La Transylvanie et ses habitants/Chapitre 23

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La Transylvanie et ses habitants
Imprimeurs-unis (Tome IIp. 129-148).
chapitre XXIII.
Agyagfalva. — Udvarhely. — Oláhfalu. — Parajd. — Szováta. — Eaux minérales.

Il est près d’Almás un village nommé Agyagfalva, qui n’a ni caverne, ni solfatare, ni ruines, mais qui a été rendu célèbre par une assemblée générale de la nation sicule tenue dans l’année 1506. Voici à quelle occasion.

Suivant les anciennes coutumes, les Sicules, qui ont d’excellents pâturages, devaient donner en impôt chaque sixième bœuf lorsque la reine de Hongrie mettait au monde un fils. Celui qui ne possédait pas six bœufs s’entendait avec ses voisins. Deux hommes, par exemple, qui en avaient trois, s’unissaient pour en payer un. On appelait cela payer « le bœuf du roi ». Or, quand la reine Anne, en 1606, donna le jour à un prince qui fut plus tard Louis II, il y avait long-temps que cet usage était oublié, car ni Mathias Corvin, ni Ladislas VI, ni Uladislas V, n’avaient eu d’enfants mâles. Personne n’avait entendu parler du bœuf du roi ; on ne savait nulle part ce que c’était, si ce n’est à Bude. Le roi n’avait pas oublié la vieille coutume, et il en réclama l’exécution. Les Sicules refusèrent de payer : il fallut que les officiers royaux enlevassent les bœufs de force.

II n’y eut qu’un cri dans les montagnes. L’acte arbitraire des officiers parut une atteinte à l’antique liberté sicule. On courut aux armes. Les employés du roi, poursuivis et chassés, demandèrent du secours à Bude. Uladislas fit partir Paul Tomori, chef de la cavalerie de la garde, avec des troupes de pied et cinq cents chevaux. Les Sicules marchèrent à sa rencontre jusqu’à Maros Vásárhely. Les troupes royales furent vaincues, et Paul Tomori, qui avait reçu dix blessures, les ramena vers la Hongrie. Fiers de leur victoire, les Sicules se retirèrent dans leurs montagnes, pensant que tout était terminé. Mais le roi envoya contre eux de nouvelles troupes : battus cette fois, ils se soumirent.

La révolte, quand elle fut comprimée, parut, à ceux qui l’avaient tentée, en contradiction avec la vieille « fidélité scythe », scythica fides, dont les Sicules avaient donné jusque là des preuves non équivoques, et que les rois, dans leurs diplômes, signalaient avec reconnaissance. Les anciens de la nation convoquèrent une assemblée générale qui se réunit à Agyagfalva. Il y fut décidé en première ligne que personne, seigneur ni gentilhomme, cavalier ni fantassin, n’avait le droit de tenir une assemblée, particulière ou autre, dont le but serait nuisible au bien de la patrie, ou qui attenterait à la fidélité due au roi, et à son représentant le vayvode de Transylvanie ; que, si les officiers royaux violaient les libertés ou privilèges de la nation ou des particuliers, on convoquerait une assemblée générale, sans avoir recours à la guerre, et que, si besoin était, on prierait le roi d’aviser, afin que la vieille fidélité scythe put rester inébranlable. Ceux qui, à l’avenir, auraient des relations avec des hommes perfides, et ne se conformeraient pas à cette décision unanime de l’assemblée, devaient perdre leur honneur et leurs biens. On prit encore quelques mesures locales de police et d’administration, puis les anciens proposerait ces résolutions à l’approbation générale. Tous les Sicules des trois ordres qui étaient présents levèrent la main et jurèrent d’obéir aux constitutions nouvelles.

Ces détails montrent tout d’abord quels hommes sont les Sicules. La fidélité au souverain est pour eux un devoir sacré, mais à condition qu’il se souviendra de leur attachement à la liberté et de leurs droits. S’il l’oublie, ils ne prendront pas à l’instant les armes ; seulement ils le prieront d’aviser, « afin que la vieille fidélité Scythe puisse rester inébranlable ». Ce mot rappelle le sinon, non, des Aragonais. Les rois, et surtout les princes de Transylvanie, oublièrent plus d’une fois que la fidélité des Sicules était subordonnée à la justice du souverain. On attaqua leurs libertés ; on foula aux pieds leurs privilèges. Alors, pensant qu’il ne leur restait plus d’autres ressources, ils tiraient l’épée, quoiqu’en petit nombre, et offraient la bataille. Rarement ils l’emportèrent. Vaincus, ils attendaient les mauvais jours. Quand la Transylvanie allait succomber sous les coups des Turcs, des Tatars ou des Valaques, les princes rendaient leurs anciens droits aux Sicules. Ceux-ci descendaient de leurs montagnes, et l’ennemi était chassé. Cependant les révoltes avaient été étouffées dans le sang ; en marchant au combat ils passaient devant des tombes fraîchement remuées. Ces tristes monuments des guerres civiles se retrouvent encore dans le pays. Entre Barót et Köpetz on rencontre un champ semé de tombeaux : c’est un souvenir des exécutions ordonnées par Gaspard Bartsai pour châtier les Sicules qui avaient soutenu le parti de Kemény. Ailleurs on reconnaît les collines sous lesquelles furent enterrés ceux qui se battirent pour ne pas être incorporés dans les régiments-frontières, car cette institution ne fut établie que par la force du sabre. Si jamais une insurrection éclatait dans le royaume de Hongrie, c’est en Transylvanie, parmi les Sicules, que l’empereur d’Autriche trouverait le plus de résistance. Une population aussi brave, aussi aguerrie, aussi ulcérée, habitant un pays naturellement fortifié, tiendrait long-temps en échec les forces de l’empire.

C’est, dit-on, pour les contenir, que le prince Jean Sigismond éleva en 1563 deux forteresses qu’on a appellées Székely támadt, « révolte sicule », et Székely bánja, « repentir sicule[1] ». Quelques uns veulent, sans doute par patriotisme, que ces forteresses n’aient pas même existé, et que les châteaux de Várhely et d’Udvarhely, auxquels on a donné ces noms, soient antérieurs au gouvernement des Princes. Qu’ils aient raison ou tort, toujours est-il que le premier n’existe plus, et que le second est en ruines.

Il ne reste plus de la forteresse d’Udvarhely que de gros murs qui s’étendent sur un assez grand espace, et qui s’écroulent de temps à autre. On montre les débris de la chapelle, les prisons, et la chambre souterraine où l’on battait monnaie. Sur les murs se voit une pierre qui porte les armes de Hongrie, avec le soleil et le croissant des Sicules, et l’écusson de Jean Sigismond. À l’époque où ce prince défendait sa couronne contre l’empereur Ferdinand, on y grava des vers latins qui rappelaient aux passants la fidélité due à un souverain national. N’est-il pas remarquable qu’on écrivît en latin les avis qui s’adressaient au peuple[2] ? Aujourd’hui, le sol renfermé entre les murailles est labouré et exploité comme un champ. Je tâchais de rebâtir par la pensée ce formidable édifice ; quand par hasard mes regards s’abaissaient, je voyais du maïs, des choux et des veaux.

Le château d’Udvarhely paraît avoir été construit au commencement du 14e siècle par Étienne Báthori. Le prince Jean Sigismond ne fit que le réparer, dans le but sans doute d’intimider les Sicules après la révolte de 1562, conduite par Antoine Székely. Ils s’étaient rassemblés à Udvarhely au nombre de quarante mille, et avaient battu Gabriel Majlath, envoyé contre eux par le prince. Ladislas Radák les fit rentrer dans le devoir. En l599, quand Michel, vayvode de Valachie, attaqua le cardinal André Báthori, il eut l’adresse d’attirer les Sicules en leur promettant que, s’il était vainqueur, il raserait les deux forteresses élevées contre eux par Jean Sigismond. Il tint parole. Mais l’année suivante les Sicules furent contraints par la diète de Léczfalva de réparer eux-mêmes ces forteresses maudites[3]. Le château d’Udvarhely faisait partie du domaine des princes. Après la mort de Michel Apafti, il appartint aux comptes Gyulai, et fut détruit, pendant l’insurrection rakotzienne, par le baron Tige, lors du malheureux combat livré aux Impériaux près d’Holdvilág.

La ville dont il porte le nom est bâtie sur le bord d’une rivière, et compte plus de quatre mille habitants. Il s’y trouve plusieurs églises, un couvent et deux colléges. Grâce à ces différents édifices, Udvarhely, situé d’ailleurs dans une belle contrée, se présente fort bien. Le collége des réformés a été fondé par le conte Jean Bethlen. Il renferme beaucoup d’élèves, mais il est très pauvre ; aussi M. Joseph Kis a-t-il fait une bonne action en y fondant cinquante places gratuites. La bibliothèque ne se compose que de quelques vieux livres donnés autrefois par des seigneurs, dont les portraits dégradés sont cloués aux murs. Il s’y trouve une espèce de cabinet de physique ; mais les machines, couvertes de poussière, sont au repos, faute d’argent : au dire des élèves, depuis long-temps on n’y fait plus d’expériences. Il est fort triste que les choses soient dans cet état, car un grand nombre de jeunes Sicules ne reçoivent pas d’autre éducation que celle que le collège d’Udvarhely leur peut donner. Puisque le gouvernement autrichien s’obstine à garder, et pour long-temps sans doute, certaines affections et certaines antipathies qui ne sont plus de ce siècle, c’est aux particuliers, qui seuls soutiennent les colléges réformés, à prendre une décision. J’ai déjà exprimé le vœu, en parlant de l’institution d’Enyed, de voir réduire le nombre des collèges de premier ordre que les calvinistes possèdent en Transylvanie. An lieu d’en entretenir quatre avec beaucoup de frais et de difficultés, on devrait se contenter d’en garder un seul, auquel reviendraient en partie les donations que les seigneurs réformés partagent aujourd’hui aux trois autres. Le nombre des élèves ne serait pas trop considérable dans cette seule institution, car il ne faudrait y admettre que les jeunes gens sortant des collèges inférieurs. On n’y donnerait pas l’instruction élémentaire que beaucoup d’enfants reçoivent aujourd’hui dans les quatre collèges de première classe. Tout en faisant d’Enyed une sorte d’université dans le genre de celles d’Allemagne, et en convertissant les trois autres en collèges de second ordre, on pourrait multiplier les écoles primaires.

Les archives de la nation sicule sont gardées à Udvarhely. C’est là que se tinrent d’ordinaire les assemblées nationales, présidées par le vayvode de Transylvanie, lequel était en même temps comte des Sicules. Cette ville, quoique peu importante par sa population, fut regardée comme la première du Székely ország[4], parce qu’elle était le lieu ordinaire de ces assemblées. C’est pourquoi elle reçut le nom d'Udvarhely, c’est-à-dire « lieu de la cour ». Suivant la tradition, les Sicules ont affectionné Udvarhely parce que Attila y a campé longtemps. On voit encore près de la ville des retranchements que tous les Sicules affirment avoir été élevés par les Huns. La montagne où ils sont situés est encore appelée Bud-vára, « fort de Buda[5] ». Non loin de là, un village porte le nom de Kadicsfalva, qui fut fondé par Kadicsa, autre chef des Huns signalé dans les annales hongroises. Les Sicules ont religieusement gardé tous les noms qui se rattachent à cette première époque de leur histoire.

Le siège d’Udvarhely, l’un des plus grands du pays des Sicules, contient deux bourgs, qui forment pour ainsi dire deux petites républiques à part. J’ai eu occasion de parler de plusieurs villages, situés dans les comitats hongrois, placés en dehors de la juridiction ordinaire, et se gouvernant eux-mêmes. L’usage a consacré ces exceptions fondées sur des privilèges, que les princes de Transylvanie, pour un motif ou pour un autre, accordaient volontiers. Le village d’Oláhfalu, l’un de ceux que je signale, a un juge et un percepteur particuliers, et n’est aucunement soumis à l’administration du siège. Les habitants jouissent de leurs privilèges depuis l’année 1614, où Gabriel Bethlen les leur conféra, sous la condition d’apporter annuellement deux mille planches à Fejérvár, et de bâtir pour le prince un moulin à scier qu’ils devaient fournir de cent arbres. L’autre bourg, Zetelaka, obtint de semblables franchises sous la charge de livrer tous les ans cent mille bardeaux. Ces privilèges furent confirmés par Georges Rákótzi en 1631, puis par l’empereur Léopold. Oláhfalu envoie de plus des députés à la diète. Ce village a donc lui seul autant de votes que le siège entier d’Udvarhely. Ces anomalies, consacrées par la constitution, ne sont pas rares. Csik Szereda, qui compte huit cents âmes, a le même nombre de votes que le comitat de Hunyad, qui en compte cent vingt mille. En Hongrie, cinquante villes libres n’ont à la diète qu’un seul vote.

Les représentants de ces braves montagnards arrivent à l’assemblée dans leur costume habituel. II n’y a pas long-temps qu’un gouverneur de Transylvanie fit confectionner des habits d’une certaine élégance à la taille des députés d’Oláhfalu. Quand venait leur tour d’invitation, ceux-ci se rendaient à l'hôtel du gouverneur, et trouvaient dans l’antichambre des laquais qui leur passaient l’habit convenable. Le dîner leur paraissait toujours détestable, parce qu’ils ne reconnaissaient pas ce qu’ils mangeaient. Ils jetaient les yeux çà et là pour voir toutes les choses nouvelles qui s’étalaient devant eux, mais avec beaucoup de discrétion et d’un air parfaitement indifférent, car c’eût été au dessous de leur dignité de faire paraître l’étonnement dont ils étaient saisis. Ils conservaient toujours le plus grand sérieux, même après qu’ils s’étaient aperçus que leurs voisins avaient abusé de leur simplicité, en leur conseillant, par exemple de vider le café dans une assiette et de le prendre mêlé de pain, comme on fait d’un potage.

Oláhfalu, comme l’indique son nom[6], a dû être originairement habité par des Valaques. Il ne s’y trouve plus depuis un temps immémorial que des Sicules. Le bourg, partagé par un torrent qui porte le nom d’Homorod, est situé dans une contrée sauvage, couverte de sapins et hérissée de rochers. Dans l’impossibilité de tirer d’autre parti du sol, les habitants continuent à exercer cette industrie pour laquelle le prince Bethlen montra une si grande déférence, et ils portent leurs planches partout. Les habitants d’Oláhfalu se donnent pour les plus purs représentants de la nationalité sicule. Ils ont gardé quelque chose de la rudesse de leurs ancêtres, et parlent le hongrois en appuyant avec inflexion sur certaines syllabes. Cet accent, plus ou moins marqué, est particulier aux Sicules, surtout à ceux qui habitent les montagnes reculées. Ils prétendent que le vieux hongrois était parlé ainsi.

Je ne puis quitter le siège d’Udvarhely sans faire mention des mines de sel de Parajd. On dit que la plus grande partie du territoire occupé par les Sicules repose sur des couches de sel. Il ne faudrait très souvent creuser que quelques mètres pour ouvrir des mines. Quelquefois, comme je le dirai tout à l’heure, le sel sort de terre, et forme de véritables rochers. Les mines de Parajd ne sont exploitées que pendant trois mois de l’hiver ; le reste de l’année elles reposent. Elles occupent assez de monde, mais il n’y a que vingt-et-un ouvriers qui creusent et retirent le sel. Ils font dans le sol, qui est cannelé, deux trous rapprochés dans lesquels ils enfoncent des coins de bois, et détachent une masse triangulaire du poids d’un quintal, qui est ensuite divisée en deux. Un bon ouvrier peut obtenir par jour vingt-cinq quintaux[7], pour chacun desquels il reçoit deux kreutzers[8]. L’eau qui suinte à travers la terre vient souvent incommoder les travailleurs et gâter le sel. On pratique des réservoirs pour la contenir, et on se sert, pour l’arrêter, de briques faites de terre noire et d’eau salée, que l’on bat fortement. Les mines de sel de Parajd ne fournissent que les environs du village. Le sel n’est pas exporté au loin comme celui de Maros Ujvár. Avant que la contrebande existât sur la frontière de Moldavie, on retirait plus du double du sel extrait aujourd’hui.

J’ai dit que le quintal de sel[9] coûtait d’abord 2 kreutzers, c’est-à-dire 9 centimes, au fisc. Si on compte tous les autres frais, sans abstraction du salaire des employés, il revient à 56 centimes. Le gouvernement autrichien le vend paternellement 8 fr. 44 cent, comme dans toutes les mines de Transylvanie. Des peines sévères menacent ceux qui tenteraient d’emporter la moindre partie de ce sel de rebut, qu’on appelle « œil de sel », sószem, et qui ne se vend point parce qu’il est cristallisé. Une vieille femme qui en avait pris un morceau aussi gros que celui que j’emportai moi-même comme échantillon avait passé la nuit précédente en prison, et n’était sortie que par l’intervention d’un employé bienveillant. Des guérites où veillent des soldats sont placées sur les hauteurs de Parajd, afin que personne n’approche des lieux où le sel paraît à la surface de la terre. Si, en creusant en dehors des mines pour arrêter une source, les ouvriers rencontrent par hasard du sel, ils sont forcés de le jeter dans l’eau. Les Sicules se demandent encore quand « l’empereur allemand », comme ils disent toujours, a’ német császár, cessera de vendre plus de 8 francs cette masse de sel qu’ils retirent eux-mêmes en une demi-heure pour quelques centimes, et cela dans un pays qui leur appartient, à eux dont les pères recueillaient le sel en se promenant sur la route. Il est vrai que, par prudence, on a laissé à cinq villages voisins de Parajd la faculté de prendre gratis une certaine quantité de sel. Tout habitant en reçoit quinze livres par année : on lui en donne ainsi pour ses bestiaux, à raison de six livres par tête pour le gros bétail, et d’une livre pour le menu.

Quoique les ouvriers ne travaillassent pas aux mines quand je me trouvai à Parajd, cependant je ne manquai pas de les visiter pour voir une fois encore ces magnifiques nefs souterraines, telles que je les avais déjà contemplées à Maros Ujvár. Les vaisseaux sont ici moins vastes ; mais peut-être ont-ils plus de proportion dans leurs formes. L’eau, en dégouttant du sel, produit une substance que les Hongrois appellent sóvirág, « fleur de sel », et dont la blancheur vive et mate fait ressortir l’éclat des murs. Vous vous croyez dans une église gothique faite de jaspe, de marbre et d’albâtre. On jeta, par l’ouverture des mines, des bottes de paille enflammée qui traversait l’espace avec le bruit du tonnerre. Lorsque le feu s’éteignait et que nous restions dans l’ombre, nous entendions seulement nos voix résonner sous ces voûtes immenses, ce qui donnait encore à ces nefs quelque chose de mystérieux.

Si l’on admire à Parajd les merveilles que produit la patience des hommes, on peut contempler quelques pas plus loin, à Szováta, un spectacle non moins étonnant, et qui est l’œuvre de la nature seule. A Szováta non seulement le sel monte à la surface du sol, mais encore il s’élève jusqu’à une assez grande hauteur, de manière à former comme une chaîne de collines. Ces collines ou ces roches, comme on voudra les appeler, tantôt rondes, tantôt escarpées et taillées à pic, ont dans certains endroits une blancheur éclatante : ailleurs elles sont jaspées, ou affectent la couleur de la malachite. La plupart du temps elles sont couvertes d’herbe et ombragées d’arbres, ce qui fait qu’on les prendrait de loin pour des rochers ordinaires, d’autant plus que des cavernes profondes s’ouvrent çà et là, semblables à ces grottes que l’on taille à vif dans le roc. Entre ces collines se sont formés des étangs où l’on se baigne : il suffit d’y plonger un instant pour que le corps soit recouvert de sel. Au siècle dernier, un des étangs que l’on avait contenus par des digues les rompit tout à coup, et se précipita dans le Küküllö. Je remarquai un torrent qui dépose le sel sur les cailloux : chaque pierre disparaissait sous un givre brillant que faisaient resplendir les rayons d’un soleil d’été.

Les rochers de sel, à Szováta, ont été abîmés sous le gouvernement des princes ; et pourtant ils sont encore admirables. Dans ce temps, chaque individu allait faire tranquillement sa provision de sel, en cassant çà et là et en emportant ce qu’il voulait. Quand les Turcs exigeaient impérieusement le tribut arriéré, on se hâtait d’extraire de tous côtés des masses de sel, dont le prit servait à payer le sultan. Aujourd’hui on n’en retire rien. On se contente de les faire garder par des sentinelles, afin que les habitants ne se dispensent pas d’acheter le sel du fisc. De la terre et des branchages sont jetés sur les endroits où le sel attirerait les regards et tenterait la bonne volonté des passants. Cinquante soldats et vingt-cinq haiduques sont postés à intervalles, les armes chargées, pour faire reculer quiconque oserait s’avancer. Ils ont ordre de tirer si on ne tient pas compte de leurs menaces. Cependant, malgré ces précautions, le fisc peut avoir la certitude qu’on dérobe une grande quantité de sel. Il est bien difficile à des hommes qui ne craignent point le danger de ne pas prendre un peu de ce sel qui leur est si nécessaire, et qu’ils trouvent sous leurs pas, au risque d’entendre siffler une balle. Je doute d’ailleurs que les sentinelles fassent souvent usage de leurs armes. Les haiduques sont des montagnards du pays : ils s’empresseront de tourner le dos ou de contempler les nuages s’ils voient un de leurs voisins s’approcher d’un air suspect. Quant aux soldats polonais qui gardaient le sel et qui me répondirent par un regard d’intelligence lorsque je fredonnai l’air

La Pologne n’est pas encore perdue…,

ils paraissaient s’inquiéter médiocrement, malgré le zèle de l'officier allemand qui les commandait, que les Hongrois prissent ou non le sel de l’empereur d’Autriche.

Si on se rappelle avec quelle ingratitude le gouvernement autrichien a agi de tout temps envers les Hongrois, si on sait que les produits hongrois sont frappés à la frontière d’Autriche comme ceux d’un pays ennemi, et que la Hongrie est arrêtée dans le développement de sa richesse nationale par les empereurs qu’elle a sauvés avec son épée, on comprendra que ces atteintes portées à la dignité du fisc soient regardées par tout le monde, en Transylvanie, comme chose fort naturelle et parfaitement juste.

Ce qui rehausse le prix des rochers de Szováta et des mines de Parajd, c’est la beauté du pays où ces merveilles sont placées. Pour peu que vous aimiez les montagnes agrestes, les forêts sans fin, vous ne traverserez pas cette contrée sans admiration. Lorsque, après avoir quitté le niveau des fleuves, on commence à s’engager dans les montagnes d’Udvarhely, l’on suit une route qui gravit successivement une chaîne de montagnes de plus en plus élevées, si bien qu’en se retournant au bout de quelques heures et en regardant le chemin parcouru, on pourrait croire que l’on a dit adieu au monde.

On prétend qu’il se trouve aujourd’hui des bisons dans ces forêts. Il est certain qu’on en chassait encore au siècle dernier. Mais, s’ils n’ont pas entièrement disparu, du moins faut-il croire qu’ils sont bien diminués. Les ours ne manquent pas. Quand un Sicule conjecture que l’occasion de vendre une peau d’ours se présentera bientôt, il prend son fusil et marche dans les montagnes jusqu’à ce qu’il trouve une piste. Alors il se repose et attend l’ours. Au moment où l’animal reparaît, il se met en face de lui, sur son chemin, et fait feu. S’il manque, comme il n’a qu’une seule charge, il se tire d’affaire à l’aide de sa hache, et livre un combat corps à corps. Ces montagnards sont aussi adroits qu’intrépides, et il est rare qu’ils succombent dans la lutte[10], lors même qu’ils ont fait une expérience dangereuse, leur ardeur de chasseur ne se ralentit pas, et, en dépit du proverbe, ils sont gens à vous vendre à l’avance la peau de tel ours que vous désignerez. A Parajd, une peau d’ours coûte 6 ou 8 francs.

Quelques montagnards se livrent à un travail beaucoup plus pacifique, mais aussi plus ingrat : ils cherchent des trésors. Je ne pense pas qu’il y ait un pays au monde qui soit plus doué, par l’imagination de ses habitants, de richesses enfouies et cachées, que la Transylvanie. Cela vient sans aucun doute de la quantité de masses d’or qui ont été découvertes à toutes les époques dans les mines, et des divers trésors qui ont été effectivement retirés du sol. Dans le siège même d’Udvarhely, près de Korond, on a trouvé, il y a peu d’années, une quantité de pièces d’or bysantines : elles provenaient du tribut payé à Attila par Théodose, et avaient été cachées sous une montagne par les Huns. Ces découvertes encouragent singulièrement les habitants, lesquels se mettent à l’œuvre et creusent la terre avec une ardeur qui mériterait d’être récompensée. On m’a fait voir à Parajd les maisons de deux hommes qui fouillent le sol aux environs des ruines appelées Rabsoné vára, « château de Rabsoné ». Jusqu’à ce jour ils n’ont rien trouvé ; mais ils accusent les fées de dérober les trésors que la princesse Rabsoné avait amassés pendant sa vie, et qui sont encore près du château. Les paysans ont un certain respect pour ces ruines, parce qu’ils prennent l’écho de leurs voix pour les cris de la princesse, et les lueurs du bois pourri pour les flambeaux des fées.

Les montagnes d’Udvarhely, et en général toute la partie orientale de la Transylvanie, contiennent une foule de sources minérales. J’ai déjà parlé d’Elöpatak, situé à l’extrémité du pays des Sicules, où se rendent habituellement les boyards valaques : environ quinze cents baigneurs s’y rassemblent chaque année. Les eaux de Korond, peu éloignées de Parajd, sont visitées surtout par les Hongrois : il y vient cinq ou six cents personnes. Les bains les plus avantageusement situés sont à Borszék, près de la Moldavie. La contrée est superbe. Il y a là, dit-on, d’immenses forêts de sapins qui offrent les plus belles promenades à cheval. La source minérale de Borszék fut pour ainsi dire découverte par le comte Denis Bánffi à une partie de chasse, où un pâtre la lui montra. Avant cette circonstance elle n’était connue que des montagnards. L’on y compte aujourd’hui plus de mille baigneurs. La source est louée 6,000 francs.

Les seigneurs valaques et moldaves qui passent la frontière et viennent prendre les eaux en Transylvanie paient leurs appartements à un prix extraordinaire pour le pays. Il y en a qui donnent jusqu’à quinze ou vingt ducats par semaine. Cependant les chambres que l’on peut se procurer ne sont rien moins qu’élégantes et rien moins que commodes, bien qu’elles semblent inappréciables à quiconque a goûté en chemin des auberges.

En effet, le comfort, si nécessaire aux voyageurs oisifs, est ici complètement inconnu : il en est de même en Hongrie, où les touristes ennuyés qui se hasardent à mettre le pied hors des bateaux à vapeur s’effarouchent d’une façon très comique parce qu’ils ne trouvent pas le classique roast-beef et les petites douceurs du cottage dans des villages de pâtres que le Danube inonde tous les cinq ans, et qui étaient régulièrement incendiés par les Turcs il y a moins d’un siècle.

  1. Mot à mot : Le Sicule se révolte, le Sicule se repent.
  2. Hœc quicunque vides electi insignia ducis,
    Pro patria grates, Hungare, lœtus agas.
    Cur vagus extremis terrarum finibus erras ?
    En prope, quem multo sanguine quœris, habes.

    Quippe peregrini quam sit damnœa potestas
    Principis, accepta discere clade potes.
    Flecte genu domino felicibus utere fatis,
    Sangine sublato sicca manabit humus.

  3. Wolfgang Bethlen.
  4. « Pays sicule ».
  5. Buda était le frère d’Attila.
  6. « Village valaque ».
  7. 1 400 kilog.
  8. 9 centimes.
  9. 56 kilog.
  10. Ils ont ordinairement pour arme un petit fusil à pierre très lourd. Quelquefois le fusil est à deux coups ; mais, au lieu d’être placés côte à côte, les canons sont superposés l’un sur l’autre.