La Transylvanie et ses habitants/Chapitre 25

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La Transylvanie et ses habitants
Imprimeurs-unis (Tome IIp. 177-199).
chapitre XXV.
Schœsbourg. — Nagy Szöllös. — Ebesfalva. — Le moine. — Les Arméniens. — Almakerék. — Megyes. — Bendorf.

Il n’y a pas de ville en Transylvanie qui ait un aspect plus pittoresque et plus original que Schœsbourg[1]. Le Küküllö serpente dans une jolie vallée que forment de hautes montagnes couvertes de forêts. Un plateau élevé la domine, sur lequel Scbœsbourg est assis. Du sein de la ville, entre les toits rouges des maisons, sortent de vieilles tours et de vieux murs qui se dressent en étages jusqu’au sommet de la montagne, où ils rejoignent les bastions de la vieille citadelle. Puis, au dessus de la vallée, au dessus du plateau, de la ville et de la citadelle, sur la crête même du mont, une église du 16e siècle.

Plusieurs écrivains s’accordent à placer là cette ville dace appelée Sandava, qui a tant inquiété les érudits. Il n’est pas invraisemblable que ce lieu ait été choisi par des Barbares, dont tout l’art consistait à camper sur des hauteurs : car, même dans les temps modernes, la position de Schœsbourg en a fait une place importante. Ses tours grises portent encore les traces des balles. Quand les ennemis paraissaient, les artisans saxons prenaient les armes, couraient aux murailles, et chaque confrérie défendait une tour. La peste a ravagé plus cruellement Schœsbourg que la guerre. Ce terrible fléau dévora en 1709 quinze mille personnes. Aujourd’hui cette ville ne compte plus que huit mille habitants. Schœsbourg fut presque entièrement brûlé sous Michel Apaffi. Une inscription latine placée sur la tour la plus moderne rappelle « qu’elle fut détruite en 1676 par un lamentable incendie, reconstruite deux ans après, et ornée en même temps d’une horloge ». Schœsbourg avait été relevé ou fondé dès 1198 par les Saxons.

La cathédrale de Schœsbourg date des premières années du 16e siècle. Elle a été solidement bâtie et assez bien défendue contre les Turcs pour qu’il n’ait pas été nécessaire de la restaurer. On n’y a ajouté aucun mur, et elle aurait encore le caractère du temps, si dans un accès de colère luthérienne, les habitants n’avaient un beau jour effacé les curieuses peintures qui en décoraient l’intérieur. L’église est parfaitement blanchie. On dit que cela est propre. J’ai remarqué un charmant reliquaire gothique, qui grimpe avec une grande légèreté le long de la muraille, mais qui n’a pas échappé aux badigeonneurs. Près d’une porte se trouvaient diverses pierres tumulaires, dont l’une supportait la statue d’un bourgmestre saxon en costume hongrois, avec de longues moustaches et la grande barbe.

Les Saxons sont aujourd’hui les seuls habitants de la Transylvanie qui possèdent encore de vieilles murailles. Adonnés de bonne heure au commerce, ils eurent toujours des ressources qui manquaient à leurs voisins. Tout ce qu’ils ont construit a été bien fait. La moindre église de village est un édifice. Aussi devraient-ils mettre plus de circonspection dans ce qu’ils nomment leurs embellissements. S’ils gâtent leurs monuments, il ne restera presque rien dans le pays.

Je traversai précisément Schœsbourg un jour de marché. On y criait en hongrois, en valaque, en saxon, en allemand, en arménien, en bohémien, en grec : c’était le hongrois ou le valaque qui servait d’intermédiaire. Pour achever la confusion des langues, je répondis par des exclamations françaises au discours provocateur d’une respectable femme qui voulait à toute force me gratifier d’un gros bloc de sel gemme dont j’avais admiré les couleurs sous l’effet du soleil. Mes protestations arrivèrent aux oreilles de deux soldats polonais qui marchandaient d’énormes feuilles d’excellent tabac, et qui, entendant une langue étrangère au pays, se persuadèrent que je connaissais également le slave. Ils vinrent à moi pour me prier sans doute de remplir l’office d’interprète. Je leur expliquai avec les gestes les plus conciliants qu’il m’était absolument impossible de leur rendre ce service. Malgré la bonne grâce que j’essayai de mettre dans ma pantomime, ils me parurent convaincus que j’avais peu de complaisance, et me quittèrent de mauvaise humeur.

J’eus une plus grave aventure avec une paysanne valaque. Elle avait pour coiffure, comme toutes ses compatriotes aux environs de Schœsbourg, un voile blanc d’étoffe fine qui lui couvrait la tête et encadrait le visage. Son voile était ajusté avec une grâce particulière, et elle en paraissait plus belle. Il me sembla raisonnable d’étudier sur elle de préférence ce nouveau genre de coiffure : aussi la regardai-je attentivement. En même temps je répétais le mot formoso pour lui faire savoir combien je trouvais cela beau. La spirituelle Valaque voulut que ce compliment s’adressât aux fromages qu’elle avait devant elle. Aussitôt elle m’en présenta un, et mit tant d’instance dans son offre, tant de chaleur dans ses paroles, que je traduisais mentalement ainsi :

Cette leçon vaut bien un fromage…,

que je me trouvai à la fin muni d’un fromage formidable. Je me souvins de La Fontaine, et fut plus que jamais convaincu que les fromages, au point de vue de l’expérience, étaient d’une importance incontestable. Dès lors je mis moins d’abandon dans l’expression de mes sentiments.

Au temps de Benkö, les étudiants de Schœsbourg avaient le privilège de sonner les cloches de l’église Saint-Nicolas, et de figurer aux enterrements : ils percevaient pour cela une taxe. Ils avaient aussi la coutume de chanter quatre fois par an sous les fenêtres des habitants, ce qui leur rapportait un certain revenu. Cela se fait encore ailleurs. À la même époque, la veille de la communion, les bons bourgeois de cette ville allaient d’une porte à l’autre se demander mutuellement pardon de leurs offenses[2]. J’ignore s’ils ont conservé cette habitude patriarcale ; mais je puis assurer qu’aujourd’hui ils aiment beaucoup la danse.

Les Saxons sont fort laborieux, comme ils le répètent eux-mêmes trop naïvement : ce qui fait que le jour du repos ils aiment singulièrement le plaisir. Rien de plus juste. J’étais arrivé le dimanche précédent dans une bourgade saxonne, à Szász Régen, après une assez rude journée. Fatigué de la route, je cherchais une auberge passable. On m’indiqua la plus renommée, et je ne fus pas peu surpris, en y entrant, d’entendre exécuter des valses de Strauss. L’aubergiste, qui avait déjà ouvert la portière, marquait la mesure d’un air agréable, et m’engageait fort à descendre chez lui, me félicitant d’arriver au commencement du bal du dimanche. Je me serais peut-être laissé tenter, dans l’espoir de trouver quelques physionomies ; mais l’arrivée de plusieurs cavaliers me désenchanta. C’étaient de gros messieurs bien frais, en veste blanche à la pâtissière. Je dois cependant rendre justice aux pauvres jeunes filles qui s’étaient parées de leurs costumes pour venir avaler les bouffées de tabac que lançaient galamment les valseurs.

À Schœsbourg, je trouvai les deux auberges en révolution. L’une était pleine, et le maître se rendait au théâtre ; l’autre n’était pas moins remplie , et la maîtresse habillait ses filles pour un bal. Il me fallait absolument un gîte. J’acceptai l’offre qui me fut faite dans la dernière auberge, et on m’installa dans la chambre même de l’hôtesse. Ses filles, qui s’y équipaient un instant auparavant, s’enfuirent, et emportèrent dans leurs bras le reste de leur toilette. Maître du champ de bataille, je me hâtai de demander à souper. L’hôtesse se mettait en devoir de faire les demandes et les réponses de rigueur en pareil cas, quand elle fut appelée par les donzelles, qui avaient oublié, l’une son bracelet, l’autre ses gants, celle-ci son mouchoir, celle-là son flacon. La pauvre femme ouvrait toutes les commodes, courait d’une chambre à l’autre, et perdait la tête au milieu des cris « Mère, mon collier !… Mère, ma broche ! » dont la maison retentissait. Chaque fois que l’hôtesse passait devant moi, je disais modestement : « Madame, mon poulet frit, mes œufs !… » Je n’étais pas entendu : les angoisses de la mère faisaient taire la bonne volonté de l’hôtesse. Je ne trouvai pas d’autre moyen d’abréger les choses que de lui transmettre l’une après l’autre les demandes que toutes répétaient à la fois d’une façon étourdissante. Ma patience fut dignement récompensée. L’hôtesse conçut une très grande estime de ma personne, au point de présider elle-même aux intéressants détails que nécessitait ma présence. Elle me fit même l’honneur de me confier ses espérances de mère. Ses filles n’allaient pas à un bal, mais à un examen… Le maître à danser avait invité toutes ses élèves, dans l’intention de donner un prix à celle qui lui ferait le plus d’honneur.

« Que les temps sont changés ! s’écria un vieillard qui voyait partir la troupe des danseuses, mon grand père parlait encore de la peste et des Tatars ; on n’y pense plus aujourd’hui. » Le vieillard disait vrai. Je me rappelai que Sigismond Báthori avait dévasté Schœsbourg, et je me souvins des combats qui ensanglantèrent cette cité quand la ville haute tenait pour Bartsai, et la ville basse pour Georges Rákótzi, lesquels se disputaient la couronne.

Le seul nom de Schœsbourg rappelle un sanglant épisode de l’histoire de Transylvanie. Lorsque, après la mort de Georges Rákótzi, en 1660, les Turcs eurent pris Grand-Varadein sur ses partisans, la principauté sembla devoir appartenir à Bartsai, que soutenait le sultan. Bartsai n’était pas aimé des Hongrois, en haine des Turcs. Les Sicules s’indignaient de voir les janissaires servir de garde à un prince transylvain. Il était évident que, s’il s’offrait un seigneur, un soldat, qui voulût en appeler au courage des Hongrois et braver la colère du sultan, la guerre recommencerait avec fureur. Il s’en présenta un.

Jean Kemény avait accompagné Georges Rákótzi dans son expédition de Pologne. Il avait montré de la bravoure et des talents militaires. Fait prisonnier par les Tatars et conduit en Crimée, il s’était distingué par son énergie à supporter la mauvaise fortune. Pendant sa captivité, dont il a écrit lui-même la relation, il envoyait des émissaires au prince et l’avertissait des projets de ses ennemis. De retour en Transylvanie, il reprit du service et combattit contre les Turcs dans l’armée de Rákótzi, dont il fut toujours le fidèle lieutenant. Lorsque ce prince mourut, il conçut le projet de lui succéder. Il gagna sans peine la noblesse hongroise. Les Sicules s’offrirent d’eux-mêmes. Les Impériaux, effrayés de la prise de Grand-Varadein, lui promirent des secours. Il se fit donner par Bartsai un acte d’abdication en forme, et se présenta à la diète de Bistritz, qui lui conféra la dignité de prince.

À peine la nouvelle de son élection est-elle répandue, que les Tatars arrivent par la Moldavie dans le pays des Sicules, et le mettent à feu et à sang. En même temps Ismaël, pacha de Bude, et Ali, pacha de Temesvàr, fondent sur la Transylvanie. Ils adressent un message à la diète : Ali engageait les Hongrois à choisir un autre prince, et promettait de ne pas troubler la paix. Kemény intercepte la lettre et la brûle. Puis, hors d’état de résister à ses ennemis, il gagne le nord de la principauté, pour rejoindre en Hongrie les troupes allemandes que Montecuculli conduisait à son secours. Furieux de voir consommée la révolte des Transylvains, les pachas abandonnent le pays aux ravages des Turcs et des Tatars. Un siècle après on reconnaissait encore les villages par lesquels ils avaient passé. « Qui pourrait dire sans larmes, s’écrie un chroniqueur, combien de chrétiens furent massacrés ou faits captifs ; combien de viols, d’incendies, de Crimes inouïs, furent conçus et exécutés par ces exécrables barbares ! »

Pour détacher les Transylvains du parti de Kemény, Ali résolut de faire élire un nouveau prince. Il ordonna à tous les comitats et à tous les sièges d’envoyer des députés pour former une diète. « Mais les courses des Tatars, qui s’étendaient de tous côtés, empêchèrent les députés de pouvoir arriver à Vásárhely. Ali-Pacha, irrité de cette prétendue résistance, toute forcée qu’elle était ; proposa à un corroyeur de cette ville, homme d’une assez belle prestance, de le déclarer et de l’installer prince de Transylvanie ; mais cet homme lui représenta que, n’étant pas du corps de la noblesse, il ne pourrait jamais être reconnu par les grands. Ali, voyant bien qu'il avait raison, Donne-moi donc, lui dit-il, un de ces grands, que je le nomme prince. Ce corroyeur lui répondit qu’il ne connaissait point de seigneur plus capable de soutenir cette dignité que Michel Apaffi, homme de grande qualité, qui depuis peu de temps s’était racheté de la captivité des Tatars de Crimée par une somme très considérable, ayant été un de ceux qui avaient suivi le prince Rákótzi en Pologne, où il avait été prisonnier. Ali envoya sur-le-champ au château d’Ebesfalva, pour en faire venir ce seigneur et l’amener à Vásárhely, qui n’en est éloigné que de deux ou trois lieues.

« Ce seigneur, qui menait une vie très retirée dans son château, où il se tenait enfermé, ne s’étant mêlé en aucune façon des affaires publiques, fut bien surpris de se voir entouré d’un gros détachement de cavalerie turque, qui venait le prendre, et dont le commandant lui apportait des ordres de se rendre auprès d’Ali-Pacha ; d’autant plus que dans ce moment son épouse était dans les douleurs d’un accouchement prochain. Mais il n’était pas à cinq cents pas de son château, qu’un de ses gens vint lui apporta la nouvelle que sa maîtresse venait de mettre au monde un fils, qui était son premier enfant. Les Turcs qui l’escortaient tirèrent un favorable augure de cet événement, et lui pronostiquèrent qu’il serait un prince très heureux. Cette prophétie fut même confirmée par l’événement. Ali-Pacha, l’ayant reçu avec beaucoup d’affabilité, le proclama prince de Transylvanie, et le fit reconnaître par les habitants de la ville où il était[3]… »

Kemény avait rejoint les Impériaux. Il rentra en Transylvanie, campa à Szamos-Ujvár, et envoya ses éclaireurs s’emparer de la citadelle de Fagaras. Les Turcs tentèrent de la reprendre ; mais à la première neige ils se retirèrent, suivant leur coutume, et établirent leurs quartiers d’hiver à Hermannstadt. Kemény profita de leur inaction et vola sous les murs de Schœsbourg, où le nouveau prince Apaffi s’était retranché. Il poussait vigoureusement le siège de la place, quand Koutchouk-Pacha, qu’Ali avait laissé pour protéger Apaffi, accourut avec deux mille cavaliers d’élite. Un combat devint inévitable. Il eut lieu près de Schœsbourg, à Nagy Szöllös, le 22 janvier 1662. Kemény avait sous ses ordres mille cavaliers allemands ; mais les Sicules composaient la plus grande partie de son armée. Ceux-ci avaient à venger sur les Turcs deux années de meurtres et d’incendies. Beaucoup d’entre eux se montraient dans le camp, mutilés pour avoir suivi les drapeaux de Kemény. On comptait ceux qui avaient été mis à mort. Un Sicule, Ambroise Gelentzei Szöke, récitait des vers enthousiastes qu’il avait écrits le matin même sur les marges de sa Bible. On se disait que la victoire était assurée, et on attendait avec impatience le moment d’en venir aux mains.

Mais la fortune trahit les Hongrois, Kemény fut renversé dans une charge qu’il conduisit lui-même, et sa propre cavalerie le foula aux pieds. La mort du général ébranla l’ardeur des siens. Ils furent bientôt mis en déroute. Toutefois les Turcs achetèrent leur victoire. Le compagnon le plus cher de Koutchouk-Pacha fut tué dans la bataille. Koutchouk en ressentit une vive douleur ; il jura de trouver le corps de Kemény, de le dépouiller, et de faire promener par toute la Transylvanie la peau du prince emplie de paille. II aurait tenu sa parole si François Bethlen, proche parent de Kemény, ne l’eût enseveli secrètement.

Michel I Apaffi, resté sans compétiteur, fut reconnu prince par toute la noblesse transylvaine. Il est à remarquer que son élection, imposée par les Turcs aux Hongrois, détacha précisément la Transylvanie de la Porte. En effet, il laissa gouverner son premier ministre, Michel Teleki, lequel parvint à placer la principauté sous la protection de l’Autriche. L’empereur, dans un traité solennel et qui n’en fut pas moins violé, s’engageait, comme on sait, à respecter les libertés des Hongrois.

On voit encore à Ebesfalva les ruines du palais d’Apaffi dont il est fait mention dans le récrit du comte Bethlen. Ce sont de gros murs à demi détruits, des colonnes tronquées, des chapiteaux qui servent de bancs dans les cours. Au dessus d’une porte se montre une inscription latine à demi effacée. Il reste quelques fenêtres qui font comprendre quel était le caractère de l’édifice, une vieille tour qui tombe, et de vénérables lions de pierre sur lesquels les enfants montent en jouant. Tout cela attriste, peut-être parce qu’on croit relire l’histoire du pays. Ce château, dont les ruines sont considérables, semble avoir été hier emporté d’assaut.

Ebesfalva, du reste, n’a rien d’intéressant. On y a construit une grande église en style de Louis XV, qui, grâce à deux clochers bronzés, de forme bysantine, a un certain caractère. Cette ville n’est remarquable qu’en ce qu’elle est exclusivement habitée par des Arméniens.

Aux différentes nations qui se trouvaient déjà en Transylvanie vinrent se réunir quelques milliers d’Arméniens dans le courant du 17e siècle. Voici quel était le motif de cette émigration. Léon III, roi d’Arménie, laissa deux fils qui se disputèrent le trône. L’un d’eux appela à son aide les Persans et les Turcs, qui détruisirent la ville d’Ani, et égorgèrent les principaux habitants. Les vaincus émigrèrent. Après avoir campé en Crimée, ils parurent en Moldavie, où ils résolurent de se fixer. Menacés encore par les Turcs, ils se réfugièrent en Transylvanie, au temps de Michel I Apaffi. Dénués de ressources et encouragés par la protection du prince, ils se firent marchands ; ils se répandirent dans le pays pour y faire le commerce. Mais Léopold leur céda Ebesfalva, qui, à la mort d’Apaffi, était devenue propriété fiscale. Les Arméniens s’y réunirent, ainsi que dans une autre ville qui leur fut également accordée. Ces deux cités devinrent des entrepôts et prirent une certaine importance.

Dans l’origine, les Arméniens professaient l’hérésie d’Eutychès. Quelques uns d’entre eux embrassèrent le catholicisme, mais les abjurations d’abord ne furent pas nombreuses. En 1684 un Arménien, Oxendi Verircski, après avoir passé quatorze années à Rome, revint en Transylvanie dans le dessein de convertir ses compatriotes. Ceux-ci opposèrent une résistance inattendue. Conduits par leur évêque, ils citèrent devant les tribunaux le prédicateur venu de Rome, qui courut même des dangers. Oxendi ne perdit pas courage. Il s’attaqua à l’évêque schismatique, le convertit, et l’amena au cardinal Pallavicini, nonce à la cour de Pologne. Il envoya également en Pologne un prêtre arménien et huit des principaux membres de la nation, lesquels s’engagèrent, au nom de leurs compatriotes, à embrasser le catholicisme, et prièrent le pape d’élever Oxendi à la dignité épiscopale. La cour de Rome accéda à leurs vœux ; mais le nouvel évêque fut pris par les Turcs, qui le retinrent trois ans dans les fers. Le bruit de ses vertus se répandit jusqu’à Vienne, et ce fut par égard pour lui que l’empereur Léopold traita les Arméniens avec bienveillance.

Après la mort d’Oxendi, il y eut une réaction chez les nouveaux convertis. L’évêque de Carlsbourg leur envoya un prêtre, Michel Theodorivicsi, qu’ils refusèrent d’accueillir, et qui partit pour Rome. Il reparut après deux ans d’absence, et recommença la conversion des Arméniens, qui depuis sont restés fidèles au catholicisme. Remarquons cependant que dans leurs églises la messe est dite non en latin, mais en langue arménienne.

Il se trouve à Ebesfalva un couvent d’Arméniens à la porte duquel je frappai. Le portier qui vint m’ouvrir, et à qui j’exprimai le désir de visiter le couvent, me conduisit dans la cour, où j’attendis la visite du supérieur. Ce dernier formait à lui seul toute la garnison de la place. Il n’y avait pas d’autres moines. Dans ce moment il employait les doux loisirs que lui laissaient ses faciles occupations à examiner de sa fenêtre ce qui se passait dans la rue. J’avais remarqué en venant sa belle tête orientale et sa barbe grise. J’appris avec plaisir du portier que mon moine était nécessairement le supérieur, et que c’était lui qui m’allait recevoir. En effet il entra avec dignité dans la cour, cherchant des yeux l’étranger importun, lequel examinait je ne sais quelle vieille cloche qu’il avait trouvée sous ses pas. Le moine m’adressa la parole en hongrois ; mais soit qu’il eût un peu oublié cette langue dans les pays lointains, soit qu’il y mît un accent nouveau, soit plutôt que la faute en fût à moi, je parvins difficilement à le comprendre, et le priai de se servir d’un autre idiome. Il reprit la parole dans un langage qui m’était parfaitement inconnu, et qui me parut devoir être sa langue maternelle.

J’avais fait tous mes efforts, pendant mon séjour en Transylvanie, pour prendre quelque teinte des différentes langues du pays ; mais j’avoue que mes connaissances ne s’étendaient pas jusqu’à l’arménien. Je répondis au moine que je le comprenais bien moins encore, et commençai à mon tour de prendre la parole. J’essayai du latin, qui m’a souvent servi dans mes voyages : le moine n’était pas tenu de le savoir, et ne le savait pas. Je hasardai quelques mots de mon meilleur allemand ; cela n’alla pas mieux. Nous avions déjà toussé plusieurs fois, et chacun de nous faisait des gestes aimables. Je voyais l’instant où j’allais être saisi d’un rire inextinguible : il me restait un seul espoir, celui de voir mon interlocuteur conserver sa belle humeur et faire chorus avec moi.

Je ne sais quel mot italien m’échappa en ce moment. Le moine l’entendit. « Sua Signoria è forse italiana ? » demanda-t-il vivement. Il y avait dans cette question de l’espérance et de la crainte. Le mot « étranger » avait mal sonné à l’oreille du bon père. Il s’était attendu à la visite de quelque Anglais hérétique ou de quelque païen de Français, et m’avait reçu avec une froide politesse. Dès qu’il eut reconnu les accents de la lingua di Dio, il parut si charmé, que j’aurais bien voulu répondre si à la demande qui m’était faite. Il la répéta : Sua Signoria è forse italiana ? Cette fois il y avait dans son accent quelque chose qui exprimait l’espoir déçu. J’en fus touché, et, faisant réflexion qu’étant à demi Romain, je ne commettais qu’un demi-mensonge, j’arborai avec résolution les couleurs pontificales. Ma certo, m’écriai-je. — O questo va a dovere !

Nous fûmes en un instant les meilleurs amis du monde. Il me raconta l’histoire de son couvent, qui existe depuis environ un siècle, et qui dépend du couvent de Saint-Lazare de Venise. Il me montra la chapelle qui est décorée dans le goût des églises italiennes. Mon moine avait passé vingt ans à Venise, et ne se trouvait que depuis peu de temps dans le pays. Il parlait avec amour de l’Italie, et n’était venu, disait-il , que parce qu’il en avait reçu l’ordre de ses supérieurs. Ce qu’il n’ajouta pas, mais ce que j’appris en le quittant, c’est qu’il avait été expressément choisi pour faire oublier la conduite de deux jeunes moines qui avaient mérité d’être rappelés.

J’ignore si les reproches des Saxons sont parfaitement fondés, si établissement des bateaux à vapeur du Danube a nui effectivement à certaines cités commerçantes de Transylvanie : toujours est-il que les Arméniens se plaignent beaucoup. La population d’Ebesfalva a diminué, disent-ils. Beaucoup d’habitants vont chercher fortune ailleurs. Je veux croire que les renseignements qui m’ont été donnés sont exagérés ; mais on ne peut nier qu’il existe un certain malaise, qui va toujours empirant.

Jusqu’ici les Arméniens ont toujours passé pour riches. Actifs et intelligents, ils mettent dans les affaires plus de probité que les Juifs, et sont plus recherchés. On en rencontre beaucoup sur les chemins, qui se rendent d’une foire à l’autre, et apportent des étoffes de Vienne. Il est facile de les reconnaître à leur physionomie, qui a conservé le caractère tout à fait oriental. Depuis quelques années cependant ils ne se livrent plus exclusivement au commerce. Aujourd’hui les jeunes Arméniens étudient la médecine ou le droit : on peut croire qu’ils se rendront utiles dans les nouvelles professions qu’ils embrassent.

Il faut rendre aux Arméniens cette justice qu’ils remplissent en Transylvanie l’office de bons citoyens. Ils ont compris que l’union était nécessaire entre les nations diverses qui habitent le pays, et ne nourrissent pas ces préjugés aveugles qui la rendent impossible. Le droit de conquête a donné aux Hongrois la possession du sol hongrois. Les peuples vaincus, tenus long-temps en servage, n’ont été émancipés que par les Hongrois seuls, qui les appellent à eux et leur demandent aujourd’hui de former un peuple uni. Ils s’adressent également aux colons, c’est-à-dire à ceux qui ont été reçus dans le pays depuis la conquête. La résistance serait légitime si on exigeait d’eux l’abandon de leur langue, de leur nationalité. Elle est purement absurde. Aussi est-elle désapprouvée par les meilleurs esprits des différents partis, et n’est-elle prêchée que par les fanatiques. Les Saxons, on l’a vu, n’ont fait qu’une mauvaise chicane.

Il n’en est pas de même des Arméniens. À la dernière diète de Transylvanie, les députés de la ville arménienne de Szamos-Ujvar, qui paraissaient pour la première fois dans l’assemblée, protestèrent de leur attachement pour la patrie commune, et assurèrent que le seul sentiment de leurs compatriotes était de vivre en union avec les Hongrois : leurs discours furent couverts d’applaudissements. Les Arméniens, qui ont conservé leur idiome, savent tous parfaitement la langue magyare, et la parlent sans répugnance.

Les femmes de cette nation ont les traits fort caractérisés. J’en ai vu qui étaient très belles. Il m’est arrivé d’en entendre chanter une avec un accent que je n’ai pas oublié . C’était précisément à une fenêtre du palais mutilé d’Apaffi. On ne pouvait apercevoir que quelques tresses de cheveux noirs et une mousseline blanche, et je fus long-temps avant de découvrir d’où partait ce chant en mineur, d’une douce mélancolie, qui s’harmonisait si bien avec les ruines historiques que j’avais devant moi. C’est à ce chant peut-être que je dus l’impression de tristesse que je ressentis en disant adieu à la dernière demeure du dernier prince de Transylvanie.

On retrouve encore près d’Ebesfalva, à Almakerék, un autre souvenir des Apaffi. C’est un tombeau. Il contient les restes de Georges Apaffi, frère du prince, dont la statue est couchée sur la pierre. Le mort est représenté couvert de son armure, penché sur le flanc et appuyé sur le coude : position raide et contrainte. Ce qu’il faut regarder, ce sont les accessoires, les figurines et les feuillages qui encadrent la statue, et qui sont délicatement faits. Le tout est en pierre. Ce monument ne serait pas remarqué ailleurs ; mais il devient intéressant pour peu qu’on pense qu’il a été élevé en 1635, entre deux invasions turques, et qu’il est dû à un Hongrois d’Hermannstadt, Elias Nicolai. Je ne sais si dans le pays on ferait mieux de nos jours.

Je voulus voir à Almakerék une vieille église, dont les murs intérieurs sont couverts de peinture. J’arrivai malheureusement à l’heure du service. Les paysans saxons, dans leurs vestes de peau et leurs pantalons hongrois, formaient une haie serrée qu’il m’eût été difficile de traverser, d’autant plus que devant eux se tenaient les jeunes filles du village, qui, pour mieux figurer une avant-garde, étaient coiffées de leurs shakos de velours noir, assez semblables à ceux des hussards. Je regardai beaucoup les costumes, un peu les peintures, et je me consolai de ne les avoir pas mieux vues en pensant que la veille même j’en avais découvert d’autres bien plus intéressantes. J’en parlerai tout à l’heure.

Il est probable que cette église est fort ancienne. Les Saxons ont généralement construit de bonne heure, surtout dans cette partie de la Transylvanie, où ils ont, dit-on, séjourné d’abord. En effet, appelés dans le pays en 1143, on les voit dès 1146 entourer de murs la ville de Megyes, dont Almakerék est peu éloigné, et pousser si rapidement leurs travaux, que la cité nouvelle pouvait dès 1150 repousser l’ennemi[4].

Megyes fut long-temps célèbre en Transylvanie par sa redoutable enceinte, ses portes fortifiées, et les tours qui garnissaient ses églises. Le Turc a mutilé tout cela. Les diètes s’assemblèrent quelquefois dans cette ville ; c’est là que Jean Szilási et Grégoire Ladányi, qui, l’année précédente, avaient fait assassiner Gabriel Bethori à Grand-Varadein, furent condamnés en 1614 à être précipités du haut d’une tour. Megyes fut assiégé en 1705 par les partisans de François Rákótzi, commandés par le comte Forgáts. Jusque là les Révoltés avaient fait peu de sièges en règle, parce qu’ils ignoraient l’art de la guerre. Le marquis Désalleurs, lieutenant général des armées de Louis XIV, traversa la Turquie, et leur amena des ingénieurs français. L’un d’eux, appelé Damoiseau, fut chargé du siège de Megyes, que défendait une bonne garnison allemande. Il établit ses batteries convenablement ; mais, Forgáts les ayant changées contre son avis, le siège traîna en longueur. Après quelques assauts manqués, la ville capitula. Rákótzi put alors tourner toutes ses forces contre Rabutin, général des Impériaux, qu’il tenait étroitement bloqué dans Hermannstadt.

Aujourd’hui les murailles de Megyes entourent un espace beaucoup trop grand, car la population a diminué : on n’y compte que cinq mille habitants. Toutes les villes saxonnes ont le même aspect : une enceinte crénelée, quelques vieilles églises et peu de monde. Je crois que les Saxons ont tort de se plaindre du décroissement continuel de la population des villes : car, en masse, la nation ne diminue pas. Il faut donc que les habitants se répandent dans les villages, lesquels en effet s’agrandissent tous les jours. La cause de cette fluctuation est heureuse. Autrefois le paysan n’avait de sécurité que derrière d’épaisses murailles, et il se faisait citadin quand les murs de son église ne suffisaient pas à contenir toutes les familles. Aujourd’hui il est aussi tranquille dans sa maison ouverte ; il y reste et fait bien. Notez en outre qu’il s’opère, au bénéfice de Cronstadt, une centralisation rapide.

Un village voisin, nommé Bendorf, me fournit un exemple des calamités qui frappaient jadis la population des campagnes. Il fut si souvent saccagé par les Tatars au 17e siècle, qu’en 1653 il ne s’y trouvait plus qu’un seul habitant. Quand celui-ci fut mort, les paysans des environs portèrent aux magistrats du siège la cloche de l’église et les vases sacrés, que l’on conserva en attendant des jours meilleurs.

Bendorf est aujourd’hui, un village de huit cents âmes.

  1. En hongrois Segesvár.
  2. Quavis ferme die domenica, cœna Domini sacra œde administratur. Communicantes ipsi prœcedente Sabbato, pia sane consuetudine, vicinos adeunt, veniam ab iis, si forte offenderint, imperaturi. Benkö, ms.
  3. Mémoires du comte Nicolas Bethlen.
  4. Quelques écrivains ont pensé que Megyes, qui porte en latin le nom de Media, s’était élevé sur l’emplacement d’une colonie romaine, Mediœ Coloniœ. C’est une erreur. On ne retrouve là aucunes constructions romaines, et le nom de Media a été formé d’après celui de Megyes (pron. Mediech). Dans les anciennes chartes latines, cette ville est toujours désignée par le nom hongrois.