La Suite du Menteur/Acte I

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Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome IV (p. 289-310).
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ACTE I.


Scène première.

DORANTE, CLITON.
(Dorante paroît écrivant dans une prison, et le geôlier ouvrant la porte à Cliton et le lui montrant.)
CLITON.

Ah ! Monsieur, c’est donc vous ?

DORANTE.

Ah ! Monsieur, c’est donc vous ?Cliton, je te revoi ?

CLITON.

Je vous trouve, Monsieur, dans la maison du Roi !
Quel charme, quel désordre, ou quelle raillerie,
Des prisons de Lyon fait votre hôtellerie ?

DORANTE.

5Tu le sauras tantôt. Mais qui t’amène ici ?

CLITON.

Les soins de vous chercher.

DORANTE.

Les soins de vous chercher.Tu prends trop de souci ;
Et bien qu’après deux ans ton devoir s’en avise[1],

Ta rencontre me plaît, j’en aime la surprise :
Ce devoir, quoique tard, enfin s’est éveillé[2].

CLITON.

10Et qui savoit, Monsieur, où vous étiez allé ?
Vous ne nous témoigniez qu’ardeur et qu’allégresse,
Qu’impatients désirs de posséder Lucrèce ;
L’argent étoit touché, les accords publiés,
Le festin commandé, les parents conviés,
15Les violons choisis, ainsi que la journée[3] :
Rien ne sembloit plus sûr qu’un si proche hyménée ;
Et parmi ces apprêts, la nuit d’auparavant,
Vous sûtes faire gille[4], et fendîtes le vent.
Comme il ne fut jamais d’éclipse plus obscure,
20Chacun sur ce départ forma sa conjecture :
Tous s’entre-regardoient, étonnés, ébahis ;
L’un disoit : « Il est jeune, il veut voir le pays ; »
L’autre : « Il s’est allé battre, il a quelque querelle ; »
L’autre d’une autre idée embrouilloit sa cervelle ;
25Et tel vous soupçonnoit de quelque guérison
D’un mal privilégié dont je tairai le nom.
Pour moi, j’écoutois tout, et mis dans mon caprice
Qu’on ne devinoit rien que par votre artifice.
Ainsi ce qui chez eux prenoit plus de crédit
30M’étoit aussi suspect que si vous l’eussiez dit ;
Et tout simple et doucet, sans chercher de finesse[5],
Attendant le boiteux[6], je consolois Lucrèce.

DORANTE.

Je l’aimois, je te jure ; et pour la posséder,

Mon amour mille fois voulut tout hasarder ;
35Mais quand j’eus bien pensé que j’allois à mon âge[7]
Au sortir de Poitiers entrer au mariage,
Que j’eus considéré ses chaînes de plus près,
Son visage à ce prix n’eut plus pour moi d’attraits :
L’horreur d’un tel lien m’en fit de la maîtresse ;
40Je crus qu’il falloit mieux employer ma jeunesse,
Et que quelques appas qui pussent me ravir[8],
C’étoit mal en user que sitôt m’asservir.
Je combats toutefois ; mais le temps qui s’avance
Me fait précipiter en cette extravagance ;
45Et la tentation de tant d’argent touché
M’achève de pousser où j’étois trop penché.
Que l’argent est commode à faire une folie !
L’argent me fait résoudre à courir l’Italie.
Je pars de nuit en poste, et d’un soin diligent
50Je quitte la maîtresse, et j’emporte l’argent.
Mais, dis-moi, que fit-elle, et que dit lors son père ?
Le mien, ou je me trompe, étoit fort en colère ?

CLITON.

D’abord de part et d’autre on vous attend sans bruit ;
Un jour se passe, deux, trois, quatre, cinq, six, huit ;
55Enfin, n’espérant plus, on éclate, on foudroie.
Lucrèce par dépit témoigne de la joie,
Chante, danse, discourt, rit ; mais, sur mon honneur !
Elle enrageait, Monsieur, dans l’âme, et de bon cœur.
Ce grand bruit s’accommode, et pour plâtrer l’affaire,
60La pauvre délaissée épouse votre père,
Et rongeant dans son cœur son déplaisir secret,
D’un visage content prend le change à regret.
L’éclat d’un tel affront l’ayant trop décriée,

Il n’est à son avis que d’être mariée ;
65Et comme en un naufrage on se prend où l’on peut,
En fille obéissante elle veut ce qu’on veut.
Voilà donc le bonhomme enfin à sa seconde,
C’est-à-dire qu’il prend la poste à l’autre monde ;
Un peu moins de deux mois le met dans le cercueil.

DORANTE.

70J’ai su sa mort à Rome, où j’en ai pris le deuil.

CLITON.

Elle a laissé chez vous un diable de ménage :
Ville prise d’assaut n’est pas mieux au pillage ;
La veuve et les cousins, chacun y fait pour soi,
Comme fait un traitant pour les deniers du Roi[9] :
75Où qu’ils jettent la main ils font rafles entières ;
Ils ne pardonnent pas même au plomb des gouttières ;
Et ce sera beaucoup si vous trouvez chez vous,
Quand vous y rentrerez, deux gonds et quatre clous.
J’apprends qu’on vous a vu cependant à Florence.
80Pour vous donner avis je pars en diligence ;
Et je suis étonné qu’en entrant dans Lyon
Je vois courir du peuple avec émotion.
Je veux voir ce que c’est ; et je vois, ce me semble,
Pousser dans la prison quelqu’un qui vous ressemble,
85On m’y permet l’entrée ; et vous trouvant ici[10],
Je trouve en même temps mon voyage accourci.
Voilà mon aventure, apprenez-moi la vôtre.

DORANTE.

La mienne est bien étrange, on me prend pour un autre.

CLITON.

J’eusse osé le gager. Est-ce meurtre ou larcin ?

DORANTE.

90Suis-je fait en voleur ou bien en assassin ?
Traître, en ai-je l’habit, ou la mine, ou la taille ?

CLITON.

Connoît-on à l’habit aujourd’hui la canaille,
Et n’est-il point, Monsieur, à Paris de filous
Et de taille et de mine aussi bonnes que vous ?

DORANTE.

95Tu dis vrai, mais écoute. Après une querelle
Qu’à Florence un jaloux me fit pour quelque belle,
J’eus avis que ma vie y couroit du danger :
Ainsi donc sans trompette il fallut déloger.
Je pars seul et de nuit, et prends ma route en France,
100Où, sitôt que je suis en pays d’assurance,
Comme d’avoir couru je me sens un peu las,
J’abandonne la poste, et viens au petit pas.
Approchant de Lyon, je vois dans la campagne…

CLITON.

N’aurons-nous point ici de guerres d’Allemagne[11] ?

DORANTE.

105Que dis-tu ?

CLITON.

Que dis-tu ?Rien, Monsieur, je gronde entre mes dents
Du malheur qui suivra ces rares incidents ;
J’en ai l’âme déjà toute préoccupée.

DORANTE.

Donc à deux cavaliers je vois tirer l’épée ;
Et pour en empêcher l’événement fatal,
110J’y cours la mienne au poing, et descends de cheval.
L’un et l’autre, voyant à quoi je me prépare,
Se hâte d’achever avant qu’on les sépare,
Presse sans perdre temps, si bien qu’à mon abord

D’un coup que l’un allonge, il blesse l’autre à mort.
115Je me jette au blessé, je l’embrasse, et j’essaie
Pour arrêter son sang de lui bander sa plaie ;
L’autre, sans perdre temps en cet événement[12],
Saute sur mon cheval, le presse vivement,
Disparoît, et mettant à couvert le coupable,
120Me laisse auprès du mort faire le charitable.
Ce fut en cet état, les doigts de sang souillés,
Qu’au bruit de ce duel trois sergents éveillés,
Tous gonflés de l’espoir d’une bonne lippée,
Me découvrirent seul, et la main à l’épée.
125Lors, suivant du métier le serment solennel,
Mon argent fut pour eux le premier criminel ;
Et s’en étant saisis aux premières approches,
Ces messieurs pour prison lui donnèrent leurs poches,
Et moi, non sans couleur, encore qu’injustement,
130Je fus conduit par eux en cet appartement.
Qui te fait ainsi rire, et qu’est-ce que tu penses ?

CLITON.

Je trouve ici, Monsieur, beaucoup de circonstances :
Vous en avez sans doute un trésor infini ?
Votre hymen de Poitiers n’en fut pas mieux fourni ;
135Et le cheval surtout vaut, en cette rencontre[13],
Le pistolet ensemble, et l’épée, et la montre[14].

DORANTE.

Je me suis bien défait de ces traits d’écolier
Dont l’usage autrefois m’étoit si familier ;
Et maintenant, Cliton, je vis en honnête homme.

CLITON.

140Vous êtes amendé du voyage de Rome ;

Et votre âme en ce lieu, réduite au repentir,
Fait mentir le proverbe en cessant de mentir.
Ah ! j’aurois plutôt cru…

DORANTE.

Ah ! j’aurois plutôt cru…Le temps m’a fait connoître
Quelle indignité c’est, et quel mal en peut naître.

CLITON.

145Quoi ! ce duel, ces coups si justement portés,
Ce cheval, ces sergents…

DORANTE.

Ce cheval, ces sergents…Autant de vérités.

CLITON.

J’en suis fâché pour vous, Monsieur, et surtout d’une,
Que je ne compte pas à petite infortune :
Vous êtes prisonnier, et n’avez point d’argent ;
Vous serez criminel.

DORANTE.

150Vous serez criminel.Je suis trop innocent.

CLITON.

Ah ! Monsieur, sans argent est-il de l’innocence ?

DORANTE.

Fort peu ; mais dans ces murs Philiste a pris naissance,
Et comme il est parent des premiers magistrats,
Soit d’argent, soit d’amis, nous n’en manquerons pas.
155J’ai su qu’il est en ville, et lui venois d’écrire
Lorsqu’ici le concierge est venu t’introduire.
Va lui porter ma lettre.

CLITON.

Va lui porter ma lettre.Avec un tel secours
Vous serez innocent avant qu’il soit deux jours[15].
Mais je ne comprends rien à ces nouveaux mystères :

160Les filles doivent être ici fort volontaires ;
Jusque dans la prison elles cherchent les gens.


Scène II.

DORANTE, CLITON, LYSE.
CLITON, à Lyse.

Il ne fait que sortir des mains de trois sergents ;
Je t’en veux avertir : un fol espoir te trouble ;
Il cajole des mieux, mais il n’a pas le double[16].

LYSE.

J’en apporte pour lui.

CLITON.

165J’en apporte pour lui.Pour lui ! tu m’as dupé ;
Et je doute sans toi si nous aurions soupé[17].

LYSE.

Avec ce passe-port suis-je la bienvenue ?

CLITON.

Tu nous vas à tous deux donner dedans la vue.

LYSE.

Ai-je bien pris mon temps ?

CLITON.

Ai-je bien pris mon temps ?Le mieux qu’il se pouvait.
170C’est une honnête fille, et Dieu nous la devoit :
Monsieur, écoutez-la.

DORANTE.

Monsieur, écoutez-la.Que veut-elle ?

LYSE.

Monsieur, écoutez-la.Que veut-elle ?Une dame
Vous offre en cette lettre un cœur tout plein de flamme.

DORANTE.

Une dame ?

CLITON.

Une dame ?Lisez sans faire de façons :
Dieu nous aime, Monsieur, comme nous sommes bons ;
175Et ce n’est pas là tout, l’amour ouvre son coffre,
Et l’argent qu’elle tient vaut bien le cœur qu’elle offre.

DORANTE lit.

Au bruit du monde qui vous conduisoit prisonnier, j’ai mis les yeux à la fenêtre, et vous ai trouvé de si bonne mine, que mon cœur est allé dans la même prison que vous, et n’en veut point sortir tant que vous y serez. Je ferai mon possible pour vous en tirer au plus tôt. Cependant obligez-moi de vous servir de ces cent pistoles que je vous envoie : vous en pouvez avoir besoin en l’état où vous êtes, et il m’en demeure assez d’autres à votre service.

(Dorante continue.)

Cette lettre est sans nom.

CLITON.

Cette lettre est sans nom.Les mots en sont françois.

(À Lyse[18].)

Dis-moi, sont-ce louis, ou pistoles de poids[19] ?

DORANTE.

Tais-toi.

LYSE.

Tais-toi.Pour ma maîtresse il est de conséquence
180De vous taire deux jours son nom et sa naissance ;
Ce secret trop tôt su peut la perdre d’honneur.

DORANTE.

Je serai cependant aveugle en mon bonheur ?
Et d’un si grand bienfait j’ignorerai la source ?

CLITON, à Dorante.

Curiosité bas, prenons toujours la bourse :
185Souvent c’est perdre tout que vouloir tout savoir[20].

LYSE, à Dorante.

Puis-je la lui donner ?

CLITON, à Lyse.

Puis-je la lui donner ?Donne, j’ai tout pouvoir,
Quand même ce seroit le trésor de Venise.

DORANTE.

Tout beau, tout beau, Cliton, il nous faut…

CLITON.

Tout beau, tout beau, Cliton, il nous faut…Lâcher prise ?
Quoi ? c’est ainsi, Monsieur…

DORANTE.

Quoi ? c’est ainsi, Monsieur…Parleras-tu toujours ?

CLITON.

190Et voulez-vous du ciel renvoyer le secours ?

DORANTE.

Accepter de l’argent porte en soi quelque honte.

CLITON.

Je m’en charge pour vous, et la prends pour mon conte[21].

DORANTE, à Lyse.

Écoute un mot.

CLITON.

Écoute un mot.Je tremble, il va la refuser[22].

DORANTE.

Ta maîtresse m’oblige.

CLITON.

Ta maîtresse m’oblige.Il en veut mieux user.
Oyons.

DORANTE.

195Oyons.Sa courtoisie est extrême et m’étonne ;
Mais…

CLITON.

Mais…Le diable de mais !

DORANTE.

Mais…Le diable de mais !Mais qu’elle me pardonne[23]

CLITON.

Je me meurs, je suis mort.

DORANTE.

Je me meurs, je suis mort.Si j’en change l’effet,
Et reçois comme un prêt le don qu’elle me fait.

CLITON.

Je suis ressuscité ; prêt ou don, ne m’importe.

DORANTE, à Cliton, et puis[24] à Lyse.

200Prends. Je le lui rendrai même avant que je sorte.

CLITON, à Lyse.

Écoute un mot : tu peux t’en aller à l’instant,
Et revenir demain avec encore autant ;
Et vous, Monsieur, songez à changer de demeure :
Vous serez innocent avant qu’il soit une heure.

DORANTE, à Cliton, et puis à Lyse.

205Ne me romps plus la tête ; et toi, tarde un moment :
J’écris à ta maîtresse un mot de compliment.

(Dorante va écrire sur la table.)
CLITON.

Dirons-nous cependant deux mots de guerre ensemble ?

LYSE.

Disons.

CLITON.

Disons.Contemple-moi.

LYSE.

Disons.Contemple-moi.Toi ?

CLITON.

Disons.Contemple-moi.Toi ?Oui, moi. Que t’en semble[25] ?
Dis.

LYSE.

Dis.Que tout vert et rouge, ainsi qu’un perroquet,
210Tu n’es que bien en cage, et n’as que du caquet.

CLITON.

Tu ris. Cette action, qu’est-elle ?

LYSE.

Tu ris. Cette action, qu’est-elle ?Ridicule.

CLITON.

Et cette main ?

LYSE.

Et cette main ?De taille à bien ferrer la mule[26].

CLITON.

Cette jambe, ce pied ?

LYSE.

Cette jambe, ce pied ?Si tu sors des prisons,
Dignes de t’installer aux Petites-Maisons.

CLITON.

Ce front ?

LYSE.

Ce front ?Est un peu creux.

CLITON.

Ce front ?Est un peu creux.Cette tête ?

LYSE.

215Ce front ?Est un peu creux.Cette tête ?Un peu folle.

CLITON.

Ce ton de voix enfin avec cette parole ?

LYSE.

Ah ! c’est là que mes sens demeurent étonnés :
Le ton de voix est rare, aussi bien que le nez[27].

CLITON.

Je meure, ton humeur me semble si jolie,
220Que tu me vas résoudre à faire une folie.
Touche, je veux t’aimer, tu seras mon souci :
Nos maîtres font l’amour, nous le ferons aussi.
J’aurai mille beaux mots tous les jours à te dire ;
Je coucherai de feux, de sanglots[28], de martyre ;
225Je te dirai : « Je meurs, je suis dans les abois,
Je brûle… »

LYSE.

Je brûle… »Et tout cela de ce beau ton de voix ?
Ah ! si tu m’entreprends deux jours de cette sorte,
Mon cœur est déconfit, et je me tiens pour morte ;
Si tu me veux en vie, affoiblis ces attraits,
230Et retiens pour le moins la moitié de leurs traits.

CLITON.

Tu sais même charmer alors que tu te moques.
Gouverne doucement l’âme que tu m’excroques[29].
On a traité mon maître avec moins de rigueur :
On n’a pris que sa bourse, et tu prends jusqu’au cœur.

LYSE.

Il est riche, ton maître.

CLITON.

Il est riche, ton maître.Assez.

LYSE.

235Il est riche, ton maître.Assez.Et gentilhomme ?

CLITON.

Il le dit.

LYSE.

Il le dit.Il demeure ?

CLITON.

Il le dit.Il demeure ?À Paris.

LYSE.

Il le dit.Il demeure ?À Paris.Et se nomme ?

DORANTE, fouillant dans la bourse.

Porte-lui cette lettre, et reçois…

CLITON, lui retenant le bras.

Porte-lui cette lettre, et reçois…Sans compter ?

DORANTE.

Cette part de l’argent que tu viens d’apporter.

CLITON.

Elle n’en prendra pas, Monsieur, je vous proteste.

LYSE.

240Celle qui vous l’envoie en a pour moi de reste.

CLITON.

Je vous le disois bien, elle a le cœur trop bon.

LYSE.

Lui pourrai-je, Monsieur, apprendre votre nom ?

DORANTE.

Il est dans mon billet. Mais prends, je t’en conjure.

CLITON.

Vous faut-il dire encore que c’est lui faire injure ?

LYSE.

245Vous perdez temps, Monsieur, je sais trop mon devoir.
Adieu : dans peu de temps je viendrai vous revoir[30],
Et porte tant de joie à celle qui vous aime,
Qu’elle rapportera la réponse elle-même.

CLITON.

Adieu, belle railleuse.

LYSE.

Adieu, belle railleuse.Adieu, cher babillard[31].


Scène III.

DORANTE, CLITON.
DORANTE.

250Cette fille est jolie, elle a l’esprit gaillard.

CLITON.

J’en estime l’humeur, j’en aime le visage ;
Mais plus que tous les deux j’adore son message.

DORANTE.

C’est celle dont il vient qu’il en faut estimer ;
C’est elle qui me charme et que je veux aimer.

CLITON.

255Quoi ! vous voulez, Monsieur, aimer cette inconnue ?

DORANTE.

Oui, je la veux aimer, Cliton.

CLITON.

Oui, je la veux aimer, Cliton.Sans l’avoir vue ?

DORANTE.

Un si rare bienfait en un besoin pressant
S’empare puissamment d’un cœur reconnoissant ;
Et comme de soi-même il marque un grand mérite,
260Dessous cette couleur il parle, il sollicite,
Peint l’objet aussi beau qu’on le voit généreux,
Et si l’on n’est ingrat, il faut être amoureux.

CLITON.

Votre amour va toujours d’un étrange caprice :

Dès l’abord autrefois vous aimâtes Clarice ;
265Celle-ci, sans la voir. Mais, Monsieur, votre nom,
Lui deviez-vous l’apprendre, et sitôt ?

DORANTE.

Lui deviez-vous l’apprendre, et sitôt ?Pourquoi non ?
J’ai cru le devoir faire, et l’ai fait avec joie.

CLITON.

Il est plus décrié que la fausse monnoie.

DORANTE.

Mon nom ?

CLITON.

Mon nom ?Oui, dans Paris, en langage commun,
270Dorante et le menteur à présent ce n’est qu’un,
Et vous y possédez ce haut degré de gloire
Qu’en une comédie on a mis votre histoire.

DORANTE.

En une comédie ?

CLITON.

En une comédie ?Et si naïvement,
Que j’ai cru, la voyant, voir un enchantement.
275On y voit un Dorante avec votre visage ;
On le prendroit pour vous : il a votre air, votre âge,
Vos yeux, votre action, votre maigre embonpoint,
Et paroît, comme vous, adroit au dernier point.
Comme à l’événement j’ai part à la peinture :
280Après votre portrait on produit ma figure.
Le héros de la farce, un certain Jodelet[32],
Fait marcher après vous votre digne valet ;
Il a jusqu’à mon nez et jusqu’à ma parole,
Et nous avons tous deux appris en même école :
285C’est l’original même, il vaut ce que je vaux ;
Si quelque autre s’en mêle, on peut s’inscrire en faux ;

Et tout autre que lui, dans cette comédie,
N’en fera jamais voir qu’une fausse copie.
Pour Clarice et Lucrèce, elles en ont quelque air ;
290Philiste avec Alcippe y vient vous accorder ;
Votre feu père même est joué sous le masque.

DORANTE.

Cette pièce doit être et plaisante et fantasque.
Mais son nom ?

CLITON.

Mais son nom ?Votre nom de guerre, le Menteur.

DORANTE.

Les vers en sont-ils bons ? fait-on cas de l’auteur ?

CLITON.

295La pièce a réussi, quoique faible de style,
Et d’un nouveau proverbe elle enrichit la ville ;
De sorte qu’aujourd’hui presque en tous les quartiers
On dit, quand quelqu’un ment, qu’il revient de Poitiers.
Et pour moi, c’est bien pis, je n’ose plus paroître.
300Ce maraud de farceur m’a fait si bien connoître,
Que les petits enfants, sitôt qu’on m’aperçoit,
Me courent dans la rue et me montrent au doigt ;
Et chacun rit de voir les courtauds de boutique,
Grossissant à l’envi leur chienne de musique,
305Se rompre le gosier, dans cette belle humeur,
À crier après moi : « Le valet du Menteur ! »
Vous en riez vous-même !

DORANTE.

Vous en riez vous-même !Il faut bien que j’en rie[33].

CLITON.

Je n’y trouve que rire, et cela vous décrie,
Mais si bien, qu’à présent, voulant vous marier,

310Vous ne trouveriez pas la fille d’un huissier,
Pas celle d’un recors, pas d’un cabaret même.

DORANTE.

Il faut donc avancer près de celle qui m’aime.
Comme Paris est loin, si je ne suis déçu,
Nous pourrons réussir avant qu’elle ait rien su.
315Mais quelqu’un vient à nous, et j’entends du murmure.


Scène IV.

Le Prévôt, CLÉANDRE, DORANTE, CLITON.
CLÉANDRE, au prévôt.

Ah ! je suis innocent ; vous me faites injure.

LE PRÉVÔT, à Cléandre.

Si vous l’êtes, Monsieur, ne craignez aucun mal ;
Mais comme enfin le mort étoit votre rival,
Et que le prisonnier proteste d’innocence,
320Je dois sur ce soupçon vous mettre en sa présence.

CLÉANDRE, au prévôt.

Et si pour s’affranchir il ose me charger ?

LE PRÉVÔT, à Cléandre.

La justice entre vous en saura bien juger.
Souffrez paisiblement que l’ordre s’exécute.

(À Dorante.)

Vous avez vu, Monsieur, le coup qu’on vous impute[34].
325Voyez ce cavalier ; en seroit-il l’auteur ?

CLÉANDRE, bas.

Il va me reconnoître. Ah, Dieu ! je meurs de peur.

DORANTE, au prévôt.

Souffrez que j’examine à loisir son visage.

(Bas.)

C’est lui, mais il n’a fait qu’en homme de courage ;
Ce seroit lâcheté, quoi qu’il puisse arriver,
330De perdre un si grand cœur quand je puis le sauver[35].
Ne le découvrons point.

CLÉANDRE, bas.

Ne le découvrons point.Il me connoît, je tremble.

DORANTE, au prévôt.

Ce cavalier, Monsieur, n’a rien qui lui ressemble ;
L’autre est de moindre taille, il a le poil plus blond,
Le teint plus coloré, le visage plus rond,
335Et je le connois moins, tant plus je le contemple.

CLÉANDRE, bas.

Oh ! générosité qui n’eut jamais d’exemple !

DORANTE.

L’habit même est tout autre.

LE PRÉVÔT.

L’habit même est tout autre.Enfin ce n’est pas lui ?

DORANTE.

Non, il n’a point de part au duel d’aujourd’hui.

LE PRÉVÔT, à Cléandre.

Je suis ravi, Monsieur, de voir votre innocence
340Assurée à présent par sa reconnoissance ;
Sortez quand vous voudrez, vous avez tout pouvoir.
Excusez la rigueur qu’a voulu mon devoir.
Adieu.

CLÉANDRE, au prévôt.

Adieu.Vous avez fait le dû de votre office.


Scène V.

DORANTE, CLÉANDRE, CLITON.
DORANTE, à Cléandre.

Mon cavalier, pour vous je me fais injustice ;
345Je vous tiens pour brave homme, et vous reconnois bien[36] ;
Faites votre devoir comme j’ai fait le mien.

CLÉANDRE.

Monsieur…

DORANTE.

Monsieur…Point de réplique, on pourroit nous entendre.

CLÉANDRE.

Sachez donc seulement qu’on m’appelle Cléandre,
Que je sais mon devoir, que j’en prendrai souci,
350Et que je périrai pour vous tirer d’ici.


Scène VI.

DORANTE, CLITON.
DORANTE.

N’est-il pas vrai, Cliton, que c’eût été dommage
De livrer au malheur ce généreux courage ?
J’avois entre mes mains et sa vie et sa mort,
Et je me viens de voir arbitre de son sort.

CLITON.

Quoi ? c’est là donc, Monsieur…

DORANTE.

355Quoi ? c’est là donc, Monsieur…Oui, c’est là le coupable.

CLITON.

L’homme à votre cheval ?

DORANTE.

L’homme à votre cheval ?Rien n’est si véritable.

CLITON.

Je ne sais où j’en suis, et deviens tout confus :
Ne m’aviez-vous pas dit que vous ne mentiez plus ?

DORANTE.

J’ai vu sur son visage un noble caractère,
360Qui me parlant pour lui, m’a forcé de me taire,
Et d’une voix connue entre les gens de cœur
M’a dit qu’en le perdant je me perdrois[37] d’honneur :
J’ai cru devoir mentir pour sauver un brave homme.

CLITON.

Et c’est ainsi, Monsieur, que l’on s’amende à Rome ?
365Je me tiens au proverbe : oui, courez, voyagez ;
Je veux être guenon si jamais vous changez :
Vous mentirez toujours, Monsieur, sur ma parole.
Croyez-moi que Poitiers est une bonne école ;
Pour le bien du public je veux le publier[38] ;
370Les leçons qu’on y prend ne peuvent s’oublier.

DORANTE.

Je ne mens plus, Cliton, je t’en donne assurance ;
Mais en un tel sujet l’occasion dispense.

CLITON.

Vous en prendrez autant comme vous en verrez.
Menteur vous voulez vivre, et menteur vous mourrez ;
375Et l’on dira de vous pour oraison funèbre :
« C’étoit en menterie un auteur très célèbre,
Qui sut y raffiner de si digne façon[39],
Qu’aux maîtres du métier il en eût fait leçon ;
Et qui tant qu’il vécut, sans craindre aucune risque,

380Aux plus forts d’après lui put[40] donner quinze et bisque[41]. »

DORANTE.

Je n’ai plus qu’à mourir, mon épitaphe est fait[42],
Et tu m’érigeras en cavalier parfait :
Tu ferais violence à l’humeur la plus triste.
Mais sans plus badiner, va-t’en chercher Philiste ;
385Donne-lui cette lettre ; et moi, sans plus mentir,
Avec les prisonniers j’irai me divertir.

FIN DU PREMIER ACTE.
  1. Var. Et quoique après deux ans ton souvenir s’avise. (1645-56)
  2. Var. Ton devoir, quoique tard, enfin s’est éveillé. (1645-56)
  3. Var. Tout cet attirail prêt qu’on fait pour l’hyménée,
    [Les violons choisis, ainsi que la journée :]
    Qui se fût défié que la nuit de devant
    Votre propre grandeur dût fendre ainsi le vent ? (1645-56)
  4. Faire gille, se sauver, s’enfuir. Voyez le Lexique.
  5. Var. Et tout simple et doucet, sans y chercher finesse. (1645-64)
  6. Attendant le temps, l’occasion. Voyez le Lexique.
  7. Var. Mais quand j’eus bien pensé qu’il falloit à mon âge. (1645-56)
  8. Var. Et que quelques appas qui me pussent ravir. (1645-56)
  9. Var. Comme fait un sergent pour les deniers du Roi. (1645-60)
  10. Var. Je demande d’entrer ; et vous trouvant ici,
    Je trouve avecque vous mon voyage accourci. (1645-56)
  11. Var. N’aurons-nous point ici des guerres d’Allemagne ? (1645-56)
  12. Var. L’autre, qui voit pour lui le séjour dangereux,
    Saute sur mon cheval, et lui donne des deux. (1645-56)
  13. Var. Et surtout le cheval, lui seul, en ce rencontre,
    Vaut et le pistolet, et l’épée, et la montre. (1645-56)
  14. Voyez ci-dessus, p. 175 et 176.
  15. Var. Vous serez innocent avant qu’il soit huit jours. (1645-60)
  16. Il n’a pas le sou. Voyez le Lexique.
  17. Var. Et je doute sans toi si nous eussions soupé. (1645-56)
  18. Cette indication manque dans l’édition de 1645.
  19. « Pistole, pièce d’or qui n’est point battue au coin de France et qui vaut onze livres. Il y a des pistoles d’Italie et des pistoles d’Espagne. Une pistole légère, une pistole bonne et de poids. » (Dictionnaire de Richelet, 1680.)
  20. Var. Bien souvent on perd tout pour vouloir tout savoir. (1645-56)
  21. Conte, compte. C’est l’orthographe constante de Corneille. Nous la conservons à la rime.
  22. Var. Écoute un mot.Je tremble, il la va refuser. (1645-56)
  23. Var. Mais…Le diable de mais ![Mais qu’elle me pardonne]
    Si… CLIT. Je meurs, je suis mort. (1645-56)
  24. Dans l’édition de 1692, on a, pour varier (voyez l’indication qui précède le vers 205), substitué ensuite à puis.
  25. Var. Regarde-moi. LYSE. Je le veux. CLIT. Que t’en semble ? (1645-56)
  26. Tromper sur un achat, supposer des déboursés imaginaires. Voyez le Lexique.
  27. Voyez la Notice du Menteur, p. 123, et même page, note.
  28. C’est-à-dire j’étalerai mes feux, mes sanglots, etc. Voyez le Lexique, et ci-dessus, p. 196, note 1.
  29. Telle est l’orthographe de ce mot dans toutes les éditions, même dans celle de 1692 et dans la première de Voltaire (1764).
  30. Var. Adieu : je serai peu sans vous venir revoir. (1645-56)
  31. Var. Adieu, belle railleuse.Adieu, beau nazillard. (1645-56)
  32. Voyez ci-dessus la Notice du Menteur, p. 123-125.
  33. Var. Vous en riez aussi ! DOR. Veux-tu point que j’en rie ? (1645-56)
  34. Var. Vous dites avoir vu le coup qu’on vous impute.
    Voyez ce cavalier ; en seroit-ce l’auteur ? (1645-56)
  35. Var. De perdre un si grand cœur quand je le puis sauver. (1645-56)
  36. Var. Je vous tiens pour brave homme, et vous connois fort bien. (1645-56)
  37. L’édition de 1682 porte seule : « je me perdois, » pour : « je me perdrois. »
  38. Var. Pour le bien du public je le veux publier. (1645-56)
  39. Var. Qui savoit les tailler de si digne façon. (1645-56)
  40. Dans toutes les éditions publiées du vivant de Corneille, ce verbe est au subjonctif (avec une s ou un accent circonflexe : pust, pût).
  41. Var. Aux meilleurs d’après lui put donner quinze et bisque (a). (1645-56)

    (a) Terme du jeu de paume. On disait proverbialement à un homme sur qui l’on se vantait d’avoir de l’avantage en quelque chose que ce fût, qu’on lui donnerait quinze et bisque. Voyez le Lexique.
  42. Ce mot était masculin à cette époque. Voyez le Lexique.