La Vie nouvelle/Chapitre XXIV

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La Vita Nuova (La Vie nouvelle) (1292)
Traduction par Maxime Durand-Fardel.
Fasquelle (p. 80-83).


CHAPITRE XXIV


Après tous ces rêves, il arriva un jour que, me trouvant quelque part à songer, je sentis que mon cœur se mettait à trembler, comme si j’eusse été en présence de cette femme. Alors mon imagination me fit voir l’Amour. Il me semblait venir d’auprès d’elle, et parler à mon cœur d’un air joyeux. « Bénis le jour où je t’ai pris, disait-il, parce que tu dois le faire. » Et je me sentis le cœur si joyeux qu’il me sembla que ce n’était pas mon propre cœur, tant il était changé.

Et peu après ces paroles que mon cœur me disait dans la langue de l’Amour, je vis venir vers moi une femme charmante : c’était cette beauté célèbre dont mon meilleur ami[1] était très épris, et qui exerçait sur lui beaucoup d’empire. Elle avait nom Giovanna[2] ; mais à cause de sa beauté sans doute on l’appelait Primavera[3]. Et en regardant derrière elle je vis l’admirable Béatrice qui venait.

Ces dames s’approchèrent de moi l’une après l’autre, et il me sembla que l’Amour parlait dans mon cœur et disait : « C’est parce qu’elle est venue la première aujourd’hui qu’il faut l’appeler Primavera. C’est moi qui ai voulu qu’on l’appelât Prima verrà[4], parce qu’elle sera venue la première le jour où Béatrice se sera montrée après le délire de son fidèle. Et si l’on veut considérer son premier nom, autant vaut dire Primavera, parce que son nom Giovanna vient de Giovanni (saint Jean) celui qui a précédé la vraie lumière en disant : « Ego vox clamantis in deserto : parate viam Domini[5]. »

Et il me sembla qu’il (l’Amour) me disait encore quelques mots, c’est-à-dire : « Qui voudrait y regarder de tout près appellerait cette Béatrice l’Amour ; à cause de la ressemblance qu’elle a avec moi. »

Alors moi, en y repensant, je me proposai d’écrire quelques vers à mon excellent ami (en taisant ce qu’il me paraissait convenir de taire), croyant que son cœur était occupé encore de la beauté de la belle Primavera[6]. Je fis donc le sonnet suivant :

J’ai senti se réveiller dans mon cœur[7]
Un esprit amoureux qui dormait ;
Puis, j’ai vu venir de loin l’Amour

Si joyeux qu’à peine si je le reconnaissais.
Il disait : il faut maintenant que tu penses à me faire honneur.
Et il souriait à chacun des mots qu’il prononçait.
Et comme mon Seigneur se tenait près de moi,
Je regardai du côté d’où il venait
Et je vis Monna Vanna et Monna Rice[8]
Venir de mon côté,
L’une de ces merveilles après l’autre.
Et, comme je me le rappelle bien,
L’amour me dit : celle-ci est Primavera,
Et celle-là a nom Amour, tant elle me ressemble[9].



  1. Guido Cavalcanti.
  2. Giovanna, Jeanne.
  3. Primavera, printemps.
  4. Prima verrà, elle viendra la première.
  5. Je suis celui qui crie dans le désert : préparez la voie du Seigneur.
  6. Il paraît que Guido, lorsque ce sonnet fut écrit, avait cessé d’être épris de Giovanna.
  7. Jo mi sentii svegliar dentro allo core
  8. Madonna Giovanna et Madonna Beatrice.
  9. Commentaire du ch. XXIV.