La Vertu de Rosine/XXVIII

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Michel Lévy frères (p. 185-192).


XXVIII

LE DERNIER RENDEZ-VOUS


Ce jour-là, on déjeuna gaiement, selon la coutume, chez Edmond La Roche, deux par deux, comme les vers alexandrins, qui se becquètent par la rime.

Au dessert, vers deux heures, on apporta une lettre à l’étudiant.

— Un cachet noir ! dit-il.

— C’est égal, dit la voisine, c’est tout de même une lettre d’amour, car c’est une lettre de femme. Voyez, messieurs, voyez plutôt l’écriture.

Un étudiant en médecine, qui avait bu plus que de coutume, et qui commençait à y voir double, saisit la lettre sans façon, et déclara qu’il allait la lire tout haut à l’auguste assemblée.

— Je te défends de briser le cachet ! dit Edmond La Roche.

Mais les femmes qui étaient là prirent le parti du lecteur extraordinaire.

— Il la lira ! dirent-elles en enchaînant Edmond La Roche dans leurs bras.

— Cela nous donnera des leçons de style, dit l’une.

— Dis plutôt des leçons de vertu ! s’écria l’autre ; car on sait qu’Edmond La Roche est un homme à sentiments invraisemblables.

L’étudiant en médecine était monté sur une chaise : il demanda le silence et déploya la lettre avec gravité.

— Tambours de Cupidon, battez aux champs ! dit-il en imitant le roulement du tambour.

Et il lut à haute voix, en indiquant les curiosités de l’orthographe :


« C’est un adieu, voila pour quoi j’ai le courage de vous écrire. Je voullaiz allé jusque chez vous ; mais, ce que je veux vous dire, je ne veux le dire qu’a vous, et j’aurais fait sandoutte encore quelle que rancontre qui mût empeché de parlé. Quant je sonje que nous demeurons presque porte a porte, et que nous somme si loin lun de l’autre ! Vint marche me séparait du bonneur. Je ne veux pour tant pas amporté mon secret la haut. Je vous aime… je vous ai aimé… Si je savait que mon souvenir vous fut chér, je mourrais consolée. Mon pauvre cœur demandait à vivre, et il demandait si peu ! battre un instant sur le votre, et mourir J’ai été bien maleureuse, je vous aimais, et vous aimié tout le monde. Cet égale, je remerci Dieu de vous avoir rancontré. Si vous ne mavez pas oublié, car a peine savé vous mon nom, venez me voire. Je suis au dessous de vous, oui, dans le même hôtel, au no 13, et vous au no 17 ! Je vous ai rancontré vint fois ; mais vous ne mavé pas vue, car vous nétié pas seul. Je vous attandré jusquau soir, jusqua demain matin. Demain matin, il serait trot tart, et je partirais sans un dernier adieu.

« Pour tout l’amour que j’ai eu pour vous, apporté moi des viollettes. Vous savé, ces pauvres chères petites fleurs qui vous ont arrêté un jour sur le pont au Change.

« Rosine. »


La lecture de cette lettre fut d’abord coupée de cris moqueurs et d’éclats de rire. Edmond La Roche se moquait et riait comme les autres, ne sachant pas d’où lui venait cet adieu. Mais, tout à coup, quand il reconnut Rosine, il se détacha violemment des trois femmes qui l’enchaînaient, se jeta avec fureur sur l’étudiant en médecine et ressaisit la lettre d’une main convulsive.

— Rosine ! Rosine ! dit-il en portant la main à son cœur.

Et il s’élança dans l’escalier, sans prendre le temps de mettre son chapeau.

La clef du no 13 n’était pas à la porte.

Il sonna, il sonna encore, il arracha la sonnette : on ne répondit pas.

Il descendit les trois étages.

— Mademoiselle Rosine ? demanda-t-il au portier.

— Vous savez où, lui répondit-on. Au troisième, la première porte à droite. Mais, j’y pense, mademoiselle Rosine m’a dit de vous remettre la clef, si vous la demandiez.

Edmond La Roche prit la clef et remonta d’un trait. Son cœur battait violemment quand il ouvrit la porte.

Un demi-jour pénétrait à peine par les jalousies. Rosine était couchée sur son lit, que protégeait un christ d’ébène. Elle semblait se cacher la figure dans les mains.

— Rosine, vous pleurez ! dit Edmond La Roche en allant doucement à elle.

Rosine ne l’entendit pas.

Il tomba agenouillé devant le lit et lui saisit la main.

— Ô mon Dieu ! s’écria-t-il avec effroi.

Il souleva Rosine et la regarda d’un œil égaré.

— Rosine ! Rosine ! c’est impossible ! répondez-moi…

Rosine ne répondit pas.

Presque au même instant l’escalier retentit de cris et de rires.

C’étaient les convives d’Edmond La Roche, qui l’avaient suivi pour assister à son rendez-vous. Il voulut se jeter à leur rencontre et les précipiter dans l’escalier ; mais, anéanti par sa douleur, il n’eut pas la force de faire un pas. D’ailleurs, il soulevait toujours Rosine, il ne voulait pas laisser retomber cette blanche et chère tête sur l’oreiller.

À ce spectacle, l’étudiant en médecine pâlit et se trouva dégrisé.

— La pauvre femme ! dit-il en s’approchant du lit avec respect.

Les trois femmes se turent, pareillement saisies de respect. Edmond La Roche ne disait pas un mot, il ne détachait pas ses yeux de la morte.

— Qu’y a-t-il ? demanda l’une des femmes.

— Il y a, dit l’étudiant en médecine après avoir examiné la morte, il y a que cette belle fille s’est empoisonnée.