La Tyrannie socialiste/Introduction

La bibliothèque libre.
Ch. Delagrave (p. v-xv).

INTRODUCTION




Qu’est-ce que la liberté du travail ? C’est la substitution du travail volontaire au travail servile ; c’est le droit pour chaque homme d’employer ou de ne pas employer ses forces musculaires ou intellectuelles, à son gré ; c’est sa destinée, celle des siens remise entre ses mains : c’est sa responsabilité et son activité agrandies ; et ne sont-ce pas là les deux grands facteurs du progrès de l’individu ? et qu’est-ce que le progrès social, sinon la somme des progrès individuels ?

Voilà pourquoi, je n’ai pas cessé de combattre les passions et les erreurs des socialistes qui veulent faire du travail un monopole entre les mains de corporations, quelque nom qu’elles prennent ; les prohibitions, les restrictions, la limitation des heures de travail, et l’idéal d’inertie, espèce de Nirvanâ social, qu’ils montrent comme suprême but de l’humanité.

À propos du discours prononcé le 18 avril 1872 au Havre par Gambetta, dans lequel il disait : « Croyez qu’il n’y a pas de remède social, parce qu’il n’y a pas une question sociale, » M. Louis Blanc affirmait qu’il y avait une Question Sociale. Je lui répondis dans deux articles du Radical[1] dont je citerai le passage suivant :


Oui, M. Louis Blanc est un utopiste parce qu’il croit que les rapports complexes des choses peuvent être enfermés dans des formules simples. Il applique en science sociale la méthode subjective ; il pose un a priori et de là il déduit, sans songer que la première chose à démontrer, c’est la justesse du point de départ.

M. Louis Blanc est prêtre sous ce rapport. Il croit au miracle social, il croit au pontificat politique ; il est de l’école de Rousseau, de cette école de gouvernement qui, à la monarchie de droit divin, substitue une théocratie sociale…

Quand M. Louis Blanc déclare que la République n’est pas un but, mais un moyen, il n’entend pas, comme nous, que la République est un moyen d’agrandir les forces de l’individu en supprimant ses entraves ; il entend, au contraire, s’il a le pouvoir, saisir l’individu, le soumettre à sa volonté, l’enfermer dans son système a priori ; et de ce gouvernement, il en fait un moteur universel, absorbant l’individu dans son activité, « un régulateur suprême de la production », producteur, marchand, consommateur, et « pour accomplir sa tâche investi d’une grande force ».

Quant à nous, nous ne rêvons pas « le bonheur du Paraguay » sous la domination des jésuites. Nous croyons en l’homme plus qu’en l’entité sociale qui s’appelle l’État, et nous continuerons, tant que vous ne nous aurez pas montré une nation qui ne soit pas formée d’individus et un bonheur collectif qui soit composé de douleurs individuelles.

Jusque-là nous repoussons votre système, car nous n’admirons pas, comme Rousseau, « les pères des nations qui furent forcés de recourir à l’intervention du ciel, afin que les peuples obéissent avec liberté et portassent docilement le joug de la félicité publique. »

Oh ! certes, il est facile de construire, sans tenir compte des questions complexes qui se présentent, un système et de déclarer que d’après ce système tout est bien.

M. Louis Blanc a vu cependant qu’il n’en était pas tout à fait ainsi. Il avait construit aussi son système vers 1840 ; superbes déclamations, magnifiques peintures de la misère, des maux de la société ; puis, il avait tout réglé : l’État, personnage parfait, providence, bon Dieu, intervenait, montait un atelier et faisait fonctionner les individus comme des marionnettes ; c’était le pays de Cocagne.

En 1848, M. Louis Blanc a été un des membres du gouvernement provisoire. Qu’a-t-il fait et quelle idée neuve a-t-il produit ? Il en est resté à son livre sur l’Organisation du travail ; il a dû s’apercevoir alors que l’humanité n’était pas une horloge et que l’idéal humain n’était pas la discipline d’un couvent.


On sait, que, dans l’histoire, la déception s’appelle les Journées de Juin.

La même année, je terminais l’introduction de l’Histoire des prolétaires, en disant que le but de ces études était de suivre les efforts faits par les prolétaires pour


…arriver à conquérir cette liberté du travail reconnue par la Déclaration des droits de l’homme mais qui, dans notre organisation sociale, est restée à l’état de vœu au lieu de devenir une réalité.

C’est à la science et à l’intelligence qu’appartient le dernier mot ; c’est par l’observation des rapports naturels et artificiels du travail et du capital ; c’est par des expériences constantes prudemment tentées, sagement conduites, continuées avec persévérance, que se constituera, d’une manière normale, la société industrielle. Bacon a dit : « On ne triomphe de la nature qu’en obéissant à ses lois. » C’est en séparant les lois de la science sociale des préjugés qui l’obscurcissent que le travailleur arrivera à la plénitude de son droit.


Je n’ai pas changé de méthode. Je considère toujours que c’est par l’étude et l’observation des lois de la science sociale que l’humanité peut réaliser des progrès. Les déclamations des socialistes révolutionnaires, les prétentions des socialistes possibilistes, les explosions de dynamite n’ont pas modifié des idées qui avaient été fortifiées chez moi, à cette époque, par le spectacle lamentable des hommes et des choses de la Commune ; je considère que tout ce qui la rappelle ou prépare le retour d’un événement analogue ne peut pas être plus utile à l’avenir des travailleurs que ne l’a été dans le passé cette odieuse folie.

J’ai combattu au Conseil municipal les essais de socialisme municipal, comme l’établissement de la Série des prix de la Ville de Paris, en 1882 ; j’y ai fait rejeter, en 1884, la première proposition de subvention à des grèves qui s’y soit produite. Je me suis mis en travers des anarchistes, qui, le 11 mars 1883, voulaient entraîner une réunion de maçons à une manifestation de Louise Michel. Ils témoignèrent leurs sentiments à mon égard en essayant de m’assomer à l’aide de coups de poing américains et autres instruments variés.

Sans qu’elle se manifestât par ces voies frappantes, il y a toujours eu incompatibilité d’humeur entre les socialistes et moi.

En 1881, dans la Justice, journal de M. Clémenceau, M. Longuet, gendre de Karl Marx, combattait ma candidature à la Chambre des députés, en donnant comme principal argument contre moi, mon opposition aux restrictions légales du travail des femmes. En 1885, le Comité Central, organisé par M. Maujan, avait la même attitude à mon égard, parce que j’avais fait repousser la subvention aux grévistes d’Anzin. M. Rochefort me présentait, tous les matins, dans l’Intransigeant, avec quelques épithètes aussi variés que de bon goût, comme un « affameur. » Ce n’étaient ni de pareils procédés, ni de semblables arguments qui pouvaient changer mes convictions. Comme Cobden, je considère que « concéder au gouvernement le droit de régler les heures de travail, c’est poser le principe d’un retour en arrière » ; et on se rappelle avec quelle énergie John Morley, aujourd’hui membre du cabinet Gladstone, candidat à Newcastle, en 1892, déclara qu’il préférait ne pas être élu plutôt que de faire cette concession. Voilà des exemples de courage que feraient bien de méditer certains députés français qui s’abandonnent trop volontiers à tous les courants, sans même en sonder la profondeur ni en mesurer la force.

La nécessité de défendre la liberté individuelle contre une prétendue législation protectrice du travail et contre le despotisme de certaines associations ou syndicats se fait sentir partout. M. Georges Howel, membre du parlement, ancien ouvrier, ancien secrétaire du conseil des Trades Union à Londres et du Comité Parlementaire du Travail, un homme que les socialistes ne peuvent pas accuser d’être « un bourgeois », dans son livre intitulé le Trade Unionism new and old, protestait, en 1892, contre l’esprit de tyrannie qui s’était produit dans les gréves des docks, des ouvriers du gaz, à l’égard des ouvriers indépendants, ceux que nous appellerions les non-syndiqués : et il concluait à quoi ? à la nécessité d’une loi pour assurer la liberté du travail ! C’est parce qu’il a soutenu la même thèse que M. Broadburst, un ouvrier aussi, a dû donner sa démission de secrétaire du Congrès des Trades Unions, fonction qu’il remplissait depuis quatorze ans et qu’il a été battu à Nottingham. Ces hommes sont-ils des renégats ? Ne sont-ils pas des esprits clairvoyants qui veulent préserver leur patrie et leurs amis de la plus odieuse des tyrannies ?

Aux États-Unis, les mêmes protestations se font entendre. Un de leurs plus éminents publicistes, M. George Tickner Curtis, a réclamé aussi au nom de la liberté individuelle : « Nous avons émancipé de l’esclavage la race noire, il est nécessaire d’arracher certaines parties de notre race à un esclavage qui ne vaut pas mieux. Il n’est pas permis à un homme d’aliéner son droit à la vie ou à la liberté[2]. »

M. Oates, président de la Commission d’enquête du Congrès des États-Unis sur la grève de Homestead, rappelait que les lois des États-Unis « ont consacré le droit de tout homme à travailler aux condition qu’il fixe d’accord avec son employeur, qu’il appartienne ou non à une organisation du travail et le droit de tout personne et de toute société d’employer un ouvrier quelconque à un travail autorisé par la loi, et que dans ce libre pays, ces droits ne sauraient être contestés ni restreints, à peine de détruire cette liberté personnelle qui est l’honneur et la gloire des citoyens américains. » Il repoussait l’arbitrage obligatoire, en vertu de ce principe qu’une autorité quelconque ne peut imposer un contrat à ne personne qui refuse de l’accepter.

Enfin le président des États-Unis, M Cleveland, disait dans son message : « Les leçons du paternalisme devraient être désapprises. Il faut que le peuple sache qu’il doit être, avec patriotisme et allégresse, le soutien du gouvernement et non pas celui-ci le soutien du peuple. »

Voilà dans quel termes des hommes éminents, de nationalités et de situations différentes, s’élèvent contre les prétentions tyranniques des socialistes actuels. En France, par leur agitation, la place qu’ils prennent dans les discussions du parlement et qu’ils occupent dans quelques conseils municipaux, la docilité moutonnière avec laquelle les suivent certains hommes politiques, ils donnent l’illusion d’une force qu’ils n’ont pas. Par leurs affirmations tranchantes, par leurs sophismes subtils, ils apparaissent aux yeux de naïfs et d’ignorants, comme des sortes de messies et d’apôtres.

En attendant les monopoles effectifs dont ils veulent s’emparer, ils s’arrogent le monopole de représenter « la classe ouvrière ». Ainsi, voici en quels termes M. Lavy interrompait mon discours du 8 mai 1893 sur les Bureaux de placement :


M. Lavy. — Cela cadre avec les affirmations que vous avez formulées d’un bout à l’autre de votre discours contre la classe ouvrière. Vous en avez le mépris et la haine, je le conçois.

M. Yves Guyot. — Monsieur Lavy, permettez-moi de vous dire que je ne considère pas cette expression de classe ouvrière comme étant compatible avec le vocabulaire dont nous devons nous servir ici. (Très bien ! très bien ! sur un grand nombre de bancs.) Nous ne reconnaissons pas plus de classes ouvrières (Très bien ! très bien !) que de classe aristocratiques.

Et nous mêmes, quelles sont donc nos origines ? Quelle est notre manière de vivre ? Croyez-vous donc que nous n’avons pas tous des attaches avec les ouvriers dans notre parenté ou parmi nos ancètres !

Est-ce que la plupart d’entre nous ne travaillons pas d’un manière ou d’une autre ? Qu’est-ce que ces séparations aussi radicales que vous voulez faire entre les travailleurs et ceux qui ne travaillent pas. (Très bien ! très bien ! — Applaudissements à gauche et au centre.)

Vous avez déclaré, Monsieur Lavy, que j’avais la haine et le mépris de la classe ouvrière. Pourquoi aurais-je ce mépris ? Pourriez-vous me le dire ?

M. Lavy. — Je n’en sais rien.

M.Yves Guyot. — Quels seraient les motifs qui auraient pu déterminer cette haine et ce mépris, — alors que j’ai passé les meilleures années de ma vie à étudier précisément les questions économiques qui peuvent intéresser les progrès des travailleurs. (Très bien ! très bien !)

Il est vrai que je les ai étudiées au point de vue scientifique ; et cela précisément pour essayer de dégager ce que vous appelez les classes ouvrières des préjugés que vous leur soufflez, des influences malheureuses et néfastes… (Applaudissements répétes.)

M. Lavy. — Mais vous ne les dégagez pas de la misère.

M.Yves Guyot. — … Que des hommes n’ayant jamais étudié cette question à un point de vue désintéressé, essaient de leur insuffler pour les conduire à des aventures dont malheureusement le souvenir plane sur notre histoire. (Très bien ! très bien !)


Et pourquoi étais-je accusé « de haine et de mépris » à l’égard des ouvriers ? Parce que j’avais dénoncé à la tribune les agissements de la Bourse du travail. Les événements qui se sont passés depuis ont prouvé qu’il y a toujours des hommes qui voudraient nous jeter dans ces aventures qui s’appellent, dans le passé, les journées de Juin et la Commune. Le 28 mai, solennellement, le comité de la Bourses du travail en fermait les portes en signe de deuil et envoyait une couronne « aux héros » de la Commune. Dans le journal, organe de cette institution, on voit non seulement des appels répétés à la guerre sociale, mais des plans stratégiques de guerre civile ! M. le ministre de l’Intérieur, ayant donné, avec longanimité un délai de plus d’un mois aux syndicats constitués illégalement, pour se mettre au moins en règle avec la loi du 21 mars 1884, a été dénoncé comme traître au peuple et à la République.

Au moment où j’écris ces lignes, j’apprends qu’il a fermé la Bourse du travail, en prenant les précautions nécessitées par la menace d’une insurrection, et ces précautions mêmes ne sont-elles pas la preuve de l’imprudence qu’on avait commise en laissant se constituer sans objet déterminé, sans organisation, sans contrôle, dans un palais municipal, une organisation dont les représentants considéraient que la meilleure manière de défendre les intérêts des travailleurs était de préparer la guerre sociale.


Yves Guyot.


6 Juillet 1893.



  1. 25 et 29 avril 1872.
  2. North American Review, 1892.