La Transylvanie et ses habitants/Chapitre 29

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La Transylvanie et ses habitants
Imprimeurs-unis (Tome IIp. 271-289).
chapitre XXIX.
Görgény Szent Imre. — Véts. — Harina. — Bistritz. — Radna.

Je n’aurais pu choisir une époque plus favorable pour visiter la Transylvanie. Les souvenirs du passé sont encore vivants ; le pays a conservé sa physionomie originale, mais on devine qu’il ne tardera pas à la perdre. Peu à peu chaque trait s’altérera jusqu’à ce que le tableau ne présente plus qu’une copie de nos contrées.

Le lecteur se souvient peut-être que les ouvriers de Cronstadt ont envahi les tours qui défendaient la ville, pour y exercer leur métier. Envoyant les tisserands travailler dans un bastion criblé de boulets, vous avez devant vous le passé et l’avenir du pays. Mais attendez quelques années : les murailles gêneront cette industrie naissante, et on les abattra pour élever à la place une vaste fabrique anglaise.

Il est singulier que les premiers essais d’industrie aient été précisément tentés dans les lieux où se livraient autrefois les batailles. Ce n’est pas seulement à l’ombre des tours de Cronstadt que les ouvriers se sont multipliés. Le même fait se reproduit à Görgény Szent Imre. C’est avec surprise qu’on y trouve une manufacture de porcelaine et une fabrique de papiers, pour peu que l’on connaisse les scènes de guerre qui s’y sont passées.

Görgény Szent Imre était au moyen âge le siège d’une libre baronnie. On se rappelle que cette institution féodale, qui donnait une indépendance complète à certains seigneurs, fut abolie dans l’année 1607. La date de la construction du château n’est pas connue ; il est probable qu’il fut élevé pour couvrir le pays des incursions des Tatars, lorsque ces derniers venaient de la Moldavie. Entre les épisodes qui se rattachent à l’histoire du château il faut compter l’assassinat du malheureux prince Bartsay, qui y fut égorgé par les soldats de Kemény, bien qu’il eût déjà renoncé à la couronne. Il faut noter encore le siège que pendant l’insurrection rakotzienne, en 1708, un chef de partisans hongrois, nommé Jean Rátoni, soutint contre les Impériaux. Rátoni résistait bravement aux Autrichiens, quand il fut tué d’un coup de feu. Ses soldats découragés ne surent pas repousser les agresseurs. La forteresse se rendit et fut aussitôt détruite.

Dans cette guerre, comme dans les luttes contre les Turcs, l’ennemi s’attaquait aux châteaux, et les démolissait dès qu’ils tombaient entre ses mains : car ils appartenaient tous à la noblesse, qui avait tiré l’épée, et il était plus prudent de les abattre que de s’affaiblir en y mettant garnison. Les Turcs agissaient de même. Comme ils ne paraissaient dans le pays que par intervalles, et qu’ils ne cherchaient pas à s’y installer, loin de se fortifier dans les places prises, comme font d’ordinaire les envahisseurs, ils les démantelaient pour ne les pas retrouver à la première invasion. On peut donc s’expliquer pourquoi il ne reste qu’un très petit nombre de vieux édifices en Hongrie, eu égard à la quantité de châteaux qui hérissaient le sol. Cependant, quoique les ruines soient rares, l’intérêt historique n’est pas diminué. Je ne sais même s’il n’en est pas accru. On aime sans doute à contempler les restes imposants d’un majestueux édifice, autour duquel on évoque de grands souvenirs ; mais peut-être le sentiment de respect que l’on éprouve en face du passé prend-il plus de force quand, à la place du glorieux monument dont on vient de lire la description dans une vieille chronique, on trouve quelques pierres noircies que le laboureur vient heurter de sa charrue à chaque nouveau sillon.

Un des châteaux les plus remarquables qui subsistent encore est sans contredit celui de Véts. Sa position est magnifique, et du pied des murs on aperçoit le plus riant paysage. Il commande une belle vallée, où s’agitent les tiges dorées du maïs. Des montagnes pittoresques bornent au loin la vue : l’une d’elles doit à sa forme particulière le nom expressif de « siège de Dieu », Isten Széke. La Maros traverse dans toute sa longueur ce charmant tableau. De nombreux radeaux glissent rapidement entre les rives, tandis que les bateliers contemplent, la tête levée, les tours du château qui brillent au soleil. De blancs villages émaillent la vallée et le bas des montagnes. Il y a dans ce spectacle de la grandeur et de la vie.

L’édifice est évidemment de construction ancienne. Il est environné de fossés énormes. Quatre tours, dont l’une est moderne, flanquent le gros donjon. On n’y entre que par une porte basse, pratiquée sur le côté, où pendent encore les chaînes du pont-levis. La cour intérieure, d’assez grande dimension, est ceinte d’une galerie élevée. Le caractère du temps se retrouve surtout dans les caves, et dans une chapelle, qui est abandonnée. Une tour, dite « des Assassins », est garnie d’oubliettes. Les murs sont d’une solidité et d’une épaisseur singulières. On n’a pas encore cherché à rendre cette habitation comfortable ; en sorte que l’on rencontre, en parcourant le château, certains passages d’un accès difficile, des escaliers raides et étroits, et des corridors sombres, toutes choses que l’on regretterait de voir disparaître.

Le château de Véts porte un nom qui se retrouve souvent en Hongrie ; Duna-Véts, Tissza-Béts, selon que ces localités sont situées près du Danube ou de la Tissza. Il est probable que cette dénomination avait le sens de « forteresse » dans une des anciennes langues du pays, car il s’applique d’ordinaire aux places fortes. Les Hongrois, qui, en arrivant dans la Pannonie, adoptèrent, pour désigner les objets nouveaux, les noms usités par les habitants, appelèrent comme eux Béts la ville de Vienne. Les Turcs donnent à cette capitale le nom de Véts[1].

Un fait curieux jette de l’éclat sur le château de Véts. Au commencement du 16e siècle, un fameux jurisconsulte, Verbötzi, rassemblant les édits des rois et les décrets des diètes depuis les premiers temps de la monarchie, réussit à présenter, sous le titre de Decretum tripartitum juris consuetudinarii inclyti regni Hungariaœ, un ensemble de la législation du royaume, qui aujourd’hui encore est la base du droit hongrois. Ce fut, dit-on, à Véts qu’il composa la première partie de son recueil. Ce souvenir de l’ancienne splendeur de la Hongrie n’est pas la seule gloire de Véts. Le château eut besoin de réparation en 1537, suivant l’inscription latine qui se lit au dessus de la porte, ce qui fait supposer qu’il avait souffert des Turcs. Une autre inscription, de 1555, placée dans l’intérieur, porte le nom de François Kendi, vayvode de Transylvanie. On voit aussi, gravé en grosses lettres sur un des murs de la cour, le mot du poëte Fata viam inveniunt… Cette devise était-elle celle du vayvode ?

La date que fit graver Kendi précède de trois ans celle de sa mort. Il fut tué en 1558. Le château de Véts appartint ensuite à Sigismond Báthori, qui y fit garder son trésor. Le vayvode Michel s’en empara dans l’année 1599, et deux ans après il tombait au pouvoir de Basta. Enfin les seigneurs de Véts prirent part à toutes les luttes qui ensanglantèrent le pays, et les cicatrices du château montrent quelle était alors son importance. C’est aujourd’hui un noble débris des temps héroïques ; ses tours silencieuses se dressent encore au dessus du fleuve ; mais le donjon menaçant est devenu une habitation hospitalière.

On raconte que des ouvriers creusant un jour dans les fossés découvrirent une quantité de fusils énormes et d’armes étranges. On se dit encore dans le village que sur un point de la muraille on voyait autrefois représentée une main ouverte, et qu’un homme, ayant eu l’idée d’ouvrir le mur, y trouva un trésor avec lequel il s’enfuit. Bien des contes sans doute ont été inspirés aux romanciers de l’endroit ; mais la réalité surpasse peut-être leurs fictions. Il est possible en effets comme plusieurs écrivains l’ont prétendu, que les Romains aient établi à Véts un de ces nombreux postes militaires dont ils garnirent la Dacie. On peut du moins assurer qu’une voie romaine y conduisait, car aujourd’hui encore on en distingue parfaitement les restes.

Véts est situé près du territoire que les Saxons possèdent au nord de la Transylvanie. On retrouve là, comme au midi, ces riches villages aux maisons blanches, avec des fleurs sculptées en guirlandes et des versets de l’Écriture gravés au dessus des portes. Les femmes marchent de l’air affairé des fourmis, la tête couverte d’un mouchoir blanc qui tombe sur le dos, vêtues d’une veste noire, d’un jupon noir, et chaussée de bottes noires. Ce sombre costume indique des femmes laborieuses, et il contraste avec l’habillement brodé, les ceintures et les bottes rouges des Valaques. Celles-ci sont heureuses de vivre au soleil ; elles se parent d’objets éclatants, rient, chantent, et n’en sont pas moins d’une étonnante activité. Ceci soit dit sans mécontenter les sérieuses Allemandes.

J’ai commencé par rendre justice entière aux Saxons ; par dire que leurs maisons sont grandes, bien bâties, bien peintes. Ceux qui ne cherchent pas autre chose seront contents d’eux. Pour moi, je parcourais les rues dans toute leur longueur, en admirant comme il convenait ; mais je ne m’y arrêtais pas toujours avec plaisir. Les villages hongrois, et même les hameaux valaques, quelque pauvres qu’ils soient, ont quelque chose par quoi ils attirent C’est la bienveillance et l’hospitalité des habitants. Ces vertus me semblent devoir être le patrimoine du laboureur, comme le courage celui du soldat ; et en dépit du bien-être, du comfort, et d’une foule de choses qu’on honore aujourd’hui, je me sens peu de goût pour le paysan laborieux et riche, il est vrai, mais dont le gain est la seule préoccupation, et qui n’étend pas sa bienveillance au delà de l’enclos de son jardin. On accuse les Valaques d’une foule de vices ; mais ces hommes dont on condamne la paresse, et la pauvreté qui en est la suite, partageront leur pain de maïs avec l’inconnu qui frappera à leur porte, et ils iront à deux lieues de leur chaumière placer à l’ombre un vase empli d’eau pour le voyageur qui peut passer.

En traversant un village de cette contrée, Harina, sur une hauteur on remarque une petite église surmontée de deux tours carrées. Malgré les mauvais clochers de bois qui la déparent, et la couleur blanche dont elle est affublée, elle offre encore de l’intérêt. L’architecture de ce petit édifice est singulière ; c’est un bizarre mélange de gothique et de bysantin. Des arcades moresques et une niche sculptée donnent du caractère à cette église, qui est délabrée. Au centre le sol est creusé, comme s’il s’y trouvait des sépultures. Le portail, qui était d’albâtre, a été détaché et vendu. Le voisinage du cimetière va bien à cette ruine ; quelques pierres tumulaires se voient çà et là, mais d’ordinaire les tombes ne sont indiquées que par des monticules de terre usés par le pied des passants.

J’ignore si quelque souvenir historique se rattache à la petite église d’Harina. J’en ai parlé seulement pour constater de nouveau ce fait, que tous les monuments de quelque antiquité qui subsistent en Transylvanie ont le même caractère, que l’art était tout à la fois bysantin et gothique. Après le 15e siècle le bysantin disparaît, et on voit naître un style lourd qui a bien quelques réminiscences gothiques, mais qui s’éloigne fort du moyen âge. C’est ce qu’on peut remarquer dans les villes saxonnes, qui contiennent toujours quelques monuments de diverses époques. Pour les Hongrois, ils ne paraissent pas avoir construit beaucoup, après l’avènement des princes d’Autriche.

La ville la plus importante que les Saxons possèdent au nord est Bistritz[2]. Elle fut bâtie dans les premières années du 13e siècle, et tire son nom, d’après la légende, du martyr hongrois Beszter, qui y fut tué sous les premiers rois de Hongrie, quand les Magyars, abandonnant le christianisme qu’ils avaient récemment embrassé, revinrent pour un moment aux croyances de leurs pères. La ville est dans une situation agréable. Une belle promenade se développe autour des murs, côtoyée par de beaux jardins, ce qui est en été d’un effet charmant. Au dessus s’élève une montagne que recouvre une forêt. Bistritz rappelle tout à fait les bonnes villes d’Allemagne. Elle a de vieilles maisons qui lui donnent un air respectable. Une église du 16e siècle assez mal réparée est le principal monument ; le mur d’enceinte qui la fortifiait subsiste encore. Des bâtiments en arcade font le tour de la place où est située l’église : ils servaient autrefois de couvents. Il y aurait encore à voir une petite église des frères mineurs, d’une date plus ancienne que la précédente. Mais à l’époque de la réforme elle fut abymée, et Charles VI, au 18e siècle, la restaura comme on savait alors restaurer.

Bistritz était entourée d’une triple muraille. On passe encore sous des portes fortifiées. La promenade s’est formée sur le second mur, ce qui peut donner une idée de sa laideur. J’ai traversé la ville quelques jours après un terrible incendie. Une grande partie des maisons avaient été consumées : les toits, formés de bardeaux, avaient tous pris feu, et on n’apercevait qu’une forêt de cheminées noires qui se dressaient sur les murs. La maison de ville, que l’incendie n’avait pas épargnée, montrait encore sa façade décorée au temps de la renaissance. Quelques riches bourgeois commençaient déjà à reconstruire leurs habitations. Mais une quantité de maisons, abandonnées par les citadins, étaient à l’état de ruines. J’en remarquai une dont la porte était surmontée d’une inscription en bonne vieille écriture allemande, que je n’aurais pu trouver dans certains villages saxons. Il y était dit que celui qui visitait la maison était le bien-venu. Les traces du feu qui l’avait récemment visité donnait à cette inscription un sens mélancolique.

Il serait trop long d’énumérer les sièges que Bistritz eut à soutenir. Sa position même l’exposait aux plus grands dangers, car elle est placée près de la frontière. Les Tatars et les Moldaves, en ouvrant la campagne, la trouvaient sous leurs pas. Comme toutes les villes saxonnes, Bistritz a perdu de son importance. Sa population est d’environ 7 000 habitants. Toutefois il y règne cet air d’aisance qu’on remarque dans les cités allemandes. Il m’a semblé que les Saxons de ce district portaient plus consciencieusement leur costume national. Les jeunes filles avaient toutes le shako de velours noir orné de trois longs rubans qui tombaient jusqu’à terre. Quant aux bourgeoises d’un âge mur, avec l’inévitable robe de couleur foncée, elles ont une coiffe de soie noire hérissée de dentelles. Les hommes portent les pantalons hongrois, de hautes bottes, un surtout noir fendu sur les côtés, et un large chapeau de feutre.

La contrée qui avoisine Bistritz est fort belle, et plus on s’avance vers le nord, plus le pays devient magnifique. La nature est à la fois sauvage et grandiose. Les forêts se multiplient. Les vallées ont un caractère plus sévère ; les montagnes s’élèvent à une plus grande hauteur ; on suit une route qui passe sur leur crête même. À mesure qu’on les gravit, la vue prend une étendue immense. Enfin l’œil n’aperçoit plus qu’un vaste océan de montagnes, dont les vagues immobiles se perdent dans les cieux. Il y eut surtout un moment où ce spectacle surpassa tout ce que j’avais encore vu. À l’horizon, vers le couchant, les monts s’empourpraient aux derniers rayons du soleil, tandis qu’à l’autre extrémité tombait une neige épaisse sous laquelle s’argentaient les sombres forêts de sapins. On a peine à comprendre que quelques jours suffisent pour vous transporter de là dans la vallée de Háczeg, et dans ces lieux charmants où on retrouve les délices de la nature méridionale.

Ce chemin dure plusieurs heures. Après avoir traversé quelques hameaux, on arrive à un gros village pittoresquement élevé entre les montagnes, et qui est célèbre dans le pays à plus d’un titre. On le nomme Radna. Les torrents qui bondissent sur la route ont une écume grisâtre, ce qui accuse le voisinage des mines. Il s’y trouve en effet du plomb. L’exploitation n’est pas aujourd’hui considérable, et le produit, comparativement à celui des autres mines de Transylvanie, est presque nul. Le plomb se trouve mêlé à une telle quantité de corps étrangers, que dans un quintal de matière première il entre à peine quelques kilogrammes de métal. C’est par des lavages successifs qu’on procède à l’extraction du plomb. Le minerai est broyé et placé sur des tables inclinées. L’eau passe en emportant les corps plus légers, et dépose une poudre que l’on mêle avec une quantité égale de charbon. On y met le feu, et le métal, venant en fusion, est recueilli dans des moules demi-sphériques. La quantité d’or et d’argent mêlée au plomb est si peu considérable, qu’on ne songe pas même à l’en extraire. Environ 100 000 kilogrammes de plomb sont tirés des mines de Radna ; sept cents personnes sont employées aux travaux.

Il est à croire que des mines de fer étaient jadis exploitées dans ces montagnes, à en juger par les monceaux de scories qui bordent la route entre Radna et Majer. On a prétendu à tort que les Romains en tiraient parti. Il est plus probable que des travaux furent entrepris au moyen âge par les colons allemands qui occupaient Radna. En effet, s’il faut en croire la tradition, Radna, appelé d’abord Rothnau, fut jadis une ville importante. Elle florissait dans les premiers siècles de la monarchie, et fut détruite dans une des grandes invasions tatares qui désolèrent la Hongrie. Le chroniqueur italien Roggeri raconte qu’un chef tatar nommé Cadan, attiré par les richesses de Radna, traversa pendant trois jours et trois nuits d’horribles forêts, dans le dessein de piller la ville. L’attitude des habitants, qui furent prévenus de sa marche, l’arrêta tout à coup, et il fit retraite. À peine était-il hors de vue, que les Allemands célébrèrent leur triomphe par de copieuses libations, « comme le comporte, dit le chroniqueur, l’ardeur germanique ». Cadan, qui s’était arrêté non loin de la ville, attendait le moment où ils seraient hors d’état de résister. Il revint en toute hâte, et fit main basse sur les habitants. Il sauva cependant six cents des meilleurs soldats allemands avec leur chef Aritscald, les força de se réunir à son armée, et regagna sa forêt.

Ce qui confirme le récit du chroniqueur, c’est une ruine qui se voit au milieu de Radna. On reconnaît sans peine une église dans le reste de l’édifice, qui est orné çà et là d’ogives. Dans les caveaux, qui sont béants, on voit une quantité d’ossements humains. La population actuelle de Radna ne remplirait pas l’antique église : il est évident qu’elle était autrefois plus considérable. Au reste, pour retrouver ici les souvenirs des Tatars, il n’est pas nécessaire de remonter au 13e siècle. Pour peu qu’on s’approche encore de la frontière, on rencontre une longue terrasse qui joint deux montagnes, et qu’on appelle rempart tatar, tatár Sántz, parce que dans un moment désespéré les Tatars, dit-on, l’élevèrent en une nuit. Si l’on fait encore quelques pas, on arrive en face de la dernière montagne de Transylvanie, car le versant opposé tient à la Bucovine. On peut remarquer dans toute la longueur de cette montagne un sentier périlleux, qu’on prendrait pour le lit d’un torrent. C’est par là que les Tatars arrivaient. En face de ce chemin à pic, creusé par les pieds des chevaux, on se figure ce que devait être une descente de Tatars. On croit les voir contempler, avec des cris d’une joie féroce, la riche proie qui leur est offerte, se précipiter comme une avalanche et se disperser au galop dans les vallées et les plaines, en marquant leur passage par des traces de fumée. Combien de fois, à l’appel du Grand-Seigneur, couvrirent-ils tumultueusement ces montagnes ! Parcourant pour ainsi dire d’un seul élan toute la Transylvanie, ils ne s’arrêtaient que sous les murs d’Hermannstadt. Combien aussi y trouvèrent leur tombeau ! La dernière invasion qu’ils tentèrent, il y a moins d’un siècle, fut pour eux désastreuse. Comme ils faisaient retraite par le comitat hongrois de Maramoros, les montagnards les attendirent dans les défilés et les massacrèrent tous. Aujourd’hui encore les habitants de ce comitat jouissent des privilèges que cette victoire valut à leurs pères.

Il fallait vraiment un certain effort d’imagination pour me représenter les scènes tragiques d’autrefois, car rien n’était plus pastoral que le tableau que j’avais alors sous les yeux. De belles vaches broutaient paisiblement au flanc des montagnes. Des cavaliers valaques, nonchalamment assis sur leurs montures, transportaient de petits tonneaux de lait en chantonnant. Il n’y avait pas jusqu’aux petits enfants qui n’eussent un air de bonne humeur, en suivant de loin leurs mères, qui marchaient et filaient. Des paysans du régiment-frontière, demi-laboureurs et demi-soldats, portaient sur une épaule un fusil en bandouillère, et sur l’autre un sac de grains. Je pus examiner à mon aise l’élégant costume des Valaques de Radna. Un mouchoir rouge ou blanc est roulé sur un seul côté de la tête, et laisse à découvert une natte de cheveux noirs. Leur chemise, richement brodée, n’est pas comme d’ordinaire attachée au cou, mais s’ouvre en manière de châle. Elles relèvent avec une certaine coquetterie le tablier à raies de couleur, et portent de plus une courte pelisse de peau bleue ornée de fleurs brodées.

Une colline qui domine Radna produit, dit-on, des grenats en abondance. Une grotte voisine, formée dans une montagne appelée Gyalupopi, donne du borax, selon quelques minéralogistes. On prétend qu’autrefois les Romains retiraient de l’or des montagnes de Radna. Quoi qu’il en soit, ce village serait assez bien partagé lors même qu’il n’aurait d’autres richesses que ses eaux minérales. Ces eaux sont de plusieurs sortes. Il y a surtout une source ferrugineuse qui a beaucoup de force : les Valaques appellent Vallée du vin, Valea vinului, le lieu où elle est située.

S’il est vrai que l’exercice et le plaisir doivent produire en grande partie l’effet qu’on est convenu d’attribuer aux eaux minérales, il faut avouer qu’il n’est pas de bains plus salutaires que ceux de Radna, car nulle part on ne se trouve dans de meilleures conditions. De quelque côté que l’on se dirige, les plus beaux sites s’offrent aux promeneurs. Que l’on parcoure de nouveau la route par laquelle on arrive ou que l’on s’engage plus avant dans les montagnes, on découvre le pays le plus accidenté, le plus pittoresque, qu’il soit possible de voir. La Vallée du vin est fort belle. Une autre vallée formée par le cours de la Szamos, qui en cet endroit roule de l’or, n’est pas moins admirable. Elle commence plusieurs heures avant Radna. En se dirigeant vers les mines, on marche dans un chemin raide que longe un torrent aux eaux foncées. Un moment ce chemin est étranglé entre deux hautes roches ombragées de sapins, au pied desquelles l’eau tombe en bouillonnant. Ce lieu sauvage est appelé le Pont-du-Diable, et l’odeur du soufre, qui vous frappe subitement, doit convaincre les montagnards qui oublient le voisinage des mines qu’on n’a pas donné à ce passage un nom si terrible sans d’excellentes raisons.

La saison des bains est fort gaie, d’autant plus que tout s’y passe de la façon la plus inattendue. Si vous aimez les surprises, vous avez lieu d’être fort satisfait, pour peu que vous apportiez à Radna des souvenirs de Bade. Une galerie de bois circulaire protège les buveurs qui vont puiser à la source principale. Cette galerie forme tout le luxe de l’endroit. Les autres sources, et il y en a beaucoup, dont quelques unes sont assez éloignées, n’ont aucun abri. Tandis que vous buvez, vous êtes exposé à recevoir une de ces pluies comme il en tombe dans les montagnes : c’est double bénéfice. Il faut dire cependant que les bains sont passablement organisés. En revanche rien n’est plus curieux que les logements. Radna manque d’auberges, comme tous les villages transylvains. On doit donc s’installer dans les chaumières basses des paysans, qui pendant ce temps vont se nicher Dieu sait où. La première famille qui arrive s’empare de la maison du pope, c’est-à-dire de la plus grande. Celles qui suivent, s’imaginant qu’elles devancent toutes les autres, s’arrêtent à leur tour devant cette porte enviée ; mais un coussin, un tapis, le premier objet qu’on aperçoit, indique assez que la bienheureuse maison est occupée. On bat en retraite, on regarde de côté et d’autre la chaumière qui a le plus d’apparence, on hésite long-temps, enfin l’on fait son choix. Quelquefois les paysans possèdent quelques escabeaux. D’ordinaire on improvise des sofas en couvrant de châles et de tapis les coffres peints des Valaques. Il va sans dire que tout cela se fait le plus joyeusement du monde, et pour le plus grand bonheur des montagnards, qui y trouvent leur profit. Lorsque chacun a arrangé sa tente, les visites commencent, puis les dîners, les concerts. La meilleure bande de Gitanes arrive. On se donne des bals, on entend les valses nouvelles, et on cause des modes et des chambres françaises dans ces chaumières, qui, peu de jours avant, habitaient ces Valaques aux longs cheveux que vous savez.

À la fin d’août Radna reprend sa physionomie habituelle. Chaque jour voit partir une calèche suivie de l’indispensable fourgon, car on ne peut séjourner aux eaux qu’à la condition de se munir des choses les plus nécessaires. Pour moi, qui voyageais avec le moins de bagage possible, j’aurais été pris au dépourvu et me serais trouvé fort embarrassé si le capitaine Hatfaludi, commandant le détachement du régiment-frontière, ne m’eût accueilli en véritable Hongrois.

  1. Prononcez Bétch, Vétch.
  2. En hongrois Besztertze.