La Tradition de poésie scientifique/III

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Société littéraire de France (Collection “Essais et Nouvelles”) (p. 27-34).

III

L’ORIGINE LOINTAINE ET SACRÉE


Maintenant que succinctement nous avons déterminé les composantes de la « Poésie-scientifique », telle que nous l’entendons pour un sens universel, synthétique, — nous pouvons dire quels sont les Précurseurs plus ou moins proches de notre pensée et notre dessein que nous reconnaissons au cours de l’Histoire de la Poésie Française.

Mais nous en relevons de langues étrangères, en d’autres patrimoines. Mais, plus haut, nous remontons aux temps Latins et Helléniques, là, où en Lucrèce, Empédocle d’Agrigente, Parménide, en les poètes Orphiques et Hésiode, la Poésie veut contenir le dogme et l’éthique, l’émotion et le savoir essentiel… Or (et avec les philosophes-naturalistes d’Ionie, poètes eux-mêmes de la Mutabilité de choses et des êtres : Thalès, Anaximandre, Héraclite, Démocrite, Anaxagore, Pythagore, etc.), ils n’étaient que les continuateurs vers l’Occident du poème énorme d’intuition et de puissance vers l’Unité où s’était exprimée, depuis la communion première, hagarde et méditante avec la Nature et ses Forces, la philosophie Asiatique. Alors que le philosophe était en même temps le savant, le poète et le prêtre, ou, plus lointainement, le sorcier redoutable et providentiel qui, dès lors, portait occultement le poids de la tribu…

Toute Poésie alors, s’élargissait de l’horreur sacrée où se mêlait primordialement la genèse des choses et des êtres transmutables entre eux. Elle surgissait en énergies démesurées et en subtilités tendres, de sub-consciences inconnues et qui voulaient revivre, de temps presque dispersés dans l’espace et l’immémoire d’Humanités d’où s’étaient initiés le chant ordonnateur des Cosmogonies et les prières persuasives ou imprécatoires aux Totems, et les incantations magiques, — en tous lieux, les uns des autres immensément ignorés, de la terre !… Dans l’Inde, le « Rig-Veda » avait concentré de savoir et d’intuition, la puissance de ce chant de l’Origine, — de planante émotion intellectuelle et sensitive, ce chant « scientifique » :

« Il n’était alors ni Non-Être, ni Être. Il n’était d’atmosphère, ni de ciel au-dessus. Qui enveloppait tout ? Eau, ou abîme ? Jour ni nuit, ni mort, ni immortalité. L’Un respirait calmement, étant à lui-même son soutien. L’Un vide et enveloppé de néant, se développait par la Ferveur : et le Désir s’éleva en lui, et, de là, est le germe premier, lien qui unit Être et Non-Être. »…


Écoutons, en Phénicie, le poème ésotérique à son tour chanter son savoir sacré, thème premier de la doctrine évolutionniste :

« Sans limites et sans durée était l’atmosphère, et un vent s’élevait en son même sens. Et le vent devint amoureux de son principe et se retourna sur lui-même ; d’où naquit le Désir. Le Désir a été le principe de tout… Et de lui naquit Môt, pourriture d’un mélange aqueux. Môt apparut en aspect d’un Œuf, — et de là sortirent des êtres inconscients, puis conscients et contemplateurs des cieux ! »

Et voici, de la Nouvelle-Zélande, de la pensée sous les siècles des tribus Maories cette méditation métaphysique :

« De la conception, l’accroissement. De l’accroissement, l’intumescence. De l’intumescence, la pensée. — De la pensée, le souvenir. Du souvenir, le désir. — Fécond devint le mot. Et il s’unit avec la vague lueur, et il engendra la nuit. — Du néant, la naissance. »…

Et c’est, d’entre les monts rouges et noirs d’O Taïti, et la nuit lourde d’arômes et de nuages de ses végétations, cette prosternation première, énumérant comme parmi des éclats de tonnerre l’acte premier du dieu, Substance et Volonté :

« Il était ! Taaroa était son nom. Il planait dans le vide : point de terre et point de ciel… Taaroa appelle, mais rien ne lui répond. Alors, de son existence solitaire il tira l’existence du monde. Les piliers, les rochers, les sables, se lèvent à la voix de Taaroa : c’est ainsi que lui-même s’est nommé ! Il est le germe et l’assise, et l’incorruptible. »

Et tandis qu’en la vallée du Nil inondant, le poète cosmogonique de Khama rend adoration au dieu Ra-Toum-Choper, « soleil couchant, soleil créateur, dieu des deux zônes, Naissant divin qui se donne à soi-même sa naissance », — au Mexique, « l’Histoire des Soleils » coordonnait et composait en un grand poème du savoir les souvenirs épars et à demi ensevelis des hommes, et, par une intuition merveilleuse, trouvait cette théorie de l’évolution du globe selon des renouvellements périodes, qui ne devait être émise à nouveau qu’au xixe siècle, par Cuvier… « Alors, dit le Livre sacré énarrant la dernière catastrophe, alors l’on vit les hommes courir en se poussant, remplis de désespoir. Ils voulaient monter sur les maisons, et les maisons s’écroulaient. Ils voulaient monter dans les arbres, et les arbres les secouaient loin d’eux. Ils voulaient pénétrer dans les cavernes, et les cavernes s’obstruaient de leurs amas devant eux. » Désolation qui nous rappelle ce que dit, de tant énorme suggestion, le plus ancien des Védas, de la détresse des humains à leurs commencements d’êtres déserts parmi la multiple et monstrueuse nature : « Au commencement, il n’existait rien au monde, rien, si peu qu’on le pût penser. Tout était enveloppé par la mort, par la faim, — car la mort, c’est la faim. »… Et résisterons-nous à rapporter en passant cette prière à Agni des premiers hommes épris de l’Aventure, quand ils s’ouvraient leurs voies en poussant devant eux l’incendie des compactes Forêts : « Toi, dont la Flamme irrésistible pénètre en retentissant aux épaisseurs vierges, toi qui te précipites comme un taureau sur les plus élevés des arbres ! Être impérissable dont les éclats sont rouges, et dont la route est noire, de qui tous les êtres, stables ou qui se meuvent, redoutent la course impétueuse et le vol terrible, viens, ô Agni ! Et, comme un roi qui détruit, — dévore les Forêts qui recèlent les ruses de nos ennemis ! Fais-nous avancer par des routes découvertes. »…

Mais nous aurons tout résumé, de nous souvenir que le rêve légendaire de l’Inde, — poésie où le dogme et le rite ne sont de morphismes si épandus, et amorphes, pourrait-on dire, que parce qu’ils ne sont que l’expression de la découverte instinctive des Énergies et des Phénomènes par une Humanité toute neuve de sens et d’intuition vibrants à même l’universel, — nous souvenir que ce rêve de Savoir a trouvé ensuite toute sa conscience et son lien en la doctrine « sankia », où Kopila, d’une prescience prodigieuse, établit en principe la doctrine Évolutionniste, que notre science vient, hier, de nous redonner !

Or, si la Science moderne opère, en en déterminant sans cesse les plus secrètes composantes, l’Analyse de cette sorte de Synthèse généralement instinctive — qu’a été l’intuition des Humanités anciennes et comme plongées encore parmi des énergies directement agissantes de la nature : de même, la « Poésie-scientifique » ne peut être douée de ses puissances essentielles, de son émotion de sens universel, qu’alors qu’elle entre en cette lointaine tradition des Poèmes cosmiques dont maintes paroles survivent, pour notre enseignement et notre émoi, à la poussière innombrable de peuples. Parce que, avec les ressources de la science moderne en tous ses modes, elle doit enclore en elle, ainsi que nous le disions, le Dogme et l’Éthique, c’est-à-dire une Synthèse philosophique venue de la connaissance et donnant direction à une morale générale, — et le Savoir essentiel et l’Émotion, c’est-à-dire la conscience unitive de l’Univers re-créé conscient en nos cerveaux : d’où, naisse en les sons du Verbe et les Rythmes, une exaltation qui soit de proche en proche un retentissement spirituel, terrible et doux, des molécules entre-vibrantes de toutes choses !