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La Transylvanie et ses habitants/Chapitre 30

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La Transylvanie et ses habitants
Imprimeurs-unis (Tome IIp. 291-310).
chapitre XXX.
Régiments-frontières.

J’ai parlé plusieurs fois des régiments-frontières. Il faut dire quels sont les corps spéciaux qui portent ce nom, faire connaître le but dans lequel ils ont été créés et expliquer leur organisation.

On sait que les Romains avaient établi au nord de leur empire une grande ligne de colons militaires destinés à arrêter les Barbares qui menaçaient la frontière. Ces colons cultivaient le sol qu’ils étaient chaînés de défendre. Les empereurs avaient donc, en face de l’ennemi, une armée aguerrie dont la subsistance était assurée. Des circonstances analogues amenèrent les rois de Hongrie à imiter ces établissements romains. La population des frontières fut armée, organisée, et reçut pour mission de protéger le pays contre les attaques des Ottomans. Les paysans enrégimentés ne se contentaient pas de repousser la cavalerie turque. Ils passaient le Danube, enlevaient les troupeaux des ennemis, et massacraient les corps isolés. Il en résulta une guerre d’escarmouche, qui entretint dans la population l’esprit militaire ; les prouesses des braves étaient exaltées ; et on raconte encore, sur les bords du Danube, des actions, vraies ou supposées, qui se seraient accomplies dans ces temps reculés.

Voici par exemple un fait qu’on dirait emprunté aux contes de chevalerie, et qui a été rapporté à un voyageur il y a peu d’années. Un neveu de Jean Hunyade, à la tête d’un détachement hongrois, traverse un jour le fleuve dans le dessein d’attaquer les Turcs qu’il aperçoit sur la rive opposée. Le combat s’engage, et, dans la mêlée, le commandant hongrois fend le casque et la tête du chef ennemi. Les Ottomans découragés prennent la fuite. Le vainqueur paraît devant Jean Hunyade, conduisant par la bride le cheval turc dont il s’était emparé, et raconte sa victoire. « Tu es mon indigne neveu, répond Hunyade mécontent : tu as fendu ce mécréant jusqu’au cou, tu l’aurais dû fendre jusqu’à la ceinture. »

Après la chute de la monarchie hongroise, en 1526, la noblesse entretint à ses frais les corps des frontières. Les comtes Zrinyi, dont les domaines s’étendaient en face des possessions turques, avaient sous leurs ordres plusieurs régiments de hussards. Au besoin, les magnats s’en servaient dans leurs révoltes contre l’Autriche. Les soldats hongrois s’étaient tellement façonnés aux habitudes des Ottomans, qu’ils rapportaient régulièrement toutes les têtes des ennemis tués. Le second Nicolas Zrinyi eut beaucoup de peine à leur faire abandonner cette coutume barbare. Malgré les services efficaces qu’ils rendaient, ces régiments étaient mal vus à Vienne, et non sans raison. Aussi ne chercha-t-on pas à les réorganiser quand la noblesse hongroise perdit son pouvoir et son indépendance.

Lorsque Marie-Thérèse eut affermi la puissance autrichienne en obtenant pour sa famille la possession définitive de la couronne de Hongrie, jusque là soumise aux caprices de l’élection, et quand les anciennes limites du royaume furent reconquises sur les Turcs, on songea à reconstituer de nouveau, et d’une manière plus régulière, cette barrière vivante. De la Pologne à l’Adriatique, on classa toute la population des frontières par compagnies, bataillons et régiments. On distribua aux paysans un sol qu’ils ne pouvaient plus quitter, et on leur permit de le cultiver sous la condition d’y mourir, eux et leurs enfants.

Cette opération ne fut pas difficile à effectuer dans les provinces récemment enlevées aux Turcs, lesquelles manquaient d’habitants. Il suffit d’y transporter des colons. Mais partout ailleurs on rencontra une vive résistance de la part des paysans. Ils avaient autrefois consenti à passer leur vie à cheval pour protéger les frontières. Mais il y avait loin de ce service militaire, qui convenait à leurs goûts, aux nouvelles conditions qui leur étaient imposées. Ils prévoyaient qu’à la première guerre européenne ils recevraient l’ordre de quitter leurs champs pour aller se battre en Allemagne : prévision qui s’est accomplie. D’ailleurs il leur répugnait d’être menés par des officiers allemands, et de devenir, avec l’aide de la schlague autrichienne, les propres soldats de l’empereur.

En Transylvanie on créa six régiments-frontières. Trois, dont deux d’infanterie et un de dragons, devaient être fournis par les Valaques. Les trois autres, dont un de hussards et deux d’infanterie, devaient être composés de Sicules. Parmi les Valaques, des villages entiers émigrèrent pour éviter la loi nouvelle. Ceux qui ne voulurent ni s’y soumettre ni quitter le pays furent chassés de leurs maisons, et remplacés par des hommes amenés de loin. La résistance fut grande, surtout chez les Sicules. Depuis les premiers rois de Hongrie, les Sicules gardaient les frontières de la Transylvanie. C’était en échange de ce service militaire qu’ils avaient reçu leurs privilèges. Un contrat véritablement synallagmatique liait donc le souverain et la nation. Leur étonnement fut grand quand ils apprirent que le roi leur demandait toujours l’impôt du sang, mais voulait les soumettre à un véritable servage, car le service des frontières militaires n’est pas autre chose. La loi nouvelle les attachait à la glèbe, leur prescrivait un nouveau mode de justice, et introduisait des étrangers dans le pays. C’était renverser la constitution. Si on connaît le caractère des Hongrois, leur respect pour la justice, si on se rappelle que tous les Sicules sont considérés comme nobles, c’est-à-dire qu’ils sont libres, on ne s’étonnera pas qu’ils se soient opposés aux vues des conseillers de Vienne. Ils savaient qu’on leur demandait une chose injuste ; ils refusèrent de se laisser enrégimenter.

On employa pour les réduire un moyen atroce, et qui a acquis pour toujours au gouvernement autrichien la haine des Sicules. Ils avaient adressé leurs plaintes à l’impératrice, «… La nation sicule fut convoquée à Madéfalva pour entendre la réponse décisive. Plusieurs milliers d’hommes accoururent. Des vieillards, des femmes, des enfants, les accompagnèrent pour apprendre leur sort. C’était en hiver ; le petit village pouvait à peine les contenir, ils se réfugièrent durant la nuit dans les maisons, les écuries, les granges. Après avoir passé une longue nuit d’hiver dans l’anxiété et dans l’attente de ce jour qui devait décider d’eux, avant que la pâle clarté du jour pût encore paraître, le bruit des armes à feu, le tonnerre du canon, se font entendre. Au lieu de la douce lueur de l’étoile du matin, des éclairs meurtriers déchirent les ténèbres de cette nuit glacée. Les malheureux, réveillés de leur sommeil, se précipitent la tête perdue. Les boulets tombent au milieu de la foule, et écrasent dans leur fuite ceux qui cherchent à s’échapper… Des coups de fusil, une grêle de plomb, reçoivent ceux qui atteignent les issues du village… Des masses effrayées se jettent sur la glace à peine formée de l’Aluta, et disparaissent aussitôt ensevelies sous les débris de la surface perfide… Mais le grand but est atteint : l’obstination est vaincue, et ceux qui ont échappé à la mort acceptent les armes[1]…»

Cette exécution sanglante eut lieu en 1784. Quelques années après, quand les régiments sicules quittèrent le pays pour marcher contre les troupes de la république française, ils se révoltèrent, alléguant qu’ils étaient tenus de défendre la frontière hongroise, mais non d’épouser les querelles de l’empereur d’Autriche. Ces régiments furent décimés, et deux collines qui subsistent encore indiquent la place où reposent les victimes.

On ne peut nier qu’au point de vue autrichien les régiments-frontières ne soient une excellente institution. Les hommes spéciaux s’accordent à la trouver merveilleuse sous le rapport militaire. En un instant 80 000 hommes, qui pendant la paix coûtent peu de chose, peuvent être sur pied et agir, tandis qu’une réserve appuiera leurs derrières. Rien n’est mieux combiné ni plus économique. Notez bien que cette armée se recrute elle-même. Les soldats sont répartis dans dix-sept régiments. Douze d’entre eux, composés de fantassins, stationnent aux frontières de la Hongrie. Cinq autres sont Page:Auguste de Gérando - La Transylvanie et ses habitants, 1845, Tome II.djvu/313 Page:Auguste de Gérando - La Transylvanie et ses habitants, 1845, Tome II.djvu/314 Page:Auguste de Gérando - La Transylvanie et ses habitants, 1845, Tome II.djvu/315 Page:Auguste de Gérando - La Transylvanie et ses habitants, 1845, Tome II.djvu/316 Page:Auguste de Gérando - La Transylvanie et ses habitants, 1845, Tome II.djvu/317 Page:Auguste de Gérando - La Transylvanie et ses habitants, 1845, Tome II.djvu/318 Page:Auguste de Gérando - La Transylvanie et ses habitants, 1845, Tome II.djvu/319 Page:Auguste de Gérando - La Transylvanie et ses habitants, 1845, Tome II.djvu/320 Page:Auguste de Gérando - La Transylvanie et ses habitants, 1845, Tome II.djvu/321 Page:Auguste de Gérando - La Transylvanie et ses habitants, 1845, Tome II.djvu/322 Page:Auguste de Gérando - La Transylvanie et ses habitants, 1845, Tome II.djvu/323 Page:Auguste de Gérando - La Transylvanie et ses habitants, 1845, Tome II.djvu/324 Page:Auguste de Gérando - La Transylvanie et ses habitants, 1845, Tome II.djvu/325 consentira à étendre sur la population des frontières de Hongrie cette bienveillance paternelle qu'elle ne ressentie jusqu’ici que pour ses états allemands.

  1. Des Préjugés, par le baron Nicolas Wesselényi, 1851. (en hongrois).