclamations les plus anodines ?

Faire de la théorie est beau, spéculer sur un avenir meilleur est admirable, mais, si reconnaître les ignominies de la société actuelle, se bornait à une philosophie de salon, que l’on discute après souper, entre gens bien repus, si tout se bornait à de vaines récriminations contre l’ordre de choses actuel, à de stériles aspirations vers l’avenir meilleur, cela ressemblerait beaucoup au philanthrope qui, le ventre bien plein, la sacoche bien garnie, vient dire au misérable qui crève de faim : « Mon ami, je vous plains de tout mon cœur, votre sort m’intéresse au plus haut point, je fais toutes sortes de vœux pour qu’il s’améliore, en attendant, soyez sobre, et faites des économies » ; et passe outre, se croyant quitte avec cela. Oh ! mais alors, la bourgeoisie aurait grand’chance d’avoir encore de longs jours d’exploitation devant elle, les travailleurs seraient loin de voir finir leur misère et leurs souffrances.

Heureusement, nous l’avons vu, qu’il n’y a qu’un pas des aspirations au besoin de les réaliser ; et ce pas, bien des tempéraments sont enclins à le franchir ; d’autant plus que la théorie anarchiste étant essentiellement d’action, plus nombreux chez ses adeptes se trouvent ces tempéraments révolutionnaires. De là la multiplication de ces actes de révolte que déplorent les esprits timorés, mais qui, selon nous, ne sont autre chose que la preuve du progrès des idées.


Ce serait faire le jeu des exploiteurs que de prêcher la résignation aux exploités, nous laissons ce rôle au christianisme. Ce n’est pas en se résignant, ni en espérant, que l’on change rien à sa situation, c’est en agissant ; or, la meilleure manière d’agir, c’est de supprimer les obstacles qui entravent votre route.

Assez longtemps les hommes se sont prosternés devant le pouvoir, assez longtemps ils ont attendu leur rédemption des sauveurs providentiels, trop longtemps ils ont cru aux changements politiques, à l’efficacité des lois. La mise en pratique de nos idées exige des hommes conscients d’eux-mêmes et de leur force, sachant faire respecter leur liberté tout en ne se faisant pas les tyrans des autres, n’attendant rien de personne, mais tout d’eux-mêmes, de leur initiative, de leur activité et de leur énergie ; ces hommes ne se trouveront qu’en leur enseignant la révolte et non la résignation.


Du reste, l’idée anarchiste ne repousse nullement le concours de ceux qui, ayant peu de goût pour la lutte active, se bornent exclusivement à semer des idées, à préparer l’évolution future ; elle ne demande même pas qu’on les accepte dans leur ensemble. Tout ce qui attaque un préjugé, tout ce qui détruit une erreur, tout ce qui proclame une vérité fait partie de leur domaine. Les anarchistes ne dédaignent aucun concours, ne repoussent aucune bonne volonté et ne demandent pas mieux que de tendre la main à tous ceux qui ont quelque chose de neuf à apporter. Ils se contentent de coordonner les efforts, de synthétiser les aspirations, afin que les individus puissent lire dans leur propre volonté.


Impossible enfin aux anarchistes, quand même ils le voudraient, d’être pacifiques ; de par la force même des choses, ils seront poussés vers l’action. Peut-on supporter les tracasseries d’un policier, quand on a compris le rôle ignoble qu’il joue ; peut-on subir les insolences d’un robin lorsque la réflexion l’a dépouillé de l’auréole sacrée dont il s’entourait ? Peut-on respecter le richard qui se vautre dans le luxe quand on sait que ce luxe est fait de la misère de centaines de familles.

Peut-on consentir à aller, dans les casernes, servir de jouet aux gardes-chiourme de ses exploiteurs, lorsque l’on a reconnu que l’idée de Patrie n’est qu’un prétexte et que le véritable rôle que l’on vous réserve est celui d’égorger ses frères de misère ?

Lorsqu’on voit que la misère est le résultat de la mauvaise organisation sociale ; que des gens ne crèvent de faim que parce que d’autres se gavent et ramassent des écus pour leur lignée, on n’accepte pas de mourir au coin d’une borne. Il arrive un moment, tout pacifique que l’on soit, où, à la force, on répond par la force, et à l’exploitation par la révolte.

Il faut que ceux qui voudraient voir la société se transformer sans secousse, en fassent leur deuil, cela est impossible ; les idées, en évoluant, nous conduisent à la révolution ; on peut le regretter, le déplorer, mais le fait est là, il faut en prendre son parti, les lamentations n’y peuvent rien et, puisque la révolution est inévitable, il n’y a qu’un moyen d’empêcher qu’elle ne tourne contre le progrès, c’est d’y prendre part, en essayant de l’utiliser pour réaliser l’idéal entrevu.


Nous ne sommes pas de ceux qui prêchent les actes de violence, ni de ceux qui mangent du patron ou du capitaliste, comme jadis les bourgeois mangeaient du prêtre ; ni de ceux qui excitent les individus à faire telle ou telle chose, à accomplir tel ou tel acte. Nous sommes persuadés que les individus ne font que ce qu’ils sont bien décidés par eux-mêmes à faire ; nous croyons que les actes se prêchent par l’exemple et non par l’écrit ou le conseil ; c’est pourquoi nous nous bornons à tirer les conséquences de chaque chose, afin que les individus choisissent d’eux-mêmes ce qu’ils veulent faire. Mais nous sommes convaincus aussi que les idées bien comprises doivent multiplier, dans leur marche ascendante, les actes de révolte.


Plus les idées pénétreront dans la masse, plus leur conscience s’éveillera, plus intense deviendra le sentiment de leur dignité, par conséquent, moins on voudra subir les tracasseries d’un pouvoir autoritaire et l’exploitation de capitalistes voleurs ; plus rapprochés et plus multipliés seront les actes d’indépendance. Ce résultat n’a rien qui nous désole, au contraire ; car, chaque acte de révolte individuelle est un coup de hache porté dans les étais du vieil édifice social qui nous écrase. Et puisqu’il est dit que le progrès ne peut s’accomplir sans secousses ni victimes, nous saluons celles qui disparaissent dans la terrible tourmente, espérant que leur exemple fera surgir des champions plus nombreux et mieux armés, afin que les coups aient plus d’effet.

Mais, quel que soit le nombre de ceux qui périssent dans la lutte, il est bien petit encore, eu égard aux victimes innombrables que dévore tous les jours le Minotaure social. Plus la lutte sera intense, plus elle sera brève, plus par conséquent elle préservera d’existences vouées à la misère, à la maladie, à la consomption et à la dégénérescence.