La Vie véritable du citoyen Jean Rossignol/26

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CHAPITRE XXVI

À Rennes. — Sous la surveillance du département. — La ville en état de siège. — Foi de républicain ! — Les Brigands se reploient. — Mes brigades franches. — Plusieurs combats avantageux. — Un renfort d’émigrés. — Pour les prendre au piège.

L’ennemi avait changé sa marche et se dirigeait sur Rennes.

De retour dans cette ville, je fis travailler jour et nuit aux retranchements et aux batteries ; mais par la mauvaise position du pays, il y avait impossibilité de tenir longtemps. Je présumais alors que l’ennemi ne marchait sur Rennes que pour avoir des munitions, et, à la vérité, il y en avait. Les membres du département avaient une telle peur qu’ils tendaient presque les bras aux Brigands. Ils m’avaient mis en état d’arrestation et les représentants du peuple étaient sous leur surveillance. Je leur dis que je ne pouvais travailler à la défense de la ville, puisque j’étais en arrestation et que la Convention nationale serait instruite de leurs manœuvres. Un patriote, c’était le directeur de la poste appelé Blain, leur représenta le danger qu’ils couraient en me retenant prisonnier et s’offrit lui-même, avec plusieurs de ses concitoyens, à partir à cheval, afin de reconnaître la marche de l’ennemi. Alors, le département me renvoya à mes fonctions. Dans la nuit même, je fis sortir la cavalerie avec ordre de faire des patrouilles sur tous les chemins à distance de quatre lieues. Le citoyen Blain vint m’avertir que l’ennemi n’était plus qu’à dix lieues. Je fis doubler les travaux, et je puis attester que les citoyens de Rennes s’y sont assez bien prêtés.

Les représentants du peuple Bourbotte, Prieur, de la Marne, Esnuë-Lavallée arrivèrent à Rennes. Je ne voulus pas être sous la surveillance du département et ils déclarèrent la ville en état de siège. Je fis évacuer tout l’arsenal, toutes les subsistances sur la route de Nantes. Les aristocrates criaient que l’on voulait livrer la ville. Je fis mettre tous les flambeaux en réquisition. L’ennemi vint jusqu’à deux lieues. Toutes les positions étaient prises et les troupes bivouaquaient derrière leurs retranchements.

On murmurait toujours dans la ville à propos des subsistances. Les riches de l’endroit s’étaient rassemblés et tâchaient d’égarer la troupe. Alors je fis battre la générale et devant les habitants assemblés sur la place en bataillon, je dis : Je sais qu’il existe dans la ville des hommes pervers ; il y en a parmi vous qui tendent les bras aux Brigands ; mais je vous jure, foi de républicain, que si vous ne soutenez pas la troupe de ligne de tous vos efforts, les Brigands n’entreront dans la ville de Rennes que sur des cendres, car je suis résolu à y mettre le feu. Aussitôt la garde nationale me dit d’une voix unanime : « Général, nous nous battrons jusqu’à la mort et nous périrons sous nos murs. Nous demandons le poste le plus périlleux. » Je leur dis : Mes camarades, soyez persuadés que je ne vous abandonnerai pas et que je mourrai, s’il le faut, au milieu de vous[1]. Alors je marchai à leur tête et leur fixai un poste d’avancée ; je puis dire à leur louange qu’ils s’y sont bien comportés.

Je fis sortir la cavalerie le matin sur plusieurs points : il n’y eut que quelques petites tentatives de la part des Brigands, car, lorsqu’ils apprirent que la ville était vide de munitions et de subsistances, ils se reployèrent sur Laval. J’avais employé des citoyens de Rennes pour savoir la marche de l’ennemi ; ils se sont acquittés de leur mission avec un zèle extraordinaire. J’étais si bien servi par ces braves gens-là que l’ennemi ne faisait pas un pas qui ne me fût aussitôt connu. Aussi les récompensai-je très bien.

J’observe qu’à cette époque l’armée de l’Ouest était à Rennes et que Léchelle était malade, et que c’était moi qui commandais les deux armées réunies.

L’ennemi fit plusieurs marches différentes, toujours poursuivi par nos troupes et presque toujours battu. À Dinan, seulement, ils remportèrent quelque avantage à la suite d’une fausse attaque que le général Tribout commanda sans m’avertir. J’avais reçu un ordre du Comité du salut public qui m’ordonnait de faire couper les ponts derrière les Brigands, afin d’empêcher leur retraite. L’ordre fut exécuté de point en point, ce qui les gênait beaucoup dans leur marche. J’avais formé des brigades de tirailleurs pour faire la guerre de partisans : l’une était commandée par le général Marigny et l’autre par le général Westermann. Ces deux brigades ne cessaient de poursuivre l’ennemi et continuellement l’inquiétaient, tant sur le flanc qu’en tête des colonnes.

Plusieurs combats ont été livrés à cette époque et tous avantageux pour la République. Granville fut attaqué, mais les Brigands y furent mal reçus. Toutes les troupes de ligne et les citoyens se battirent avec un courage vraiment héroïque et l’ennemi fut obligé de se reployer avec une perte considérable.

À cette époque, on trouva sur un brigand, qui avait été tué, une correspondance où la venue d’un renfort d’émigrés était annoncée[2]. En partant de Jersey et de Guernesey avec beaucoup de munitions, ils devaient débarquer à Cancale. Le représentant du peuple Laplanche arrivait alors à la tête de l’armée des côtes de Cherbourg. Nous cherchâmes, d’accord ensemble, à les prendre dans leur propre piège. Je fis partir de Rennes trois mille hommes en poste avec quatre compagnies de canonniers, et le citoyen Laplanche et moi, nous nous rendîmes à Port-Malo pour cette affaire très importante. Je fis embusquer des bataillons, je fis construire des retranchements, je fis tirer par les forts les coups de canon indiqués dans la correspondance ; je fis faire des évolutions militaires à poudre dans le pays ; pendant deux jours de suite le feu fut continué ; et nous avions convenu qu’aussitôt l’ennemi en vue, on ferait amener sur plusieurs points le drapeau blanc, afin de donner à connaître que l’armée royaliste était maîtresse de la contrée.

Le deuxième jour, nous vîmes bien paraître quelques corvettes anglaises venant à la découverte ; nous devions les laisser approcher et même effectuer leur descente ; nous avions résolu de faire paraître aussi, sur les points élevés où le drapeau blanc serait hissé, beaucoup de laboureurs et de femmes pour mieux les tromper ; mais nous fûmes vendus sans doute par un millionnaire de Saint-Malo, qui était bien en état d’arrestation, mais que ses deux gardiens laissèrent échapper la nuit. Cet individu s’appelait Granclaux-Mêlée. Il était cependant défendu à tout navire et bateau de pêche, et même aux barques, de sortir d’aucun endroit jusqu’à nouvel ordre ; j’avais placé dans chaque navire un républicain pour garde. Cela n’empêcha pas Granclaux-Mêlée d’aller à Guernesey, comme je l’ai appris depuis, et sans doute ce fut lui qui prévint les Anglais de notre feinte. Ils vinrent en reconnaissance et croisèrent, mais le soir ils se retirèrent et notre plan tomba dans l’eau. Je restai encore quatre jours entiers pour voir s’ils n’accompliraient pas leur projet, et puis je fus obligé de refaire marcher les colonnes sur les Brigands.

  1. Vers cette époque, le 11 novembre 1793, Rossignol écrivait au Comité de salut public une lettre que cite Savary (tome II, page 331) : « Je fais tous mes efforts pour détruire tout ce qui attente à la liberté, mais il y a encore des hommes humains, et, en révolution, c’est un défaut, selon moi. — J’ai besoin d’un congé d’un mois ou cinq semaines pour la guérison d’une maladie qui me met hors d’état de donner tous mes soins aux intérêts de la République.

    « P.-S. — Il serait à désirer pour le bien, en mesure générale, que l’on envoyât près de cette armée le citoyen Fourcroy, membre de la Montagne, pour nous aider de ses lumières et parvenir enfin à la destruction des Brigands. C’est le sentiment d’un de vos collègues qui connaît son talent en chimie. »

  2. Les papiers du comte de Puisaye.