La Société mourante et l’Anarchie/7

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Tresse & Stock (p. 77-88).

VII

L’AUTORITÉ


La question de propriété est tellement mêlée à celle d’autorité que, en traitant de celle-là dans le chapitre spécial, nous n’avons pu faire autrement que de traiter de l’origine et de l’évolution de celle-ci. Nous n’y reviendrons donc pas et nous ne nous occuperons que de la période actuelle, de l’autorité que l’on prétend baser sur le suffrage universel, la loi des majorités.

Comme nous l’avons vu, l’origine divine de la propriété et de l’autorité étant sapée, les bourgeois ont dû leur chercher une nouvelle base plus solide. Ayant détruit eux-mêmes celle du droit divin, aidé à combattre celle du droit de la force, ils cherchèrent à y substituer celle de l’argent, en faisant nommer les chambres par le régime censitaire, c’est-à-dire par une certaine catégorie d’individus qui payaient les impôts plus élevés. Plus tard, il fut question d’y adjoindre les « capacités », c’étaient les bourgeois déclassés qui réclamaient.

Mais tout cela ne pouvait avoir longue durée. Du moment que l’autorité était mise en discussion, elle perdait de sa force, et ceux qui ne prenaient pas part au choix des maîtres, ne tardèrent pas à réclamer le droit de donner leur avis dans ce choix.


La bourgeoisie, qui redoutait le peuple, ne voulait faire aucune concession ; elle tenait le pouvoir, elle voulait le garder ; les travailleurs, pour avoir le suffrage universel, durent faire une révolution. Les bourgeois qu’ils portèrent au pouvoir s’empressèrent de leur chicaner ce droit acquis et de rogner les ongles à ce monstre qu’ils pensaient devoir les dévorer. Ce ne fut qu’à la longue, à force de le voir fonctionner qu’ils comprirent qu’il n’était pas dangereux pour leurs privilèges, que ce n’était qu’une guitare dont il fallait savoir jouer, et que cette fameuse arme de revendication que les travailleurs croyaient avoir acquise — ils l’avaient payée de leur sang — n’était qu’un instrument perfectionné de domination qui asservissait ceux qui s’en servaient alors qu’ils croyaient s’émanciper.

En effet, qu’est-ce que le suffrage universel, sinon le droit, pour les gouvernés, de choisir leur maître ; le droit de choisir les verges oui doivent les fouetter ? L’électeur est souverain… pour choisir son maître, mais il n’a pas le droit de ne pas en vouloir, car celui que ses voisins auront choisi sera le sien. Du moment où il a déposé son bulletin dans l’urne, il a signé son abdication, il n’aura plus qu’à se plier aux caprices des maîtres de son choix, ils feront les lois, les lui appliqueront et le jetteront en prison s’il regimbe.


Nous ne voulons pas faire ici, le procès du suffrage universel, ni examiner tous les correctifs, tous les adjuvants que l’on a voulu y apporter pour obvier aux fantaisies des élus, assurer la souveraineté de l’électeur, en lui donnant les moyens de forcer l’élu à tenir ses promesses, cela nous entraînerait trop loin, et n’a, du reste, aucune importance pour nous, puisque nous voulons démontrer qu’il ne doit pas y avoir plus de lois des Majorités que de Droit divin, que les individus ne doivent pas être soumis à d’autre règle que celle de leur volonté.

Et, même, en disséquant le fonctionnement du suffrage universel, nous arriverons à démontrer que ce n’est même pas la majorité qui gouverne, mais une minorité très infime, sortie d’une autre minorité, qui n’est elle-même qu’une minorité choisie dans la masse gouvernée.


Ce n’est qu’arbitrairement que les femmes et les enfants, qui subissent aussi les lois, sont exclus du droit de prendre part au vote. Si nous déduisons encore ceux qui, pour une raison ou une autre n’usent pas de ce « droit », nous nous trouvons en présence d’une première minorité reconnue, très arbitrairement, comme la seule apte à choisir des maîtres pour tous.

En deuxième lieu, le jour du vote, c’est la majorité qui, théoriquement, doit décider de l’élu de la circonscription ; mais, pratiquement, le choix des électeurs se répartissant sur six, huit, dix candidats et souvent plus — sans compter ceux des électeurs qui, ne trouvant pas, dans la foule des candidats, leur opinion représentée, votent contre leur idée — l’élu n’est donc, encore ici, que le produit d’une seconde minorité.

En troisième lieu, les élus une fois réunis, c’est encore la majorité qui, théoriquement toujours, doit décider parmi eux, mais là encore les opinions se divisant en groupes, sous-groupes innombrables, il s’ensuit, dans la pratique, que ce sont de petits groupes d’ambitieux qui, se tenant entre les partis extrêmes, décident du vote par l’apport de leurs voix à ceux qui leur offrent le plus d’avantages.

On voit, par le peu que nous venons de dire, que la prétendue souveraineté de l’électeur se borne à bien peu de choses, mais il faut noter que, pour ne pas embrouiller le lecteur, nous avons simplifié notre critique et avons supposé que chacun agissait correctement et logiquement. Mais, si nous faisons entrer en ligne de compte les intrigues, les tripotages, les calculs ambitieux, si nous faisons remarquer, qu’avant d’être définitives, les lois doivent passer devant une autre assemblée : le Sénat qui, lui, est nommé par une autre catégorie d’électeurs, si nous tenons compte que le pouvoir législatif se compose de cinq cents et quelques députés et que chaque électeur n’en nomme qu’un, que sa volonté, par conséquent, entre pour moins d’un cinq centième dans la volonté générale, réduite encore par le veto du Sénat, nous finirons par nous apercevoir que la souveraineté individuelle est en quantité si infinitésimale dans la souveraineté nationale que l’on finit par ne pas la retrouver au décantage.

Mais ce n’est rien encore ; le suffrage universel a un effet encore bien plus désastreux. C’est de donner naissance au règne des nullités et des médiocrités, et nous le prouvons.

Toute idée nouvelle, en avance sur son époque, est toujours, par ce fait, en minorité à ses débuts. Très clairsemés sont les cerveaux assez ouverts pour l’adopter et la défendre. Cela est une vérité reconnue, et la conclusion est, que les individus aux idées vraiment larges, vraiment intelligents, sont toujours en minorité. Le gros de la masse professe les idées moyennes qui ont cours, c’est elle qui fait la majorité, c’est elle qui choisira le député qui, pour être nommé, se sera bien gardé de froisser les préjugés de ses électeurs, de heurter les idées reçues. Au contraire, pour arriver à grouper le plus de monde possible sur son nom, il aura fallu qu’il arrondisse ses angles, qu’il ait fait choix d’un stock de lieux communs pour débiter à ceux dont il convoite les suffrages. Pour ne pas les effrayer, il devra renchérir sur leur bêtise. Plus il aura été plat, médiocre et effacé, plus il aura de chances d’être élu.


Que l’on examine bien le fonctionnement de tous les groupements : comités, chambres syndicales, associations de secours mutuels, d’artistes, de littérateurs, etc., toujours dans leur organisation hiérarchique, nommée au suffrage universel, vous verrez les emplois tenus par des individus qui, à part leur ambition, leur besoin de se montrer, de faire parler d’eux ou de se créer une situation aux dépens de leurs collègues et d’un certain esprit d’intrigue, seront des plus médiocres en tout.

C’est que tout esprit original qui ne s’occupe que de la réalisation de son idéal, ne peut faire autrement que de froisser tous ceux — et ils sont nombreux — qui suivent les lois de la sainte routine ; tout le monde criera : haro sur le baudet ! Celui qui cherche la vérité et veut la faire prévaloir n’a pas le temps de descendre aux mesquines intrigues de coulisses, il sera sûrement battu dans la lice électorale par celui qui, n’ayant aucune idée originale, acceptant les idées reçues par le plus grand nombre, aura d’autant moins de peine à rentrer ses angles — qu’il n’a pas — de façon à ne froisser personne. Plus on voudra contenter de monde, plus la ligne moyenne d’idées que l’on aura adoptée, devra être débarrassée des idées nouvelles et originales, plus par conséquent, elle se trouvera vide, terne et médiocre. Voilà tout le suffrage : une peau d’âne sonore, ne rendant que des sons sous les coups de ceux qui veulent la faire parler.


Mais, si l’on discute l’autorité, si on la raille, si on la fouaille, elle est loin, malheureusement, d’être disparue de nos mœurs. Les individus sont tellement habitués à être menés en laisse qu’ils se figureraient perdus, le jour où il n’y aurait plus personne pour les tenir à l’attache. Ils sont tellement habitués à voir paraître dans tous les actes de leur vie, le tricorne du gendarme, la bedaine sanglée du maire, l’ingérence et la morgue de la bureaucratie, les figures chafouines du policier et du juge, qu’ils en sont arrivés à s’habituer à ces promiscuités malpropres, les considérant comme choses certainement désagréables, auxquelles on passe toujours avec satisfaction, quand l’occasion s’en présente, quelques crocs-en-jambe, mais que l’on ne peut s’imaginer voir disparaître sans que l’humanité en fût disloquée du coup. Étrange contradiction de l’esprit humain ! On subit avec peine cette autorité, on la bafoue, on la viole quand on le peut, et on se croit perdu lorsqu’on parle de la supprimer.

Affaire d’habitude, à ce qu’il paraît !

Mais ce préjugé est d’autant plus illogique, disons le mot, d’autant plus bête, que l’idéal de chaque individu, en fait de bon gouvernement, serait d’en avoir un qu’il aurait la facilité d’envoyer promener, du jour où celui-ci voudrait l’empêcher d’agir à sa guise. C’est pour flatter cet idéal que la bourgeoisie a inventé le suffrage dit universel.


Si, parmi les travailleurs, la République a eu tant de crédit ; si, après tant de déceptions, le suffrage universel est considéré encore par les gouvernés, comme moyen d’affranchissement, c’est que l’on est arrivé à leur faire croire qu’en changeant les hommes au pouvoir, ils pouvaient changer le système d’exploitation qui nous opprime, en un système d’où découleraient le bien-être et la félicité pour tout le monde. Erreur profonde qui permet aux intrigants d’égarer les travailleurs à la poursuite de réformes illusoires, ne pouvant amener aucun changement dans leur situation, et les habituant à tout attendre d’un changement de personnel dans cette machine à l’opprimer qui s’appelle l’État. Erreur qui, à chaque révolution, a permis aux intrigants d’escamoter les victoires populaires, de s’installer dans les sinécures de ceux que la tourmente révolutionnaire avait balayés, et de former une nouvelle caste d’exploiteurs en créant, autour d’eux, des intérêts nouveaux qui, une fois établis, ont su s’imposer et réduire au silence ceux qui avaient eu la naïveté de les porter au pinacle.


Quel abîme de contradictions que l’esprit humain ! Si on discute avec des individus à peu près intelligents, ils conviendront bien que, « si tous les hommes étaient raisonnables, il n’y aurait pas besoin de gouvernement ; eux, à la rigueur, s’en passeraient facilement. Mais, malheureusement, tous les hommes ne sont pas raisonnables, certains voudraient abuser de leurs forces pour opprimer les autres, vivre à leurs dépens et ne rien faire ; pour parer à ces inconvénients, il faut une autorité qui les mette à la raison ! »

Ce qui, en termes concrets, revient à dire que, pris en masse, les individus sont trop mauvais pour s’entendre entre eux, mais que, pris individuellement ou par fractions, ils sauront gouverner les autres et qu’il faut se dépêcher de leur mettre une force entre les mains pour qu’ils puissent imposer leurs volontés ! Malheureuse logique ! Comme le raisonnement humain te donne le croc-en-jambe !

Tant qu’il y aura des individus pour commander, est-ce qu’ils ne seront pas, forcément, en antagonisme avec ceux qu’ils commandent ? Est-ce que les individus au pouvoir, fussent-ils sincères, n’auront pas leurs idées propres à faire prévaloir ? Et ces idées, si elles peuvent être bonnes, peuvent aussi être très mauvaises. Noyées dans la masse, elles resteront sans force, avec l’autorité aux mains de ceux qui les professent, elles seront imposées à ceux qui les repousseraient. Et plus les individus au pouvoir seraient sincères, plus impitoyables ils seraient contre ceux qui se révolteraient contre leur manière de voir, étant convaincus de travailler au bonheur de l’humanité.


Nous avons vu dans le chapitre précédent que notre esclavage politique était déterminé par notre situation économique ; nous avons gendarmes, juges, ministres, etc., parce que nous avons banquiers, propriétaires ; l’un entraîne l’autre. Si nous arrivons à renverser ceux qui nous exploitent à l’atelier, si nous arrivons à nous débarrasser de ceux qui nous tiennent aux entrailles, il n’y a plus besoin de la force qui les défend, elle n’a plus raison d’être.

Actuellement, il y a besoin d’un gouvernement, de lois, de députés pour les fabriquer, d’une magistrature pour appliquer ces lois, d’une police pour appuyer les décisions de la magistrature, parce que ceux qui possèdent ont besoin d’une force pour défendre ce dont ils se sont emparés contre les revendications de ceux qu’ils ont dépossédés.

Mais le travailleur, lui, qu’a-t-il à défendre ? Que lui importe tout cet attirail gouvernemental dont il est le seul à supporter les frais d’entretien, sans en tirer aucun profit, qui n’est là que pour lui apprendre qu’il n’a que le droit de crever de faim au milieu de l’abondance qu’il a créée ?

Aux jours sombres de révolte, quand la misère devenue plus intense pousse les travailleurs en masse dans la rue, ce sont encore ces institutions « sociales » qui se dressent devant eux et leur barrent la route de l’avenir. Il faut donc les détruire ; se bien garder de reconstituer une aristocratie nouvelle qui n’aurait qu’un but : jouir le mieux et le plus vite aux dépens de ses protégés. Qu’importe le choix de la main qui vous frappe, c’est à ne plus être frappés que nous devons viser.

N’oublions pas que, quel que soit le nom dont s’affuble l’autorité nouvelle, quelque bénigne qu’elle cherche à paraître, quels que soient les amendements que l’on y apporte, quel que soit le mode de recrutement de son personnel, ne s’en posera pas moins le dilemme suivant : ou bien ses décisions auront force de lois et seront obligatoires pour tous, alors elle aura besoin de toutes les institutions actuelles pour les appliquer et les faire respecter ? — Alors renonçons à être libres. — Ou bien les individus resteront libres de discuter les décisions gouvernementales, de s’y conformer s’il leur plaît, d’envoyer promener l’autorité si elle les embête ? — Alors la liberté reste entière, mais le gouvernement est inutile tout en restant une entrave et une menace. Conclusion : Pas de gouvernement.