La Terreur en Macédoine/I/III

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Éditions Jules Tallandier (p. 33-47).

CHAPITRE III


La sape. — Dans le puits. — Sous la maison… — Bruits de chevaux. — L’écroulement. — Trop tard ! — Le lucerdal. — Massacre. — Joannès et Marko. — Hadj !… à moi. — Lâche ! — Férocité. — Les pendus. — Atroce mutilation d’un vieillard. — Débris humains. — Effroyable menace.

Le plan de Joannès est très simple. Il consiste à creuser un conduit souterrain, jusque sous la grande salle où se tiennent Marko et ses hommes, les bourreaux et leurs victimes. Un travail de sape.

L’exécution ne semble pas difficile. Mais aura-t-on le temps ? Talonnés par l’angoisse, voulant à tout prix délivrer les chères captives et massacrer les bandits, les paysans commencent avec une ardeur fiévreuse.

Joannès a dit :

« Le puits… creusons par le puits. »

C’est un trou circulaire, très large, mesurant près de trois mètres de diamètre, situé sous le hangar, dans un coin, et revêtu intérieurement d’une maçonnerie grossière, en pierre sèche. Sa profondeur est d’environ huit mètres. Pour tirer l’eau, une corde de chanvre passée sur une poulie de fer attachée à une solive du hangar. À chaque extrémité de la corde, un grand seau de bois.

Pour mener à bien l’entreprise, il faut travailler en silence, ne pas attirer l’attention des brigands et veiller à ce qu’ils demeurent enfermés.

« Je veillerai, dit Joannès, et malheur au premier qui allonge seulement le museau.

« Et toi, Michel, sais-tu manier une carabine ?

— Pas trop mal, tu verras !

— Bon ! à nous deux, nous composons l’infanterie.

« Panitza, tu seras le chef des pionniers. »

Un. beau garçon d’une vingtaine d’années, trapu, musclé, les yeux vifs, et francs, s’avance et répond :

« C’est bien, Joannès, j’accepte d’être le chef.

« Comme chef, à moi de travailler le premier. »

Il prend un pic, arrive au puits, et s’installe dans un des seaux, pendant que deux camarades retiennent le cordage.

« Attention ! laissez aller… en douceur… halte. »

À trois mètres de l’ouverture, le sapeur improvisé s’arrête. Avec la pointe de son pic il fait tomber les pierres qui dégringolent avec des plouf ! sinistres.

Vivement il creuse dans la paroi. En peu de temps il a pratiqué une excavation en forme de niche. Il quitte le seau, prend pied dans cette niche, l’amorce du futur conduit, et pioche sans relâche.

Les débris tombent en masse dans l’eau profonde qui rejaillit avec bruit. Joannès quitte un moment sa faction, s’approche du puits et demande à demi-voix :

« Quel sol ?… pierres ?… tuf ?… terre ?…

— Du sable ! répond joyeusement Panitza ; ça se coupe comme du beurre.

— Oui ! mais gare aux éboulements.

— Il faut soutenir les terres en boisant avec des portes, des planches, des douves de tonneaux, des fonds de charrettes… avec tout le bois disponible.

— Entendu ! quand tu seras fatigué, un autre prendra ta place. »

Ainsi commencé, le travail se continue avec une sorte d’acharnement farouche et, silencieux. Les débris tombent toujours au fond du puits qui lentement se comble au fur et à mesure que le conduit avance.

Déjà plusieurs hommes y peuvent mener ensemble ce rude labeur. Les uns enlèvent le. sable avec des pelles, les autres l’emportent jusqu’au puits dans des couffes, d’autres enfin installent tant bien que mal, à la diable, les planches et les madriers.

Pendant ce temps, les heures s’écoulent, pleines d’angoisse. Pas de nouvelles de l’intérieur. C’est comme si l’on était à vingt lieues de l’énorme salle où Marko et ses bandits attendent, avec leur impassibilité de félins à l’affût.

Le léopard n’a point reparu. Les prisonnières, en apparence résignées, observent un silence douloureux, plein de dignité. Nikéa désarmée n’essaye plus de lutter. Assise près de son père, elle prodigue au vieillard des soins affectueux, le console à voix basse et l’exhorte à la patience.

On s’observe à la dérobée des deux côtés. Nul ne soupçonne ce qui se passe chez l’adversaire, mais on sent que la situation, trop tendue, est près de se dénouer et qu’il va se passer quelque chose de terrible.

…Le boyau de sape est creusé. Affamés, courbaturés, mourant de soif, les intrépides pionniers n’ont pas pris une minute de repos. Le conduit souterrain se poursuit, jusque sous la grande salle qui renfermerait facilement deux cents personnes.

Chose extraordinaire, ils ont travaillé avec tant de précaution que pas un bruit suspect n’est venu donner l’éveil aux bandits. Ils ont ensuite excavé circulairement le centre du plancher. Des piliers, au nombre de six, maintiennent le boisage qui supporte ce plancher.

Ces piliers de bois, dressés en arc-boutants, sont reliés entre eux par des cordes. Ces cordes sont en outre attachées au câble servant jadis à monter l’eau dans les seaux.

Maintenant, les débris retirés de la mine ont comblé le puits jusqu’au boyau transversal. Une petite échelle dressée contre la paroi permet de communiquer facilement avec le dehors.

« Tout est prêt, dit Panitza qui remonte informer Joannès du succès de l’opération.

— C’est bien ! pas de temps à perdre, répond le jeune homme ; empoignez le câble et attendez mon signal. »

Ils sont environ vingt-cinq pouvant travailler utilement. Joannès descend dans le puits, saisit l’extrémité libre du cordage qui sort du boyau. Il aperçoit, à la lueur d’une chandelle, ses camarades arc-boutés, comme des marins parés à haler sur une aussière.

« Vous y êtes ?… » dit-il à demi-voix.

Il va crier l’ordre libérateur, provoquer l’écroulement à pic d’une portion du plancher, tenter le suprême et périlleux effort de délivrance.

Quatorze heures d’un labeur écrasant se sont écoulées. écoulées.

Un bruit de tonnerre lui coupe la parole et remplit d’effroi son âme jusqu’alors inaccessible à la crainte. Ce bruit arrive aux oreilles des travailleurs à travers les couches de la terre. Il s’amplifie, grandit encore et se précise.

« Malédiction ! s’écrie Joannès ; des chevaux… ce sont des chevaux qui galopent… ils arrivent…

— Tenez bon, camarades ! hurle Panitza.

— Hisse là !… hisse ! » crie Joannès d’une voix terrible.

Les vingt-cinq hommes, le sang aux yeux, les muscles contractés à se rompre, le cœur battant, donnent une secousse irrésistible. Telle est la force de leur élan, que tout vient en grand et qu’ils tombent à plat ventre, en grappe.

Ce galop furieux, Marko l’entend, lui aussi. Des cris féroces, ponctués, de coups de feu, retentissent, le brigand se jette à la porte avec une joie sauvage qui confine à la démence.

« Les voilà !… les voilà !… mes braves camarades… mes fidèles Albanais ! »

Un peloton d’au moins quarante hommes arrive au triple galop, manteaux au vent, faces convulsées, armes brandies, avec des éclats de poudre, comme l’épique envolée d’une fantasia.

En tête, le flanc troué d’un point rouge d’où suinte un mince filet de sang, bondit le léopard. Derrière le félin s’avance un homme d’une quarantaine d’années, grand, maigre, la face coupée d’une grosse moustache noire…

« Mathisévo ! s’écrie Marko.

— Présent ! répond l’homme en arrêtant net son cheval.

— Mon cher lieutenant… mes vaillants amis !…

— Hadj nous a trouvés… il nous ramène… une bête admirable…

— Pied à terre et aux armes ! »

À ce moment, un coup sourd ébranle jusque dans ses assises la vieille demeure. Le sol s’abîme dans la grande salle. Un nuage de poussière aveuglante monte. Puis des cris effroyables jaillissent des entrailles de la terre.

« Vengeance !… vengeance !… mort aux brigands. »

Les femmes poussent des clameurs éperdues et se blottissent le long des murailles. Puis, aussitôt, des hommes souillés de terre et de poussière surgissent, en brandissant des faux, des pics, des pioches.

Joannès, Michel, Panitza les premiers, puis les autres qui frémissent d’enthousiasme et se hissent agilement sur les débris. Ils vont s’élancer sur la portion demeurée debout, cherchant des yeux les Albanais cloués sur place par la stupeur et l’effroi !

Ah ! si l’instinct diabolique du lucerdal n’avait pas conduit la deuxième troupe !… Si les pionniers avaient seulement pu gagner un quart d’heure !… C’était la victoire assurée, et, avec la victoire, la délivrance !

Habitué à toutes les surprises, familiarisé avec tous les périls, Marko conserve tout son sang-froid. Il commande :

« Vingt hommes près des chevaux… les autres ici ! »

Puis, embrassant d’un coup d’œil l’excavation, le groupe tragique des paysans exaspérés, il ajoute :

« Bien joué !… admirable !… ce Joannès est un adversaire digne de moi… J’ai presque regret d’être forcé de le tuer ! »

Les bandits font irruption par toutes les issues. Un cercle de carabines environne les Slaves qui bondissent.

« Feu ! » hurle Marko.

Les détonations éclatent, assourdissantes. Puis des clameurs déchirantes retentissent. Des cadavres retombent lourdement. Des blessés se traînent, s’agrippent et essayent de brandir l’arme trop lourde pour leurs bras défaillants.

Tous ces malheureux, naguère abrutis par la terreur, sont devenus des héros.

« Rendez-vous !… bas les armes !… » commande Marko, non par humanité, mais pour ménager son monde et infliger d’affreux supplices aux naïfs qui croiraient en sa générosité.

Chose prodigieuse, Joannès n’a pas été atteint par cette décharge à bout portant. Il porte la carabine qu’il a naguère conquise. Il épaule et fait feu, à travers la fumée, dans la direction d’où part la voix.

Ce n’est pas Marko qui est atteint. Son lieutenant, son sauveur, reçoit la balle en pleine poitrine. Il tomba en râlant :

« Adieu, Marko, je meurs heureux de t’avoir sauvé.

— Oh ! tu seras vengé. »

On n’a plus le temps de recharger les armes. Un effroyable corps à corps se produit, Michel crève d’un coup de pic une poitrine vêtue de rouge. Panitza fait voler en éclats, d’un coup de pioche, une tête coiffée du tarbouch. Joannès empoigne sa carabine par le canon. Marko saisit un revolver et l’ajuste. Le léopard se jette au milieu des paysans et les éventre avec ses griffes formidables.

D’un coup de crosse, Joannès fait sauter le revolver de Marko. Et Marko, sûr de sa vigueur, saisit aux flancs le jeune homme pour le terrasser.

La force de l’Albanais est légendaire et rien ne lui résiste. Culbuter un buffle furieux en l’empoignant par les cornes est pour lui un jeu. On l’a vu dompter un cheval à demi sauvage par la pression de ses genoux, le faire hennir de douleur, et finalement le contraindre à plier les jambes.

D’un coup qui lui est familier, il essaye de rompre les reins de Joannès, qu’il domine d’ailleurs de toute la tête.

Chose étrange, le Slave résiste comme un bloc. Bien plus, il ceinture si vigoureusement de ses deux bras le brigand, que ce dernier perd pied, suffoque, bleuit. Furieux, il grogne :

« Par les tripes du Prophète… je t’arracherai les yeux.

— Et moi, riposte Joannès, je ferai manger ton cœur… aux pourceaux… ils crèveront empoisonnés.

— Chien de chrétien !…

— Fils de truie ! »

Collés l’un à l’autre, hérissés, crispés, s’étreignant à faire craquer leurs os, ils sont d’égale force. Serré de près, voyant que les paysans décimés ne reculent pas, se font sans doute écharper, mais rendent coup pour coup, Marko veut en finir.

Il lance de nouveau son appel strangulé, métallique :

« Hadj !… à moi… Hadj !… »

Le léopard entend la voix, comprend l’appel. Fouillant férocement les corps des dents et des griffes, il quitte à regret le carnage et arrive d’un bond.

Il aperçoit l’homme qui lutte contre son maître, et lui enfonce cruellement ses crocs dans l’épaule. Tenaillé par les terribles mâchoires, sentant une douleur atroce, Joannès desserre son étreinte et tombe en poussant un cri de fureur et de désespoir :

« Lâche !… lâche !…

Le lucerdal va s’acharner sur cette proie nouvelle et la mettre en lambeaux. Marko, délivré, aspire une large bouffée d’air, empoigne par la nuque l’animal, l’arrache de force et dit avec un affreux accent de haine :

« Hadj !… assez… assez… je le veux vivant.

« Vous, camarades, ficelez-moi solidement ce compagnon. »

Quatre hommes se jettent sur Joannès. Il se débat avec fureur, secoue la grappe humaine et râle :

« Amis… sauvez-vous !… conservez votre vie… vos forces… pour les luttes futures…

« Nikéa !… chère âme… adieu !… »

La jeune femme, garrottée, incapable de se mouvoir, entend la voix aimée et sanglote :

« Joannès !… mon amour… à toi ma dernière pensée… »

Les paysans valides obéissent à l’ordre suprême de leur chef. Ils se sauvent de tous côtés, s’éparpillent de droite et de gauche, pendant que les blessés, nombreux, hélas ! s’accrochent convulsivement aux bandits.

Une dernière salve tirée à la diable en arrête encore quelques-uns, et les autres disparaissent en criant :

« Vengeance !… vengeance !… »

Les brigands triomphent avec d’autant plus d’arrogance que leurs craintes ont été plus vives.

Remis de cette chaude alerte et enfin assuré de la victoire, Marko a repris ce masque d’ironie et de férocité qui lui semble habituel.

« Ah ! dit-il, narguant à froid, nous allons nous amuser, n’est-ce pas, mes braves ?

— Oui, oui, chef, amusons-nous ! ricanent les misérables qui savent ce que signifie un tel mot dans une telle bouche.

— Ficelez-moi proprement ces bons garçons, dit-il en montrant les blessés.

« Combien sont-ils exactement ?

— Vingt-sept !

— Eh bien ! préparez vingt-sept cordes… si vous en manquez, prenez vos ceintures.

« Allez les accrocher à la poutre du grand hangar et attendez de nouveaux ordres… »

Cinq minutes après, toutes les cordes, pourvues d’un nœud coulant, se balançaient à deux mètres au-dessus du sol.

« A présent, continue Marko, crevez-leur à tous les yeux… »

En entendant cet ordre effroyable, les femmes, garrottées aussi, poussent des clameurs déchirantes et invoquent la pitié du monstre.

« La paix, braillardes ! crie-t-il de sa voix coupante.

« De quoi vous plaignez-vous ?… C’est par humanité… pour qu’ils ne puissent pas se voir souffrir mutuellement…

« Je suis bon… je suis plein de compassion, moi ! »

Les Albanais éclatent de rire, tirent chacun leur poignard et s’accroupissent près des blessés. Puis, lentement, et avec une sorte de dilettantisme féroce et raffiné, ils tailladent les paupières, se donnent la joie hideuse d’épier le dernier regard mouillé de sang et de larmes, et qu’obscurcit la terreur, du néant tout proche !

Et ces hommes ainsi torturés sont des blessés dont la chair est lacérée, dont les membres sont rompus, dont le sang généreux coule et s’épanche en filets rouges !

Puis, brusquement, les regards s’éteignent, les pointes fouillent les orbites, et la nuit se fait sous ces fronts de martyrs !

Des gémissements, des plaintes, des râles s’échappent de ces bouches convulsées. Et cette épouvantable symphonie de la douleur fait ricaner Marko qui jubile et s’esclaffe bruyamment.

Joannès, blessé par le léopard, se dit :

« C’est mon tour ! »

Fier et hautain, il regarde intrépidement Marko, puis ses yeux se reportent, attendris, sur Nikéa, comme pour emporter, dans la nuit sans fin, l’image adorée.

« Non, plus tard », dit Marko qui intercepte ce regard chargé d’amour et ricane de plus belle.

Puis il ajoute :

« À présent, pendez-moi tous ces braves garçons… mais par les pieds !…

« Vous entendez, par les pieds !

— Misérable ! gronde le vieux Grégorio.

— Patience, vieillard, tu auras ton tour. »

Les Albanais saisissent les blessés, auxquels ce brutal contact arrache des hurlements de douleur. Puis, froidement, comme le feraient des bouchers qui suspendent des quartiers de viande, ils accrochent les condamnés par les chevilles passées dans les nœuds coulants.

Les visages se congestionnent, rougissent, bleuissent. Des yeux crevés suintent les larmes et le sang. Des cris qui n’ont rien d’humain s’échappent des bouches aux lèvres violacées. Et ce spectacle atroce amuse les monstres, qui allument des cigarettes, fument et s’esclaffent aux contorsions navrantes, aux râles des martyrs.

Un des brigands fait cette réflexion effroyable :

« Cela doit leur donner la migraine. »

Et un autre renchérit :

« La saignée empêchera la congestion au cerveau.

— On pourrait, ajoute Marko, les rafraîchir un peu… il faut bien faire quelque chose pour ceux qui souffrent… D’abord, je suis humain, moi, et chacun le sait.

— Alors, des éventails ?… interroge un troisième.

— Non, j’ai mieux que cela, continue le misérable qui semble incarner le génie de la férocité.

« Tenez, faites comme moi. »

Il saisit un des martyrs, lui imprime plusieurs mouvements de rotation et le lâche brusquement. La corde se détord, puis se retord en sens inverse, dans une giration grotesque et effroyable, avec de brutales secousses latérales.

Ses compagnons à l’envi l’imitent, et bientôt ces pauvres corps tournent… tournent éperdument, s’entre-choquent, plaie contre plaie, fracture contre fracture, jusqu’à ce que la mort trop lente vienne enfin terminer leur martyre.

Les derniers spasmes s’arrêtent. L’agonie est terminée. On pourrait croire que la rancuneuse férocité de Marko est apaisée, que son âme de réprouvé est enfin saturée de carnage.

Eh bien ! non. Le monstre a encore soif de sang et de mutilations. Il veut encore plus et pis, s’il est possible.

Il se tourne vers Grégorio qui contemple, hagard, ce spectacle terrifiant. Il le voit affaissé, les yeux mornes, la poitrine secouée par un hoquet convulsif, et dans un état d’inconscience navrante.

Il l’interpelle de sa voix mordante.

« À nous deux, vieux ! » lui dit-il sans préambule, en tirant son yatagan recourbé, sa terrible lame de Damas au tranchant indestructible.

Puis, il ajoute :

« Deux hommes de bonne volonté… empoignez-le chacun par une jambe… chavirez-le la tête en bas… très bien… tenez-le droit… écartez-lui les pattes… solidement… »

Il lève son sabre et le laisse retomber, à tour de bras, au milieu de l’angle formé par les deux membres. Des hurlements fous échappent à la victime. Le sang jaillit à flots, Nikéa pousse un cri plaintif et roule sans connaissance, immobile comme une morte. De grosses larmes silencieuses coulent, brûlantes, des yeux de Joannès, qui fait appel à toute son énergie pour ne pas éclater en sanglots et semble tremper sa haine dans ce sang et dans ces larmes.

Marko frappe un second coup, puis un troisième, et les deux bourreaux tirent de plus en plus, à mesure que l’horrible plaie grandit. Le sabre, tout rouge, tombe et retombe comme un couperet. Entrailles, ossements, chair, poumons, cœur, tout est coupé en long, comme par un boucher. Les clameurs ont cessé depuis longtemps. L’homme est séparé en deux moitiés.

D’un dernier coup de sabre, Marko lui fait sauter la tête et ajoute :

« Je veux que ces deux moitiés soient clouées sur la porte, avec la tête au-dessus… Je veux qu’elles y pourrissent et y restent jusqu’à la Saint-Georges prochaine… je veux que les pendus demeurent en place jusqu’à ce qu’ils tombent en putréfaction…

« Et vous, mères, femmes ou filles, vous êtes libres… allez dire ce que vous avez vu, et que cela serve d’exemple à ceux qui oseraient me résister !

« Et vous, camarades, en selle ! »

Les Albanais obéissent, enfourchent leurs chevaux et, immobiles comme des statues équestres, attendent de nouveaux ordres.

Marko ramasse le taugh souillé de fange et dit froidement :

« Ma bannière sera lavée dans des flots de sang. »

Puis il continue, en regardant Joannès qui, les yeux séchés, la face hautaine, le fixe intrépidement :

« Je ne te tue pas… ce serait trop court… je t’emmène et je te réserve à des supplices que les légendes raconteront dans cent ans et plus.

«… Nikol, vérifie les liens de cet homme, emporte-le devant toi sur ta selle… ouvre l’œil, car il est dangereux et tu me réponds de lui sur ta tête.

— Oui, chef, et tu peux compter sur moi. »

L’homme obéit et charge comme un sac Joannès garrotté.

Marko se baisse à son tour, saisit Nikéa toujours toujours évanouie, l’enlève comme un enfant, la couche sur le devant de sa selle et commande brièvement :

« En route !

Le peloton se met en marche, abandonnant le village silencieux, dévasté, plein de cadavres.