La Société mourante et l’Anarchie/6

La bibliothèque libre.
Tresse & Stock (p. 65-76).

VI

LA FAMILLE


La propriété, la famille, l’autorité, se sont développées parallèlement, cela ne fait aucun doute. Étant donné que les hommes unirent leurs efforts sous la pression d’un besoin commun, d’un obstacle à abattre où s’épuisaient en vain les efforts individuels, il coule de source que les profits, résultant de ce concours de forces, furent partagés en commun. Ces associations étant temporaires, bornées au résultat immédiat à obtenir, nul doute aussi que le premier groupement humain dut être, comme il en est encore chez certains mammifères, chez certains anthropoïdes, le noyau familial, c’est-à-dire le groupement de la ou de quelques femelles, et des jeunes autour du mâle le plus fort qui, pour conserver son autorité, expulsait de la horde les jeunes mâles devenus en âge de lui porter ombrage.

Mais, cette autorité du mâle fut-elle complète et s’imposa-t-elle dans tous les groupements dès leurs débuts, voilà ce qu’il serait téméraire de préjuger, car, si nous trouvons chez les sauvages des exemples où l’association, étant devenue plus nombreuse, s’étant formée du groupement de plusieurs noyaux familiaux, l’autorité du mâle s’est imposée ; par nombre d’autres exemples très probants, par nombre de coutumes, telles que la « couvade »[1], il semble résulter que l’autorité de la mère sur la progéniture fut la première reconnue.

Il existe des peuplades où les enfants font partie de la tribu de la mère ; d’autres où l’autorité du mâle est déjà reconnue, mais où ce sont les enfants de sa sœur qui héritent de ses biens, à l’exclusion de ses enfants propres ; ce qui établirait une transition entre l’autorité maternelle et l’autorité paternelle. Autre caractère transitoire, cette habitude de la couvade où lorsque la femme accouche, c’est l’homme qui se met au là, avale des drogues et reçoit des congratulations sur sa délivrance. Ici, on sent que l’homme, pour affirmer son autorité sur sa progéniture, a besoin de faits pour prouver sa paternité. Il n’en aurait pas besoin, si elle ne lui était pas contestée par des coutumes antérieures, qui ont pu disparaître, mais dont le souvenir se perpétue par la pratique des coutumes réactives qu’elles ont suscitées.


Et l’union entre l’homme et la femme, combien de fois n’a-t-elle pas variée ? Au début, dès les tout commencements de l’humanité, il n’y a aucune forme de mariage, la promiscuité la plus complète règne entre les sexes, l’homme s’accouple avec la première femelle venue, celle-ci accepte ou subit les caresses de tous les mâles qui la prennent.

L’homme se développant et devenant un peu moins grossier, une très grande promiscuité règne encore, mais on commence à distinguer un premier degré de parenté. On n’a pas encore appris à discerner bien distinctement les termes de père, mère, frère, sœur, mais les unions sont défendues entre tribus portant le même totem, ayant la même origine commune ; mais les femmes continueront à appartenir à tous les hommes, ceux-ci à toutes les femmes du clan.

Plus tard, le mâle ayant été reconnu le chef de la famille, celle-ci commencera bien à reconnaître quelques degrés dans la parenté et la filiation, mais les mariages continueront à se faire entre frères et sœurs, le fils héritera sans scrupule aucun du harem de son père, il faudra faire encore un pas de plus dans l’évolution pour que la mère de l’héritier ne soit pas comprise dans l’héritage.

Notons encore que, s’il y a des peuples où un seul homme peut posséder plusieurs femmes, par contre, il existe des peuplades où les femmes possèdent plusieurs hommes.

Mais ces progrès, ces changements de coutumes ne se font pas logiquement les uns après les autres, s’éliminant mutuellement au fur et à mesure qu’en apparaît un plus compliqué. Ces coutumes se fondent les unes dans les autres, s’amalgament, s’enchevêtrent de façon à ne plus pouvoir s’y reconnaître. Leurs combinaisons sont multiples, les coutumes se superposent, en éliminant une ici, une autre ailleurs, ce n’est que par l’étude des observations des voyageurs passés, des peuplades encore existantes que nous arrivons à nous faire une idée approximative de l’évolution humaine.


De tout ceci, il résulte donc que la propriété a reposé sur d’autres bases que celles où elle s’appuie aujourd’hui, a eu une autre division et ne doit sa destination actuelle qu’à la force, la ruse et le vol ; car il est bien évident que la famille ayant débuté par être une association commune, il ne pouvait y exister de propriété individuelle, et que, par conséquent, ce qui, primitivement, a appartenu à tous, n’a pu devenir la propriété de quelques-uns que par des moyens de spoliation quelconque.

La famille, également, a été tout autre que ce qu’elle est actuellement. Et les bourgeois qui prétendent que ces deux institutions reposent sur des bases inattaquables et inamovibles ne savent ce qu’ils disent, vu qu’il n’y a pas de raison pour que ce qui a évolué n’évolue pas encore. Leur affirmation ne prouverait qu’une chose, c’est que ces deux institutions, si elles ne devaient plus progresser, seraient bien près de leur décadence ; car c’est une loi de la vie que ce qui ne marche plus, périt, se désagrège, pour donner naissance à d’autres organismes ayant une période d’évolution à parcourir.


Et la vérité de cet axiome est tellement évidente que les bourgeois ont été forcés de le reconnaître en ajoutant, comme correctif au mariage, qu’ils voulaient maintenir indissoluble, le divorce, qui n’est applicable qu’à des cas spéciaux, que l’on n’obtient qu’au moyen de procès, de démarches sans nombre et en dépensant beaucoup d’argent, mais n’en est pas moins un argument contre la stabilité de la famille puisque, après l’avoir repoussé si longtemps on l’a enfin reconnu nécessaire, et qu’il vient fortement ébranler la famille en brisant le mariage qui en est la sanction.

Quel plus bel aveu en faveur de l’union libre pourrait-on demander ? Ne devient-il pas bien évident qu’il est inutile de sceller par une cérémonie ce qu’une autre cérémonie peut défaire ? Pourquoi faire consacrer par un bonhomme sanglé d’une sous-ventrière l’union que trois autres bonshommes en jupes et en toques pourront déclarer nulle et non avenue ?


Donc, les anarchistes repoussent l’organisation du mariage. Ils disent que deux êtres qui s’aiment n’ont pas besoin de la permission d’un troisième pour coucher ensemble ; du moment que leur volonté les y porte, la société n’a rien à y voir, et encore moins à intervenir.

Les anarchistes disent encore ceci : Par le fait qu’ils se sont donnés l’un à l’autre, l’union de l’homme et de la femme n’est pas indissoluble, ils ne sont pas condamnés à finir leurs jours ensemble, s’ils deviennent antipathiques l’un à l’autre. Ce que leur libre volonté a formé, leur libre volonté peut le défaire.

Sous l’empire de la passion, sous la pression du désir, ils n’ont vu que leurs qualités, ils ont fermé les yeux sur leurs défauts, ils se sont unis, et voilà que la vie commune efface les qualités, fait ressortir les défauts, accuse des angles qu’ils ne savent arrondir ; faudra-t-il que ces deux êtres, parce qu’ils se seront illusionnés dans un moment d’effervescence, paient de toute une vie de souffrance l’erreur d’un moment qui leur a fait prendre pour une passion profonde et éternelle ce qui n’était que le résultat d’une surexcitation des sens ?

Allons donc ! il est temps de revenir à des notions plus saines. Est-ce que l’amour de l’homme et de la femme n’a pas été toujours plus fort que toutes les lois, toutes les pruderies, toutes les réprobations que l’on a voulu attacher à l’accomplissement de l’acte sexuel ?

Est-ce que malgré la réprobation que l’on a jetée sur la femme qui trompait son mari, — nous ne parlons pas de l’homme qui a toujours su se faire la part large dans les mœurs — malgré le rôle de paria réservé dans nos sociétés pudibondes à la fille-mère ; est-ce que cela a empêché un seul moment les femmes de faire leur mari cocu, les filles de se donner à celui qui leur avait plu ou avait su profiter du moment où les sens parlaient plus fort que la raison ?

L’histoire, la littérature, ne parlent que d’hommes ou de femmes cocufiés, de filles séduites. Le besoin génésique est le premier moteur de l’homme ; on se cache, mais on cède à sa pression.

Pour quelques esprits passionnés, faibles et timorés qui se suicident avec l’être aimé, parfois n’osant rompre avec les préjugés, n’ayant pas la force morale de lutter contre les obstacles que leur opposent les mœurs, et l’idiotie de parents imbéciles, innombrable est la foule de ceux qui se moquent des préjugés… en cachette. Cela a seulement contribué à nous rendre fourbes et hypocrites et voilà tout.


Pourquoi vouloir s’entêter à réglementer ce qui a échappé à de longs siècles d’oppression ? Reconnaissons donc, une bonne fois pour toutes, que les sentiments de l’homme échappent à toute réglementation et qu’il faut la liberté la plus entière pour qu’ils puissent s’épanouir complètement et normalement. Soyons moins puritains, et nous serons plus francs, plus moraux.

L’homme propriétaire, voulant transmettre, à ses descendants, le fruit de ses rapines, la femme ayant été jusqu’ici considérée comme inférieure, et plutôt comme une propriété que comme un associé, il est évident que l’homme a façonné la famille en vue d’assurer sa suprématie sur la femme, et pour pouvoir, à sa mort, transmettre ses biens à ses descendants, il a fallu qu’il rendît la famille indissoluble. Basée sur les intérêts et non sur l’affection, il est évident qu’il fallait une force et une sanction pour l’empêcher de se désagréger, sous les chocs occasionnés par l’antagonisme des intérêts.

Or, les anarchistes, que l’on a accusés de vouloir détruire la famille, veulent justement détruire cet antagonisme, la baser sur l’affection pour la rendre plus durable. Ils n’ont jamais érigé en principe que l’homme et la femme à qui il plairait de finir leurs jours ensemble, ne pourraient le faire sous prétexte que l’on aurait rendu les unions libres. Ils n’ont jamais dit que le père et la mère ne pourraient élever leurs enfants, parce qu’ils demandent qu’on respecte la liberté de ces derniers, qu’ils ne soient plus considérés comme une chose, comme une propriété par leurs ascendants.

Certainement ils veulent abolir la famille juridique, ils veulent que l’homme et la femme soient libres de se donner et de se reprendre quand il leur fait plaisir. Ils ne veulent plus d’une loi stupide et uniforme réglementant leurs rapports dans des sentiments si complexes et si variés que ceux qui procèdent de l’amour.


Si les sentiments de l’être humain sont portés vers l’inconstance, si son amour ne peut se fixer sur le même objet, comme le prétendent ceux qui veulent réglementer les relations sexuelles, que nous importe ! que pouvons-nous y faire ? Puisque jusqu’à présent, la compression n’a pu rien empêcher, que nous donner des vices nouveaux, laissons donc libre la nature humaine, laissons-la évoluer où la portent ses tendances, ses aspirations. Elle est, aujourd’hui, assez intelligente pour savoir reconnaître ce qui lui est utile ou nuisible, pour reconnaître, par l’expérience, dans quel sens elle doit évoluer. La loi d’évolution fonctionnant librement, nous sommes certains que ce seront les plus aptes, les mieux doués qui auront chance de survivre et de se reproduire.

La tendance humaine, au contraire, est-elle, comme nous le pensons, portée vers la monogamie, vers l’union durable de deux êtres qui, s’étant rencontrés, ayant appris à se connaître et s’estimer, finissent par ne plus faire qu’un, tellement leur union devient intime et complète, tellement leurs volontés, leurs désirs, leurs pensées deviennent identiques, ceux-là auront encore bien moins besoin de lois pour les contraindre à vivre ensemble ; est-ce que leur propre volonté ne sera pas le plus sûr garant de l’indissolubilité de leur union ?

Quand l’homme et la femme ne se sentiront plus rivés l’un à l’autre, s’ils s’aiment vraiment, cet amour aura pour résultat de les amener, réciproquement, à chercher de mériter l’amour de l’être qu’ils auront choisi. Sentant que le compagnon ou la compagne que l’on aime peut s’envoler du nid du jour où il n’y trouverait plus la satisfaction qu’il avait rêvée, chaque individu mettra tout en œuvre pour se l’attacher complètement. Comme dans ces espèces d’oiseaux où, à la saison des amours, le mâle revêt un plumage nouveau et éclatant pour séduire la femelle dont il veut s’attirer les faveurs, les humains cultiveront les qualités morales qui doivent les faire aimer et rendre leur société agréable. Basées sur ces sentiments, les unions seront rendues indissolubles plus que ne pourraient le faire les lois les plus féroces, la compression la plus violente.


Nous n’avons pas fait la critique du mariage actuel qui équivaut à la prostitution la plus éhontée : Mariages d’affaires, où les sentiments affectifs n’ont rien à voir, mariages de convenance arrangés — dans les familles bourgeoises surtout — par les parents, sans consulter ceux que l’on unit ; mariages disproportionnés où l’on voit de vieux gâteux unir, grâce à leur argent, leur vieille carcasse, menaçant ruine, à la fraîcheur et à la beauté de toutes jeunes filles ; vieilles drôlesses achetant, à force d’écus, la complaisance de jeunes marloux payant, de leur peau et d’un peu de honte, la soif de s’enrichir. Cette critique a été faite et refaite, à quoi bon y revenir ? Il nous a suffi de démontrer que l’union sexuelle n’a pas toujours revêtu les mêmes formalités, qu’elle ne peut atteindre sa plus grande dignité qu’en se débarrassant de toute entrave. À quoi bon chercher autre chose[2].

  1. Nous ne citerons pas ici tous les faits en question, n’ayant que l’intention d’en faire un résumé, et voulant plus particulièrement expliquer comment nous entendons la famille de l’avenir. Que les lecteurs qui voudraient étudier la question plus à fond, se reportent aux ouvrages de Letourneau : Sociologie, Évolution de la famille, et celui de Élie Reclus : Les Primitifs, où ils trouveront aussi l’indication des sources où ces auteurs ont puisé.
  2. Ici devrait entrer logiquement l’explication de la façon dont nous entendons élever les enfants dans la société future, mais cette étude ayant été faite dans La Société au lendemain de la Révolution, nous y renvoyons le lecteur à l’article ; L’Enfant dans la Société nouvelle.