La Tradition de poésie scientifique/IV

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Société littéraire de France (Collection “Essais et Nouvelles”) (p. 35-83).

IV

LES GRANDS PRECURSEURS
DANS LA POÉSIE FRANÇAISE


Si nous devions maintenant parler des Poètes étrangers à la Littérature Française (tel n’est point notre dessein) qui, par leur inspiration générale ou des éléments de leurs œuvres, se dénoncent comme pouvant se rattacher à la tradition de « Poésie-scientifique », nous étudierons sous cet aspect le Dante, Gœthe en son second Faust, Shelley en son Prométhée. Non point que nous trouvions en les deux premiers l’élément que nous avons dit caractéristique, essentiel, d’un principe philosophique émanant de la science seule, de la seule connaissance. Nous ne le rencontrerons, d’ailleurs, nulle part, sous cette nécessité d’un concept purement scientifique — pour commander une Œuvre qui se développe émotivement en toutes conséquences cosmologiques, ethniques, sociales et morales, tant pour l’individu que pour les collectivités. Mais le sublime « Prométhée » doit être revendiqué par l’esprit de la Poésie-scientifique, et pour l’honneur insigne de cette poésie.

Ce poème, ce drame du saignement dévorateur et du plus-de-volonté indomptable de la Pensée humaine rapportant le secret de l’Inconnu diminué et ouvert, n’est-il point le chant, le cri d’universel, en quoi viennent se tendre en énergies accrues toutes Forces et Formes de la nature, en un espoir suprême de se connaître soi-même, par soi-même !

Jamais comme en lui, le sens de l’universel n’a concentré en un moment de la pensée et en une Œuvre impérissable, la négation redoutable de l’Humanité devant « l’Inconnaissable ». Ici, nous le répétons, est du sublime, — en quoi la poésie et l’esprit de la science, la conscience et la Beauté se sont unies en création sacrée…

Si, au cours de l’Histoire poétique en France, nous n’allons point trouver pareil cri, total et torturé, qui soit comme de l’âme même de la Poésie-scientifique, — nous découvrirons du moins en ses grands Précurseurs l’instinct ou le vouloir de la nécessité première de sortir de l’Égotisme comme mesure de l’émotion inspiratrice, et l’élargissement de cette inspiration à des spéculations philosophiques et sociales, à des méditations générales sur l’Histoire et sur les temps présents, à du rêve, ne soit-il que rêverie, sur les destinées humaines. Ainsi repèrerons-nous en les uns et les autres divers points d’orientation, tentatives, réalisations, mais cependant incomplètes, puisque manque aux œuvres et à leurs auteurs le principe générateur qui puisse ramener toutes parties de la connaissance à une valeur synthétique.

L’on pourrait dire que le chant épique (la chanson de Geste) appartient à notre Étude, puisque, alors même qu’il tient d’un récit épisodique d’Histoire, — telle la « Chanson de Roland », par exemple, — il le grandit aux limites de la Légende : ce qui est une manière d’impersonnaliser et d’universaliser les Faits, en leur ôtant quasi toute dépendance des milieux et des temps où ils se produisent. Nous serrerons cependant tout de suite notre dessein, désireux de mettre dates et noms là seulement où de premiers éléments apparaissent, si désordonnés soient-ils, que peut réclamer la Poésie-scientifique.


Donc, il me paraît que l’on puisse voir commencer l’évolution du genre vers la seconde moitié du xiiie siècle, au temps où Gauthier de Metz donne son Image du Monde (1245), Brunetto Latini son œuvre très-originale, le Trésor (1265), et Jean de Meung reprend le Roman de la Rose (1277).

L’Image du Monde, écrite en vers de huit pieds (peu adéquate mesure pour si vaste matière), se présente en sorte de cosmogonie selon la Bible, où il est dit comment Dieu sortit du néant le monde, et pourquoi il créa l’homme à son image. Puis, en plusieurs parties, le poète traite de la géographie, des phénomènes naturels et de la nature de la terre, et en dernier lieu, de l’astronomie. Son œuvre relève seulement de la manière didactique, sans élévation philosophique ni émotion, en un vers et une langue sans souplesse ni trouvailles. — Avec Brunetto Latini, nous nous trouvons en présence d’une œuvre de valeur, amassant l’érudition du temps présentée avec méthode et un soin d’unité. Le Trésor comporte trois parties. La première s’ouvre par une vue philosophique sur la science des choses en elles-mêmes. Puis vient aussi un récit de la Création, que suivent dissertations sur la nature de Dieu, des Anges et de l’Homme, sur la Loi divine et humaine. Et il traite de l’Histoire naturelle d’après Aristote et Pline, de géographie et d’astronomie. — En deuxième partie, se trouve la Morale, et en troisième, un traité de Rhétorique… Ainsi qu’on n’en peut douter par le sommaire, c’est là, malgré ses qualités de méthode et certaine originalité de présentation et quelque grandeur, une poésie également didactique où le Verbe dépourvu de sensibilité ne soupçonne point l’art.

Jean de Meung, au déclin du siècle, en se présentant singulièrement en puissance des aspirations poétiques vers le poème de la connaissance, et comme premièrement synthétique, — mérite toute notre attention.

Tout ce que l’on peut retenir du Roman de la Rose que Guillaume de Lorris laissait inachevé, est, par endroits, une sensation passagère, délicate, nouvellement éveillée, de la nature. Le poète a les sens pris par elle, et, tout en pratiquant précieusement « l’amour courtois », il se met en contact avec les choses : le printemps, ses lumières et ses eaux, la terre et ses travaux. État d’âme nouveau, une candeur d’aurore sur les champs dont le seizième siècle exprimera une ivresse savoureuse, à goûts de vertes sèves.

Jean de Meung, lui, ressentira toute la Vie. Il continue le Roman de la Rose, il reprend le dessin de Guillaume de Lorris, mais que l’Amant cueille au Verger d’amour le Bouton de Rose, ce ne lui est que prétexte à exprimer la somme de ses connaissances : idées philosophiques, sociologiques, morales, — tandis qu’avec passion il agit son temps, par une large satire. Compilateur, évidemment, et didactique : toute l’antiquité latine il la possède, mais il sait toute la pensée contemporaine. Il examine, en désordre souvent, les états sociaux des humains, l’origine des sociétés et des Gouvernements, la propriété, le mariage, les gens d’Église. Il parle de haut, selon la Nature, ou violemment attaque et meurtrit. En science pure, il traite des erreurs des sens, à propos des miroirs, des visions et de la sorcellerie. En philosophie et en morale, il oppose à la prescience divine la volonté de l’homme, son droit à déterminer ses actes, et il étudie la place de l’homme dans la nature… Mais, là où il nous apparaît surtout, et grandement, précurseur de l’esprit de « Poésie-scientifique » au sens où nous l’entendons, — c’est quand, en large et puissant leit-motiv soutenant toute son œuvre, il évoque l’éternelle activité de cette Nature, son énergie de création et de destruction incessantes, causes de son éternelle survivance. Lui, qui ne connaît sans doute ni Thalès ni Héraclite, il retrouve le concept de la Mutabilité des choses et des êtres, leur « écoulement éternel », la suite ininterrompue du phénomène. Les individus meurent, mais les Espèces demeurent, qui sont la vraie réalité, et par elles le monde se survit et engendre contre la Mort. Donc, l’Amour est l’énergie naturelle qui perpétue l’Univers : l’homme doit tendre à être en harmonie avec la Nature, dont les lois sont la Loi.

Jean de Meung cependant, ne peut s’évader de l’époque. Et la question est là : sait-il ou non qu’il contredit étrangement à sa philosophie lorsqu’ensuite, il se hâte de placer les lois de nature sous la seule loi de Dieu, en acceptation théologique ? Quoi qu’il en soit, il s’en remet à l’Évangile — qui, dit-il, de même que la Nature, prononce le « croître et multiplier », et en morale prescrit suavement l’amour du prochain. Et il tente un passage logique, de protester que la Morale, qu’il conçoit en montée vers une harmonie progressivement destructive du désordre humain, prend en somme son principe dans la nature et dans la science…

Si nous délaissons cette partie d’accommodement contradictoire, peut-être imposée, nous dirons de Jean de Meung, qu’il nous est un prescient et premier poète de « l’idée » poétique-scientifique. Il ne lui manqua, pour imposer une décisive valeur de grand poète, que le sens artistique qui, au lieu de cette suite souvent incohérente de parties pleines de rhétorique et de redites, lui eût nécessité une méthode génératrice de l’œuvre, un plan de composition et un regard de Synthèse. Et, il lui manqua un Verbe vraiment poétique, adéquat et entraînant un vers d’accord avec la pensée déterminant ses rythmes.

Encore qu’en cette partie centrale de son Œuvre, où il dit et évoque énormément l’énergie en même temps destructive et re-créative de la Vie, son expression poétique, de trouver l’émotion de l’illimité et l’éternel, à pleine intensité réalise une suggestion de sens universel…


Nous passerons maintenant par-dessus le xive siècle, et son incompréhension totale du mouvement poétique déterminé par l’apport science et philosophie de l’antiquité Latine : mouvement que nous venons de voir produire l’œuvre de Jean de Meung. Nous sommes en présence d’une poésie sans âme, sans réalité, sans rêve, sans issue, de décadence, — où les puériles subtilités de la scolastique s’emploient aux dissertations précieuses et vides sur l’amour allégorisé, en dehors de toute vie. Seul, va apparaître Villon, — sa poésie personnelle et humaine qui sort de la sensation et de l’expérience de la vie, d’un homme qui dit ingénûment toute sa sensibilité. Et ainsi, il n’appartient pas à son temps, il est dans l’avenir, il apporte le sens de la Poésie égotiste, telle encore, on l’a répété souvent et véridiquement, qu’elle se retrouvera en toute intensité délicate, douloureuse et se donnant toute, en Paul Verlaine… Mais Villon appartient au xve siècle, temps, d’ailleurs, où s’accentue et se précipite la décadence poétique : c’est alors, en mépris total de l’Idée, le règne de la recherche de la « Forme » (indice certain d’épuisement qui suit toutes époques de création), et ce sont les « poètes rhétoriqueurs ». Jeux de rimes et de mots, aggravation des subtiles niaiseries, simples ou redoublées : rimes, annexées, rétrogrades, sénées, empérières, équivoques…

Mais, en les dernières années du xve siècle, la France va tenir de l’Italie une révélation émerveillante : par elle, ce sont tous les Latins, qu’elle possédait, et les Grecs qu’elle venait de retrouver, Homère, Sophocle, Platon, et c’est la Vie et la Nature qui renaissent… Voici, avec Ronsard et les poètes de la Pléiade, la Renaissance de la poésie. Avec eux, la Poésie se nécessite un art savant, qui n’a souci d’un public ignorant. Ronsard demande pour le poète nouveau l’érudition, l’étude, le travail, l’art. Mais travailler et savoir ne sont point tout : c’est là préparation et matière, et il sied avoir le don, le génie poétique. Le poète doit être « sacré dès sa naissance » et appelé à la seule poésie. Nous n’avons point à étudier cette rénovante époque, mais, — en rappelant que Ronsard a rendu à la poésie le Vers alexandrin, nécessaire et multiple instrument de la grande inspiration, et tout en notant que les théoriciens de cette savante et orgueilleuse École ne se préoccupèrent, sous l’emprise Hellénique surtout, que de la rénovation métrique et musicale, et généralement technique, du Vers : il sied de voir l’intelligence hardie et nécessaire à l’évolution poétique, de Ronsard et Du Bellay.

Tout premièrement, c’est la langue en elle-même qu’ils durent travailler, assouplir, pourvoir de vocables et de modes nouveaux, et ce, méthodiquement ils le poursuivent selon les lois mêmes d’évolution spontanée du langage. D’un sens très-artiste ils éprouvent la valeur musicale du Verbe, la valeur des sons en leur essence phonétique. Avec délicatesse et une intuition neuve et nouvellement apercevante, ils travaillèrent la métrique, déterminant vraiment les premières puissances du Rythme.

Si la Pléiade n’a pas trouvé un thème d’inspiration nouveau, car sa poésie dépend du sentiment d’où nous avons vu Villon tirer de premiers et émouvants accents égotistes, — si la Poésie de la Pléiade demeure d’inspiration égotiste, elle est l’initiatrice surprenante de la technique poétique moderne ! Banville et Verlaine, prosodiquement, se rattachent à elle, presque immédiatement… Et, si nous insistons sur l’attention que Ronsard porte à la sonorité, sur ses remarques heureuses sur les sons, l’on peut même dire de ma propre technique, « l’Instrumentation verbale », qu’elle s’avère en contact avec quelques-unes de ses intuitions. Et lorsque, orienté par cette Méthode verbale, tout le divers « Symbolisme » (se séparant de moi sur les « idées » directrices) s’évertuait à de seules recherches de musicalité et de rythme, — il me parut précisément reproduire avec une intensité et une science plus subtiles et multiples le mouvement même de la Pléiade. Tous deux ne connurent surtout que des recherches en le sens technique, sans souci d’idée organisatrice, de principe général déterminant une pensée philosophique harmonieusement représentative de la Nature et de la Vie.

Ainsi, si, à notre point de vue de « Poète-scientifique », la Pléiade diminue et dévie l’inspiration que nous avons vue, au xiiie siècle, prendre source en la connaissance, en l’esprit philosophique et l’intuition, alors qu’elle la développe de sentiment « égotiste » : par ailleurs et pour les raisons que nous venons d’exprimer, elle proposait et imposait des apports techniques d’une importance première pour l’évolution poétique… Pourtant, dans la « Défense et Illustration de la langue Française », il est un passage où son auteur paraît nettement exhorter les poètes à prendre pour solides éléments de leur inspiration et de leurs œuvres les matériaux de la « connaissance », tant ancienne que moderne, — souhaitant une inspiration ordonnée et harmonieuse. De Jean de Meung, peut-être se souvenait alors Joachim du Bellay…

Est-ce cette exhortation, ou l’énergie de tradition du xiiie siècle qui, près de Ronsard quasi surpassé, suscita l’œuvre de Du Bartas : La première Semaine ? Peut-être les deux causes agirent-elles. Mais la principale, qui détermina l’inspiration de Jean de Meung, et qui inspirera pareillement d’autres poètes au cours de l’évolution poétique, c’est à nouveau une nécessité supérieure pour la Poésie, de répondre de compréhension et d’émotion à un nouvel élargissement, à une nouvelle grande poussée d’apports et de pensée scientifiques…

Guillaume de Salluste du Bartas donnait en 1679, cette « Première Semaine » qui eut un retentissement extraordinaire. Elle eut trente éditions en l’espace de six années, on la traduisit en toutes les langues : dans la poésie Anglaise elle exerce une action inspiratrice, elle inspire Milton. On la traduit aussi en latin, et l’un des traducteurs, Gabriel de Lern, la dédiant à la reine d’Angleterre, en 1583, — disait de Du Bartas : « Les pilastres et frontons des Librairies Allemandes, Polaques et Espagnoles, se sont enorgueillis de son nom uni à ceux de ses divins héros, Platon, Homère et Virgile. »

Le lecteur moderne, en France, et les poètes, ne connaissent point Du Bartas : ils se contentent de le voir à travers Sainte-Beuve. Et Sainte-Beuve, s’il a raison de reprendre et désapprouver telles et telles grandiloquences du poète, ses mots composés à la manière, aggravée, de la Pléiade, de maladroits essais de poésie imitative, en un mot maints passages dont le mauvais goût étonne, — Sainte-Beuve n’a rien compris à sa grandeur impétueuse et imposante, à sa pensée traditionnelle et aussi, pour sa part, novatrice. « Poète ardent et docte », dit-il pourtant. Or, il eût dû s’apercevoir qu’il devait insister sur les deux épithètes, sur la dernière surtout. Mais Sainte-Beuve était du Romantisme — qui, lui aussi, il est vrai, s’inspirait de la Bible, avec Lamartine, Hugo, de Vigny.

Mais, le Romantisme n’était pas « docte » au grand sens, tout au plus curieux de l’Histoire, ce qui, d’ailleurs, eut grande importance. Il était avant tout exaltateur du Verbe, novateur en prosodie et en rythmique, — et si, par là, il s’oppose au xviie siècle et se rattache aux poètes de la Pléiade, il repousse du xvie, comme du xviiie, l’inspiration scientifique.

Certes, Du Bartas demeure sévèrement dans le dogme religieux et nous ne trouvons point en lui cet antagonisme latent si intéressant en Jean de Meung, d’un concept philosophique prenant naissance dans la nature, et d’une soumission très droite au Dogme : antinomie qu’il résout en plaçant les lois de Nature sous les lois de Dieu. Quand Du Bartas regarde la nature évoluer, développer ses phénomènes, immédiatement il a soin d’exprimer que ce n’est point en elle, immanent, que réside le principe de vie et de mutabilité :

« Mais le Monde jamais n’eût changé de visage.
Si du grand Dieu sans pair le tout-puissant langage
N’eût comme siringué dedans ses membres morts
Je ne sais quel esprit qui meut tout ce grand corps ! »

Et, au Chant Premier, en l’invocation à Dieu, se proposant d’exprimer le monde et ses « âges divers », il s’écrie qu’ainsi il veut « Pour mieux contempler Dieu, contempler l’Univers ! » Tandis que Jean de Meung paraît philosophiquement, par moments, sur le point de s’émanciper du Dualisme qui exige une intervention extérieure et divine, du Bartas, lui, demeure théologiquement en cette conception. Mais nous le tenons pour un grand précurseur de Poésie-scientifique, pour la manière surprenante, grandiose souvent, dont, pour chanter selon la Semaine sacrée, il se sert de toutes les ressources que lui donnait la Science de son temps. La somme de ses connaissances est continuement présente à son esprit. Elles se présentent précisément, elles s’appellent l’une l’autre en associations d’idées et d’images : oui, évidemment, en tressauts chaotiques, en maints endroits, sans pureté et sans grande méthode, — mais cependant, avec une préoccupation dès lors heureuse et puissante, de montrer et suggérer les dépendances des phénomènes entre eux, leur harmonie en un plan unitaire d’évolution… Nous le trouvons averti d’astronomie, encore qu’il ignore, ou repousse, la théorie du mouvement de la terre qu’il dit « calme et immobile », et de même, en médecine dont il parle à propos des quatre Éléments, il n’a pas connaissance de la théorie de la circulation du sang, qui venait d’être émise en Italie. Souvent, il se sert de comparaisons tirées de l’anatomie. Il connaît l’histoire naturelle des animaux et des plantes, la minéralogie, et a étudié la chimie…

Nous voudrions pouvoir maintenant apporter ici quelques extraits, pris du Chant Premier, en exemple que ce poète a conçu avec amplitude et en un verbe qui sait se produire une atmosphère de suggestion. Puissance novatrice admirable, volonté énorme, si l’on se souvient en même temps que nous sommes au xvie siècle, alors que la langue poétique, que la langue en général, sont en train d’acquérir et n’ont pas encore exprimé de pensées et d’images amples en d’amples périodes. Force m’est de signaler simplement tels passages :

« Ce premier monde était une forme sans forme,
Une pile confuse, un mélange sans norme

D’abîmes…
« Ce n’était donc le monde, mais l’antique matière
Dont il devait sortir la riche pépinière
Des beautés de ce tout…

Et voici, quand le poète a dit la naissance de la lumière, de larges vers doux et émus à la lénitive Nuit :

« La nuit est celle-là qui charme nos travaux.
Ensevelit nos seins, donne trêve à nos maux.
La nuit est celle-là qui de ses ailes sombres
Sur le monde muet fait avecque les ombres
Dégoutter le silence et couler dans les os
Des recrus animaux, un merveilleux repos. »

Elle avait, auparavant, venant de dire la terre sortie d’entre la ténèbre primordiale et les sursauts d’éclairs, évoqué de quelques vers les spectacles de nature qui n’étaient pas encore, qui seraient au large des horizons :

 
…« Le ciel n’était orné
De grands touffes de feu, les plaines émaillées
N’épandaient leurs odeurs, les bandes écaillées
N’entre-fendaient les flots, des oiseaux les soupirs
N’étaient encor partis sur l’aile des zéphirs ;
Tout était sans beauté »…

Ceux qui n’ont voulu voir en Du Bartas qu’un poète didactique, n’ont certes pas compris la valeur d’évocation de pareils passages, dont son Œuvre est pleine, et toute l’intuition et les intentions d’art qu’elle prouve, — d’un art qui se voudrait de complexité représentative, en un verbe très près de la sensation perçue, des morphismes et des mouvements mêmes de la nature, de la Matière. Encore un exemple, où de valables nuances de sons s’adaptent à l’idée pour exprimer la suite des phénomènes vitaux. Il s’agit de la Matière :

« Mais, n’étant point capable
De prendre tous pourtraits en une même part
Et dans un même temps, elle reçoit à part
Figure après figure, de sorte qu’une face
S’efface par le trait qu’une autre face efface »…

Exemple, en quoi nous constatons que, de même que Jean de Meung, du Bartas a en lui et en son Œuvre le concept de l’évolution éternelle des choses, au sens des philosophes Ioniens et de la doctrine matérialiste Indoue, comme au sens moderne de la théorie Évolutionniste. Et voici qui exprime superbement la conservation de la Substance et de l’Énergie :

« Rien de rien ne se fait, rien en rien ne s’écoule :
Mais ce qui naît ou meurt ne change que de moule. »

Principe théologique de la création mis à part, nous avons donc en Du Bartas un poète véritable de « Poésie-scientifique », de qui les presciences sont puissantes et doivent étonner pour le temps où elles se produisent. C’est de puissance aussi qu’il doue les propositions de technique poétique de la Pléiade : car, s’il en pousse à l’outrance certaines, il n’est qu’emporté par l’ardeur tout-voulante de son tempérament, mais il a tout compris et réalisé plus qu’aucun d’alors. Dans la gravité cependant pleine de mouvement de son vers alexandrin, il a su, disions-nous tout à l’heure, avec ingéniosité et souvent avec le plus étonnant talent, représenter de sons, d’allitérations et de rythmes — les mouvements de la Pensée et les Formes en mouvement de la nature. Ainsi, par la matière de son Œuvre et par son expression poétique, il a atteint, autant qu’il lui était alors possible, au « sens universel » qui est l’esprit même de la « Poésie scientifique ». — Et Gœthe, rappelons-le maintenant, eut pour Du Bartas des louanges enthousiastes, lui qui le pouvait comprendre et comprendre la portée de son œuvre…


Au xviie siècle, nous ne trouvons point de poètes à tendances « scientifiques »… Malherbe et les Précieuses ont passé, pour dépouiller la langue luxuriante, pittoresque, sensitive, savoureuse, du xvie. On a alors une langue nette, polie, claire (oh ! cette « clarté », au nom de laquelle les esprits immobiles vitupèrent encore, à qui il nous paraît assez de répondre simplement par l’ironique et plein proverbe Malai : « De l’eau est de l’eau, — et la vague est la vague ! »). La langue est dépouillée de ses éléments concrets, sonores, colorés : ce ne sont plus qu’éléments rationnels, et nul poète ne saura alors et ensuite rendre concret l’Abstrait, — en attendant Baudelaire, le premier qui le sut… Racine pourtant usera de cette langue, et quelle musicalité mélodieuse il en tirera ! Mais La Fontaine la trouvera trop pauvre, et monotone la prosodie du temps, lui qui voudra le mot image et son, et, avec un art savant disparu dans la simplicité, sera le premier créateur de Rythmes — adéquats aux mouvements de la pensée et de l’acte, au morphisme des choses.

Quant à l’inspiration poétique du xviie siècle (hors La Fontaine), c’est la condamnation de toute nouveauté, à travers le précepte de Boileau. Pour lui et pour tout le siècle, le Vrai est norme d’art, mais un Vrai inévoluant, inévolué depuis les œuvres des Anciens qui l’ont transmis : pareilles encore sont les âmes et les choses, et il n’est donc qu’à reprendre sans scrupule les thèmes Latins et Grecs, tragédies et comédies.

Le xviiie siècle vient, qui apporte des temps qui n’ont point peur de la nouveauté. La poésie sera pleine de l’action de la grande et somptueuse Histoire naturelle, et par là elle est certainement scientifique — mais dans la malencontreuse acception du mot, contre laquelle nous nous élevions en commençant, et non point en l’esprit où nous l’avons voulue. Elle demeurera, caractérisant l’époque, une poésie de didactisme commentant la science et qui ne pourra même atteindre et donner sensation de la Nature, ne dégagera d’émotion, ni, pour la construction d’une doctrine philosophique et morale, ne pourra des valeurs d’une Synthèse.

Nous passerons Lebrun-Pindare, Lemierre, Fontanes. Delille nous requiert, nous intéresse surtout par son volume des Trois Règnes de la Nature, dont nous rappellerons succinctement la matière, à travers les sept chants. Dit-il la Lumière et le Feu : c’est la description des expériences notoires, notamment dans le domaine des phénomènes électriques. Sorte d’éloge de Newton, de Franklin. Viennent l’Air, avec les expériences sur la pesanteur, les théories de Lavoisier sur la respiration, et l’Eau, avec les curiosités expérimentales des vases communicants, de la marmite de Papin… Dans la partie relative à la Terre, s’amassent les connaissances géologiques et chimiques, tandis que, s’inspirant des travaux de Cuvier sur les Fossiles, il parvient avec intérêt à une grandeur non dépourvue d’art. Puis, la vie du végétal reliée au minéral nourricier, l’organisation de la plante, — et une ingénieuse assimilation du tronc de l’arbre à l’ossature humaine. Le règne animal : l’axiome « rien dans la nature n’avance par sauts » est développé par Delille en ses recherches de vie végétative et de traces des autres règnes, en la vie animale… Dans le dessin du vers, c’est là une excellente vue générale des connaissances du xviiie siècle, et plus particulièrement une autre, mais étroite « Histoire Naturelle ». Delille est un studieux, un savant, mais il ne l’est pas en poète. Quant à sa philosophie, s’il en est une, elle ne se dégage pas de la théologie. Elle est purement anthropocentrique : l’Homme d’élection divine, au centre du Monde que Dieu créa.

Didactique, de valeur descriptive, Delille a exprimé des notions de la nature sans en donner sensation : il va directement aux idées, et son verbe exact, ingénieux de périphrases, supprime toute sensitivité, toute émotion. Si, par conséquent, il n’est pas un poète, et pas un poète-scientifique, — nous lui saurons gré cependant d’avoir œuvré à la gloire de la Science, qu’il aimait avec une intelligence digne de mémoire.

Digne de mémoire est aussi Népomucène Lemercier, de qui le nom ne représente quasi rien, pour les modernes générations. Lemercier se présente pourtant comme un premier « Romantique », pour sa luttante énergie à rendre à la langue poétique que nous avons vue si précaire, si prosaïque, et dénuée de sensibilité, une vie sensitive. Formes, musicalité, couleur, ampleur et souplesse, il tente cette rénovation de manière qu’elle pût à nouveau transmettre, inséparés de l’idée, sensation et sentiment. Il ne réussit pas, pour n’avoir eu le génie artistique des Chénier, Lamartine, Hugo, et son œuvre n’eut pas la puissance de se survivre… Il est pourtant un esprit original, inquiet, vraiment savant, plein de pressentiments d’un art qu’il ne put produire, d’une expression sur laquelle il se trompa étrangement.

Népomucène Lemercier, lui aussi, chante la Science. Plus que Delille, il la conçoit généralement, il ne s’attarde pas aux détails, saisit les caractéristiques et les rapports généraux. Mais quelle étrange conception du plan de son œuvre principale, cette Atlantiade, ou la Théogonie Newtonienne ! Quelle plus contradictoire manière d’exposer des données et des concepts de science, que de les « personnaliser » et les mettre en acte en une sorte de drame allégorique à sentiments anthropomorphes ! Disons-le dès maintenant, poétiquement rien de plus anti-scientifique.

C’est, au résumé, sur l’Atlantide parvenue à la religion de la Science et qu’habitent les hommes « en communion avec la Nature », l’invasion d’un peuple apporteur du culte des Divinités de l’Orient. Les divers personnages, qui le moins singulièrement se nomment Néon, Lampélie (la Lumière), Zoophile, Electrone, Brione (la Vie), etc., ne sont autres que les phénomènes naturels doués de passions humaines. « Deus ex machinâ », Théore, l’Être suprême, anéantit l’Atlantide envahie par les sectateurs des Dieux et triomphants : tout périt, excepté Néon et la vierge qui deviendra son épouse quand ils seront parvenus aux rivages d’Amérique où ils garderont intacte la Religion de la Science… Évidemment, l’intention est excellente, mais c’est tout, en cette inacceptable théogonie Newtonienne. Nous n’avons pas à insister sur l’étrangeté et la puérilité du thème, ni nous demander par quelles voies le poète en arriva à pareille dramaturgie allégorique. Nous protesterons pourtant que maints passages sont pleins de sensation de nature, de sentiment, d’évocations des phénomènes naturels, qui se présentent non sans grandeur, sans élan et sans art…


Avec André Chénier, non le poète des Élégies, des Églogues et des Iambes, mais du poème Hermès demeuré à l’état de plan illustré de quelques vers seulement, nous avons un autre poète d’inspiration scientifique, — qui peut-être eût agi sur les destinées immédiates de la Poésie. Il avait rêvé d’écrire son Hermès en adaptation du De Natura à la Science nouvelle, selon Buffon.

Rapidement nous rappellerons plan et éléments : En sorte de prologue, « l’Invention » est le poème, depuis les origines troubles et industrieuses, de la démonstration et l’apologie du génie humain, de l’exaltation de sa progressive découverte. La « Superstition » devait avoir pour thème les sciences dites mensongères, depuis la science du Sorcier et des premières religions menant par la duplicité et la crainte l’humanité ignorante. (André Chénier n’avait point songé que ces sciences occultes étaient alors, précisément la première Science.) « L’Astronomie » eût dit les lois de Newton. « L’Amérique » devait contenir la géographie et exposer une histoire de l’humanité, du point de vue philosophique. — À sa place en le tout, Hermès aurait eu pour matière : Les origines de la terre (non de l’Univers, insiste-t-il), des hommes, et des animaux à propos desquels, s’autorisant des premières études sur la Faune préhistorique, il eût évoqué de la légende Grecque les Centaures ! Seraient venues des descriptions de la vie de l’Homme préhistorique, le développement des Sociétés, religieux, moral, politique. Il eût décrit le mécanisme des sens et de l’intelligence et terminé par une rêverie sur l’Avenir et la Paix universelle…

Nous disions tout à l’heure que Chénier, par cette Œuvre, eût peut-être agi sur les destinées immédiates de la Poésie. Il sied d’entendre cet espoir déçu de la matière qui eût servi son inspiration, et qui eût peut-être donné la voie à d’autres poètes d’un savoir plus étendu, plus cohérent et plus conscient, et aussi mieux doués au point de vue rythmique… De son plan aux parties assez mal reliées, de ses notes en vue de l’Œuvre, des quelques parties écrites, il se dénonce qu’André Chénier n’eût pas rempli, même à peu près, les vouloirs d’une véritable « Poésie scientifique »… Il est même surprenant de le trouver alors, malgré l’enthousiasme, si loin de l’expression émotive et artiste des Élégies et des Églogues : elle est devenue ou plate ou ampoulée, en pleine rhétorique et maladroite, sans énergies d’évocation, de suggestion, servie d’images non adéquates à la pensée. Malgré ses rudesses, du Bartas est d’une autre intensité, et autrement vrais et émus son sens et son expression de l’Énorme et du Mystère !

Il est évident qu’il ne s’élève pas, n’eût pas su s’élever à la conception de l’impersonnalité du poète, de son « Moi » disparaissant, pour que le Verbe seul, d’évocation et de suggestion donne vie aux choses et aux êtres qu’il chante, — de manière que ce soient vraiment ces choses et ces êtres, resurgis en eux-mêmes, qui eux-mêmes se re-créent, développent le phénomène en rapport avec l’universel, qu’ils sont, et en les propriétés sensitives qui déterminent les morphismes d’art et les rythmes… Dans Hermès, dans ses poèmes, André Chénier demeure également un didactique : c’est encore de la poésie qui travaille de la science, mais non de la Science qui tire d’elle une Poésie. Quant à sa philosophie, elle eût été sans doute vers un terme moral humanitaire, avec point de départ théologiste, théiste…


Nous avons dit aux pages liminaires de cette Étude, qu’en première nécessité, il est demandé d’être un poète-philosophe, au « poète-scientifique », — mais avec cette aggravation, que son concept philosophique doive universellement émaner et se spiritualiser de la somme de son savoir, de la connaissance synthétique.

Voici donc que se présente Alfred de Vigny, — grand et secret poète, le premier en date d’une grande lignée qui comprend Leconte de Lisle, Hugo de la Légende des Siècles, Strada (un méconnu et presque un inconnu), et Sully-Prudhomme.

De Vigny, quoique parmi les Romantiques, de par son verbe pondéré et son vers sans triomphes et sans éclats (mais de quelle solide et large puissance quand les hautes pensées l’agissent !) est davantage classique, nous dirions Racinien. Mais, sa caractéristique essentielle durant cette période qui est de suprématie du « moi » poétique et d’exaltation des sentiments et des idées de source générale, c’est de s’exprimer impersonnellement et d’exprimer des idées philosophiques, la plupart du temps sous le mode symbolique. Son émotion qui est intense, ne s’épand pas, mais demeure en latentes puissances : elle est de qualité énergétique. De tous les Romantiques, il me paraît le seul penseur, et, en son art d’expression impersonnelle et en raison de cet art qui donne à sa pensée valeur d’universel, le seul poète d’alors véritablement ému et émouvant. Il nous attire de toute sa grandeur solitairement pathétique.

Il n’a point exposé de théorie philosophique, mais elle se dégage de son Œuvre : sa contemplation est pessimiste, tout passe et souffre, et davantage l’être supérieur souffre… Il sied donc que serve à quelque chose, du moins, cette universelle souffrance, — conclut-il au lieu de se laisser aller à l’élégie ou à la malédiction : elle doit nous servir à mieux aimer tout ce qui passe et désespère. Et il arrive à un stoïcisme pénétré de douceur, en souhaitant orgueilleusement pour l’Humanité le règne de l’esprit, de l’intelligence victorieuse des éventualités. La conception est d’une hauteur émouvante. Le poète-philosophe n’est point parti d’une compréhension exacte de la Science qui pour nous, et le xviiie siècle optimiste l’avait comprise ainsi, ne peut donner une notion pessimiste : car le pessimisme est une notion individuelle, égotiste. Mais nous pouvons assentir cependant à sa conclusion, en tant que poète-scientifique : cette conclusion n’est-elle point en somme, d’altruisme supérieur au nom de l’Idée, et de concept du « plus de volonté » par la volonté, sans sanction qu’en le devenir qui soit meilleur…

Avant de passer — très directement — à Leconte de Lisle, nous devons mentionner Louis Bouilhel. Non point pour son Œuvre entière qui est d’assez éparse inspiration à tous vents du Romantisme sans s’imposer en un thème particulier, mais pour l’un des poèmes de Festons et Astragales. Son poème des « Fossiles » écrit à l’instigation divinatrice du grand Flaubert, dénonce une direction, à nouveau, vers une poésie à données de science, et d’art impersonnel. Bouilhet avait d’ailleurs la préoccupation, et la prétention, d’être d’art impersonnel. Or, il ne l’est point même en les « Fossiles » : car (là sans cesse vient aheurter l’aventure du poète le plus près même de l’idéal scientifique), en Bouilhet, ce n’est point davantage le monde préhistorique qui s’évoque par la seule magie suggérante du Verbe, de manière que le génie du poète disparaisse pour n’être que l’énergie qui meut ce monde d’alors, ses morphismes, ses couleurs et ses rythmes… Non, et c’est encore le poète et son « moi » qui assistent, en tant qu’entités modernes, aux spectacles de la monstrueuse Faune resurgie de la merveille déductive de la Science. Tels poètes spectateurs en somme, décrivent, avec plus ou moins de puissance d’intuition et de verbe adéquat à leurs visions, mais ils ne re-créent pas !…

Nous revenons au plus impeccable poète de notre série, — en ce sens qu’il en est la plus artiste intelligence, la plus ordonnatrice et la plus volontaire, — Leconte de Lisle, Mais, d’un mot expliquons l’orientation nouvelle, la reprise, après le Romantisme, d’une poésie où le sens personnel, de sentiments et de concepts égotistes, s’atténue ou disparaît : c’est que, vers la moitié du xixe siècle, s’impose à nouveau l’esprit scientifique. Lamarck, et Geoffroy Saint-Hilaire luttant contre Cuvier, ont continué le génie de Buffon, — et Lamarck a été le précurseur de Darwin de qui la traduction de l’Origine des Espèces paraît, trois ans après sa publication, en 1862. — Nous avons noté que Leconte de Lisle vient directement après Vigny : il semble même que l’on doive apercevoir un parallélisme entre les titres des œuvres des deux poètes, de même qu’on peut voir suggérée par l’Œuvre de Leconte de Lisle, la Légende des Siècles. Hugo étant le redoutable et inconscient assimilateur que l’on sait, vulgarisant de plus intenses et artistes choses à l’aide de son verbe grandiloquent et éclatant d’images.

Leconte de Lisle prenant à l’érudition la matière de ses œuvres, peut être dit « évolutionniste », si l’on considère qu’en la suite de ses Antiques, Barbares et Tragiques Poèmes il écrit en somme une Histoire des Religions, pour laquelle il a suivi évolutivement l’Humanité dans son inquiétude éternelle devant le « pourquoi et le comment » de ses origines et de ses destinées. Il a composé cette Œuvre grandiose avec un art si souverainement intellectuel, qu’on a pu croire qu’il était « impassible», — mais c’est de l’avoir mal lu et non compris.


(Puisqu’en cette Étude, il arrive que nous devions, pour mieux délimiter l’apport de chacun en la Tradition, parler en même temps de notre propre apport en la complexité de ses parties et nous souvenir de notre idéal synthétique, — nous rappellerons qu’une partie de notre Œuvre, la seconde, étudie également l’origine et l’évolution des Cultes et des Rites. Mais notre pensée en ceci, a été de pénétrer, sous les pratiques magiques et les gestes rituels et les Symboles et les Mythes, les vérités ésotériques d’ordre naturel et expérimental qui sont en eux incluses : c’est-à-dire la connaissance, unie à l’émotion humaine qui la vêt exotériquement de Formes, au cours de l’évolution. De ces vérités qu’avère la science moderne, avec les vérités qu’elle nous révèle nouvellement, nous tentons une résultante de valeur universelle, religieuse scientifiquement.)

Leconte de Lisle ne retire de l’Histoire des Fois qu’une constatation de néant, l’impossibilité pour l’homme de répondre à son interrogation sur son destin. Il se place donc au point de vue de l’Absolu, — point de vue non évolutionniste, et en dehors de la science. Et dès lors, était-il logique qu’il ne pût recueillir de sa méditation que pessimisme désespéré, tout comme de Vigny… Ainsi, malgré le caractère impersonnel de son Œuvre, Leconte de Lisle remplace pourtant le concept philosophique par une création de l’esprit qui naît d’une émotion, d’un sentiment d’ordre égotiste : le pessimisme, constatation du mal et du néant. Il n’a pas eu puissance d’une explication du monde, et de reconnaître une doctrine morale. Ainsi le dépasse Vigny, plus près de l’intellect supérieur qui ne se veut immobile, et du cœur humain qui aspire à la douceur d’égaliser le plus généralement son battement…

Inspirée, nous semble-t-il, par le Poème de Leconte de Lisle, la Légende des Siècles énarre plus vastement, mais sans méthode unitive, sans suite logique d’évolution, ainsi qu’une Histoire de l’Humanité où le grand et résumant Hugo, en laissant monter sa somptueuse imagination et à la manière même des humanités primitives, crée en quelque sorte de nouveaux Mythes, — encore que dénués de toute valeur d’interprétation de vérités naturelles ou d’expérience : ce ne sont qu’images, non pas symboles.

S’il existe, le sens philosophique de telles ou telles évocations élues par lui au cours des siècles, ne résulte que d’égotiste sentiment du poète assentant ou répugnant à des idées générales, à tels dogmes et institutions : réception d’un panthéisme ou d’un déisme énorme et vague, dénégation de droit divin au prêtre et au roi, hommage au peuple, etc… À noter, au terme de l’Œuvre immense, une sorte d’apologie de la Science en son aspect extérieur, de ses découvertes intéressant le sens général et ainsi que populaire.


Parmi les grands Prescients pour une part, des directions traditionnelles et nouvelles de la Poésie, — Sully-Prudhomme s’approche de près de notre conception pour avoir senti, et tenté en une partie de son Œuvre, l’association de la Science et d’une Métaphysique. Nul doute que son esprit philosophique ne soit moderne, de ce que sa philosophie est continuement imprégnée de son savoir, qu’elle se montre attentive à toutes les recherches de la science en tous domaines… Malheureusement, il n’a pas su non plus concevoir le moderne savoir, en synthèse, — et dès lors, il ne put en tirer un principe général et impersonnel selon quoi il eût médité la Vie et lui eût donné une sanction. Il a été en lui une continuelle hésitation, une intention de hardiesse qui tout à coup recule, et prend peur, dirait-on. Et souvent le pas en arrière devient le rattachement sectaire au passé… Évolutionniste, dirait-on, en sa contemplation du cours des choses, il ne saura pourtant s’élever au terme supérieur de l’évolution : l’éternel devenir du Monde vers son harmonie éternellement incomplète, mais, à travers les périodes de régression, éternellement meilleure. Il n’en verra que les phénomènes de lutte, en prenant à contre-sens, comme Spencer d’ailleurs (mais peut-être pas Nietzsche), la constatation Darwinienne de la « lutte pour la Vie ». (Nous avons dit que pour nous, cette lutte n’est point une nécessité en soi, mais une transitoire nécessité de sélection, de l’énergie qui tend à l’harmonie[1].

Ce n’est donc qu’en la conscience de l’homme qu’il voit la notion de « Justice » — et ainsi adopte-t-il le principe spiritualiste tel que compris en irréductible opposition au Matérialisme. Au Spiritualisme il demande encore le mot du « Bonheur », et là arrive à la conception chrétienne, puisqu’il le trouve dans le sentiment de sacrifice… Le poète, parti de la science, s’égare plus loin d’elle encore, lorsque son couple humain à la recherche du Bonheur, après avoir éprouvé qu’il n’existe ni dans la volupté des sens, ni dans la pensée, ni dans la science, quitte notre planète et émigré en une étoile heureuse. De là, accomplissant son sacrifice, — cette dualité humaine revient sur la terre, qui depuis est morte, dépourvue d’humanité. Vain, même le sacrifice…

(Nous avons tenté de démontrer en notre Méthode à l’Œuvre, que l’idée de Sacrifice, est anti-sociale et anti-scientifique, — en proposant un altruisme évolutionniste qui réduit l’antinomie apparente entre le don de soi et l’égoïsme qui n’est qu’un mode du nécessaire instinct de conservation, mode lui-même du vœu de durée immanent à la Matière.)

Sully-Prudhomme n’a su non plus trouver à son dessein l’adéquate expression verbale et rythmique. Et, s’il est étrange de voir les « poètes scientifiques » du xiiie siècle œuvrer en vers de huit pieds, il paraît tout aussi étonnant que le poème de Justice, après Leconte de Lisle et Hugo, se développe en suite de sonnets alternant avec des quatrains. Il lui manqua la technique d’un Vers qui pût exprimer l’idée en ses rapports avec les idées, et, en ses associations sensitives, sensorielles, avec l’Universel : expression qui lui manqua, parce que, l’expression étant entraînée par la valeur énergétique de la pensée, il ne posséda pas l’impersonnalité vraie où le « moi » n’est plus qu’un rapport conscient en communion avec le Tout, et, de savoir et d’émotion, un point synthétique.

Ainsi dira-t-il, comme peureux et rentrant en la précaire sûreté de ce Moi :

« Je ne peux pas longtemps affronter de l’espace
La grandeur, le silence et l’immobilité…
Tremblant, je me resserre en mon étroite place,
Je ne veux respirer qu’en mon humble milieu :
Il ne m’appartient pas de voir le ciel en face,
La profondeur du ciel est un regard de Dieu…

Il sut d’ailleurs lui-même, qu’il n’avait pas réalisé le rêve d’art qu’il avait voulu, — et que son cri d’aveu est donc poignant et haut, et qu’il donne de prix aux parties du rêve où son talent divinateur atteint cependant la valeur souhaitée ! « Ah ! que n’ai-je hérité, écrit-il, d’un langage approprié à ce genre ! Je ne croupirais pas dans la poésie personnelle. »… Pour nous persuader de la grandeur de pensée de ce poète qui eut en lui de la détresse sacrée, et pour le trouver ainsi qu’en contradiction avec sa désespérance, rappelons donc des poèmes comme le « Zénith », superbe évocation de la volonté pensante « allant conquérir un chiffre, seulement », de l’éternel problème, — comme la « Grande Ourse », « l’Idéal », où la méditation intense tient en sublimité exacte et pure quelque vérité de science, et, tel le sonnet « Sur la Tour », semble l’exhausser en une vide éternité !…


L’on ne peut comprendre que Strada, ce dur exemple d’une vie murée en son puissant travail, non seulement du public, mais de la plupart des lettrés et des poètes, soit ignoré, et qu’il ait été nécessaire de quelques extraits de son Œuvre produits admirativement en une Anthologie récente, pour inscrire son nom dans l’histoire de la Poésie[2]. — Strada est le poète d’une Épopée humaine, qui, si la réalisation ne répond pas entièrement à son vaste dessein, comprend quatre ou cinq volumes de très haute valeur, d’originalité puissante, de verbe romantique qui rappelle Hugo lui-même. Son Épopée se présente comme l’illustration de sa doctrine philosophique, dont l’exposition dans Ultimum Organum avait eu un grand retentissement. Peu après, il publiait sa Méthode Générale[3]. Ravaisson le mit au premier rang des philosophes du xixe siècle.

Disons en quelques mots comment son principe philosophique, comment sa « Philosophie du Fait » ou Philosophie de l’impersonnalisme méthodique, s’oppose aux concepts Fidéistes provenus d’une Révélation religieuse, et aux concepts Rationalistes. Strada, ici scientifique, — et semblant d’accord avec Auguste Comte, n’accepte pour principe de connaissance que le « Fait » impersonnel, c’est-à-dire le résultat immuable de l’expérience, que la science nomme une « loi ». Mais, pour Strada, le Fait n’est point tel, et pour lui il a valeur métaphysique :

« Le Fait, dit-il, est la manifestation de l’Être, la manifestation, quelle qu’elle soit, de tout ce qui a été, est et sera, c’est-à-dire du Tout ». Et, comme le Fait manifeste l’Être, c’est donc l’Être qui transmet au Fait le droit d’être critérium. Donc, l’Être est en réalité lui-même le véritable critérium : donc Dieu est ce critérium. Le Fait démontre Dieu… Dans la création du monde, l’Idée a été l’agissant intermédiaire entre Dieu et son œuvre. Et le monde créé se réunit à Dieu par la Pensée. De là naît une religion de la Science, que Strada nomme : « théisme scientifique ».

Nous n’avons à examiner cette doctrine, que pour seulement la voir spiritualiste au sens habituel, et en trouver l’essence en Platon. Et, alors qu’elle présuppose une cause motrice en dehors de la Substance, et qu’au Fait d’expérience se superpose une valeur métaphysique, — nous ne pouvons l’admettre comme de science.

L’Épopée humaine apparaît ainsi qu’une critique de l’évolution à travers l’Histoire du monde où Strada, au nom de sa doctrine, montre tous les errements de l’humanité provenir de ses directions Fidéistes et Rationalistes impuissantes à la mener par la seule voie. L’Œuvre, d’énorme travail, comprend plus de quinze volumes, et d’autres n’ont pas paru, la mort étant venue arrêter cette âpre volonté. Excepté le premier volume, la Genèse universelle, le plus grand, ils se présentent tous sous l’aspect dramatique : drames en vers qui ne se pourraient guère mettre à la scène, avec, entre les actes, des Méditations du poète qui sont souvent, surtout en les premiers livres, d’une intense valeur de pensée… Strada a, en somme, voulu une philosophie de l’Histoire du monde. Nous retiendrons la Genèse, la Mort des Dieux, la Mêlée des Races, Les Races, — Les livres qui suivirent n’eurent plus la puissance évocatrice, le verbe énergique, le mouvement, des quatre que nous venons de dire. S’ils sont intéressants, si les méditations en intermèdes (qui paraissent souvent être d’une époque antérieure au drame lui-même) demeurent d’une grande élévation morale, ils attestent un art diminué, prosaïque, — alors, avons-nous dit, qu’il avait égalé l’art même du Hugo de la Légende Des Siècles. Ils sont aussi, pleins de redites et, de plus en plus le « moi » Stradien domine tout, répétant qu’en son concept est le salut…

L’erreur de Strada a été de croire qu’œuvrer grand, était œuvrer multiplement. Erreur encore, à quarante ans, vers la moitié du siècle, de se soustraire à la Vie et à l’évolution des idées qui, si rapidement et gravement transmuaient la pensée directrice, sans qu’il le sût autrement qu’en vagues et épars échos — qu’il recueillait cependant et interprétait mal, trop souvent… Donc, il vaut mieux pour son renom ne retenir du poète que nous disons puissant que les quatre livres que nous venons de nommer, un ou deux encore, peut-être.

Malgré son postulat Théiste à la manière de Hugo, Strada peut être compté pour poète « scientifique ». — Les livres dont nous parlons ont dû être écrits vers le milieu du xixe siècle, et « l’Épopée » vraisemblablement a été inspirée par la Légende des Siècles et sans doute aussi, du souvenir des Poèmes de Leconte de Lisle. Et comme lui, Strada dut être impressionné par les travaux sur l’Inde Védique, de Burnouf, — en même temps qu’il sut sans doute admettre des directions de cet esprit si original et vaste, qu’est Édgard Quinet… D’ailleurs, son Verbe est romantique et procède directement en la « Genèse » surtout, du plus grand Hugo. Les procédés de mise en œuvre sont les mêmes, et si Strada, ami de Claude Bernard, pour son poème de la Genèse du monde s’inspire du processus évolutionniste, il la décrit, tel Hugo, avec l’omniprésence anthropomorphe du Dieu de la Bible : « Dieu dit… », et par images visuelles immesurément grandies. — Et nous rappellerons ce que nous disions à propos de Bouilhet, qui à tous autres poètes s’applique, quels qu’ils soient : Strada, lui aussi, assiste en tant que mentalité moderne, avec ses habitudes de penser moderne, ses images et métaphores modernes, au spectacle de cette Genèse, de cette évolution des choses et des êtres qui étaient, — alors que les sens et la pensée des hommes n’étaient pas. Pour le poète scientifique — il s’agit alors de re-créer ces spectacles en eux-mêmes, et d’un Verbe d’évocation et de suggestion qui n’éveille d’associations avec des idées et des sensations de quel temps que soit, ni personnelles. Le Verbe impersonnel du poète doit s’universaliser à n’être là que vibrations du phénomène, dans des temps et des espaces que l’œil humain n’a point mesurés !…

  1. En Méthode à l’Œuvre.
  2. Anthologie de G. Walch. Poètes Français contemporains.
  3. Strada. — Ultimum Organum (1865). — Méthode Générale (1868).