La Vie nouvelle/Chapitre XXXVIII

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La Vita Nuova (La Vie nouvelle) (1292)
Traduction par Maxime Durand-Fardel.
Fasquelle (p. 108-109).


CHAPITRE XXXVIII


À force de regarder cette femme, j’en arrivai à ce point que mes yeux commencèrent à trouver trop de plaisir à la voir. Aussi, je m’en irritais souvent, et je me taxais de lâcheté, et je maudissais encore mes yeux pour leur sécheresse, et je leur disais dans ma pensée : vous faisiez habituellement pleurer ceux qui voyaient la douleur dont vous êtes pénétrés, et maintenant il semble que vous vouliez l’oublier pour cette femme qui vous regarde, mais ne vous regarde précisément que parce qu’elle pleure aussi la glorieuse femme que vous pleurez. Mais faites comme bon vous semblera : je vous la rappellerai souvent, maudits yeux dont la mort seule devait arrêter les larmes. Et, quand j’avais ainsi parlé à mes yeux, mes soupirs m’assaillaient encore plus grands et plus angoissans. Et afin que cette bataille, que je me livrais ainsi à moi-même, ne demeurât pas connue seulement du malheureux qui la subissait, je voulus en faire un sonnet qui décrivît cette horrible situation.

Les larmes amères que vous versiez[1],
Ô mes yeux, depuis si longtemps,
Faisaient tressaillir les autres
De pitié, comme vous l’avez vu.
Il me semble aujourd’hui que vous l’oublieriez
Si j’étais de mon côté assez lâche
Pour ne pas chercher toute raison de venir vous troubler
En vous rappelant celle que vous pleuriez.
Votre sécheresse me donne à penser.
Elle m’épouvante tellement que c’est de l’effroi que me cause
Le visage d’une femme qui vous regarde.
Vous ne devriez jamais, si ce n’est après la mort,
Oublier notre Dame qui est morte.
Voilà ce que mon cœur dit ; et puis il soupire[2].



  1. L’amaro lagrimar che voi faceste
  2. Commentaire du ch. XXXVIII.