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La Vie du Bouddha (Herold)/Partie III/Chapitre 15

La bibliothèque libre.
L’Édition d’art (p. 247-251).



XV


Avant que de mourir, le Bienheureux résolut de faire un grand voyage. Il voulait revoir certains de ses disciples et leur dire avec quel scrupule il faudrait garder son enseignement. Il prit le seul Ananda pour compagnon et il quitta la ville de Râjagriha.

Un jour, tandis qu’il se reposait au bord d’un champ, il dit à Ananda :

« Un temps viendra où quelques hommes se demanderont pourquoi, jadis, je suis descendu dans le sein d’une femme. Ils ne jugeront pas que ma naissance fût d’une pureté parfaite, et ils ne comprendront pas que j’aie eu le pouvoir suprême. Ces hommes à l’esprit ténébreux ne reconnaîtront jamais que, pour celui qui s’adonne aux œuvres saintes, le corps ne participe pas à l’impureté de la naissance. Il faut que l’être qui cherche la science suprême entre dans le sein d’une femme, il faut que, par pitié pour les hommes, il naisse dans le monde des hommes. S’il était Dieu, comment ferait-il tourner la roue de la loi ? Imagine, Ananda, que le Bouddha soit Dieu : les hommes tomberont dans le découragement. Ils se diront « Le Bouddha, qui est Dieu, possède le bonheur, la sainteté, la perfection ; mais nous, les hommes, comment pourrons-nous y atteindre ? » Et ils vivront dans un morne désespoir. Ah, qu’ils se taisent, les êtres à l’esprit de ténèbres ! Qu’ils ne tentent point de voler la loi, car ils en feraient le pire usage. Que, plutôt, ils estiment incompréhensible la nature du Bouddha, eux qui ne sauront jamais mesurer ma hauteur ! »

Un berger traversait le champ. Il avait la sérénité des hommes qui accomplissent en paix une tâche heureuse.

« Qui es-tu, berger ? lui demanda le Maître.

— Je m’appelle Dhaniya, répondit le berger.

— Où vas-tu ? demanda le Maître.

— Dans ma demeure, où je retrouverai ma femme et mes enfants.

— Tu sembles, berger, connaître un pur bonheur.

— J’ai fait bouillir mon riz, j’ai trait le lait de mes vaches, dit le berger Dhaniya ; je vis avec les miens au bord de la rivière, ma maison est bien couverte, mon feu est allumé : donc, si tu le veux, tu peux tomber, ô pluie du ciel.

— Je suis libre de colère, je suis libre d’entêtement, dit le Maître ; je demeure pour une nuit au bord de la rivière, ma maison est sans toit, le feu des passions est éteint dans mon être : donc, si tu le veux, tu peux tomber, ô pluie du ciel.

— Les taons ne harcèlent point mon troupeau, dit le berger Dhaniya ; dans les prairies herbeuses errent mes vaches, elles peuvent endurer la pluie qui vient : donc, si tu le veux, tu peux tomber, ô pluie du ciel.

— J’ai construit un radeau solide, dit le Maître ; j’ai vogué vers le nirvâna ; j’ai traversé le torrent des passions et j’ai touché la rive sainte ; je n’ai plus besoin du radeau : donc, si tu le veux, tu peux tomber, ô pluie du ciel.

— Ma femme est obéissante, elle ignore la débauche, dit le berger Dhaniya ; voilà longtemps qu’elle vit avec moi ; elle est gracieuse, et jamais d’elle on n’a médit : donc, si tu le veux, tu peux tomber, ô pluie du ciel.

— Mon esprit est obéissant, il est délivré de tous les liens, dit le Maître ; voilà longtemps que je l’ai dompté, il est bien soumis, et il n’y a plus rien de mauvais en moi : donc, si tu le veux, tu peux tomber, ô pluie du ciel.

— Je paie moi-même le salaire de mes serviteurs, dit le berger Dhaniya ; mes enfants reçoivent de moi toutes les nourritures saines, et jamais d’eux on n’a médit : donc, si tu le veux, tu peux tomber, ô pluie du ciel.

— Je ne suis le serviteur de personne, dit le Maître ; avec ce que je gagne, je voyage par le monde entier ; il n’est pas besoin pour moi de serviteur : donc, si tu le veux, tu peux tomber, ô pluie du ciel.

— J’ai des vaches, j’ai des veaux, j’ai des génisses, dit le berger Dhaniya, et j’ai un chien qui est le seigneur de mes vaches : donc, si tu le veux, tu peux tomber, ô pluie du ciel.

— Je n’ai ni vache, ni veau, ni génisse, dit le Maître, et je n’ai pas de chien qui fasse la garde : donc, si tu le veux, tu peux tomber, ô pluie du ciel.

— Les pieux sont enfoncés profondément dans le sol, rien ne peut les ébranler, dit le berger Dhaniya ; les cordes neuves sont faites d’herbes fortes, les vaches ne les briseront pas : donc, si tu le veux, tu peux tomber, ô pluie du ciel.

— Pareil au chien qui a rompu ses chaînes, dit le Maître, pareil à l’éléphant qui a rompu ses entraves, je n’entrerai plus jamais dans une matrice : donc, si tu le veux, tu peux tomber, ô pluie du ciel. »

Le berger Dhaniya s’inclina devant le Maître et dit :

«  Je sais maintenant qui tu es, ô Bienheureux, et je t’emmènerai dans ma demeure. »

Comme ils entraient dans la maison, la pluie se précipita du ciel et l’eau ruissela sur la terre.

En entendant la pluie, Dhaniya parla ainsi :

« En vérité, nous avons acquis de grandes richesses, depuis que nous avons vu le Bienheureux ; c’est en toi qu’est notre refuge, ô Maître qui nous as regardés avec les yeux de la sagesse. Sois notre protecteur, ô Saint ! Ma femme et moi sommes obéissants ; si nous menons une vie sainte, nous vaincrons la naissance et la mort, et nous irons au terme de nos peines. »

Une voix s’éleva : on ne sait comment, Mâra le Malin était là.

« Celui qui a des fils prend plaisir à voir ses fils, dit Mâra le Malin, celui qui a des vaches prend plaisir à voir ses vaches ; en la substance est le plaisir de l’homme et qui n’a pas de substance n’a pas de plaisir.

— Celui qui a des fils prend souci à voir ses fils, dit le Maître, celui qui a des vaches prend souci à voir ses vaches ; en la substance est le souci de l’homme et qui n’a pas de substance n’a pas de souci. »

Mâra s’était enfui, et Dhaniya et sa femme écoutaient parler le Maître.