La Vertu de Rosine/XXIX

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Michel Lévy frères (p. 193-197).


XXIX

LE TESTAMENT DE ROSINE


On sait que Rosine avait passé la nuit à pleurer et à écrire des lettres. Elle avait d’abord écrit à Edmond La Roche huit grandes pages, pour lui raconter sa vie, dans le style déchirant de ceux qui ont souffert et qui disent la vérité. Après avoir relu cette lettre, sans doute elle avait imposé silence à son cœur ; car Edmond La Roche trouva les huit pages déchirées dans l’âtre.

En voici des fragments :


« Je vous ai bien aimé moi pauvre fille qui voulait donner sa vie a l’amour, mais a un seul. »

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« Si vous savié quelles angoisses ! toutes les aspiracions vers le bien, et le mal tout autour de moi ! »

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« Je meurs avec une singulière volupté : il me samble que je m’anveloppe dans un linceul de nége, car je m’envole toute blanche : c’est froid, mais c’est doux. »

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« Il ni a pas de quoi s’énorgueillir, car j’en ai été quite à trop bon conte. Sans votre sœur, sans votre maîtresse, je nen serais sans doute pas là. »

« On ne le croira pas que je meurs sans avoir mal fait, moi qui a passé par le théâtre, mais vous n’en doutrez pas, vous. »

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« Je me suis toute-a-l’heure endormie la plume a la main. Était ce le sommeil ? était ce déjà la mort ? car la mort doit avoir aussi des rêves.

« Voici ce que j’ai vu : nouz étions seul, vous et moi. Vous, c’était moi ; moi, cétait vous. On nous avait ouvert la porte du paradis. Ah ! que cétait beau ! Moi qui nai jamais vu que les payzages de la barière Saint-Jaques et de l’Odéon, j’étais toutte éblouie de tant de lumière et tant de roses. Et les belles fontaines de marbre ! et les baux arbres couverts de fleurs, de fruis et d’oisaux bleus et rouges. Toutacoup vou m’avez ambrassé, on ma ouver une autre porte, et je me suis réveillé dans l’enfer. »

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« Cet égale, je défiie une pauvre fille, si elle est belle, de faire un pas dans Paris sans trébucher. À force de vertu, elle mourra de fain ! »

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« Pour moi, je ne me pose pas en victime. Si je meure, cet que je pense comme le poëte : « Il est plus doux de se jetter dans les bras de la mort quand elle ouvre la porte du ciel, que dans les bras de l’amour quand il ouvre la porte des ténèbres. »

« En me donnant l’amour vous m’avez donné la vertu : vous m’avez préservé contre moi-même.

« Ah ! si vous m’aviez aimé en donnant l’amour ! »

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« Ne me pleurez pas. Embrassé votre sœur, et un jour, en content vos bonnes fortunes, dite que la femme qui vouz a le plus aimée est morte par vous. »

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Les lettres de Rosine à son père, à sa mère et à sa jeune sœur étaient sur la table : des chefs-d’œuvre de style sans orthographe.

Le matin, après son retour de Notre-Dame, Rosine était descendue chez le portier pour le prier de porter vers midi la lettre adressée à Edmond La Roche ; après quoi, sous prétexte d’un violent mal de dents, — elle qui n’avait que des perles dans la bouche, — elle avait obtenu du chloroforme à trois pharmacies voisines ; elle était remontée et redescendue coup sur coup pour donner la clef au portier et lui recommander de la remettre à M. Edmond La Roche, qui sans doute la demanderait dans la journée.

Voilà tout ce qu’on savait.

— Est-il possible que tant de beauté et tant d’amour soient pour la tombe ! disait tout bas Edmond La Roche dans son désespoir.

Rosine n’avait jamais été plus belle et plus douce : la mort avait répandu sur sa figure cette expression toute divine qui est comme le dernier adieu de l’âme.