La Ville aux illusions/04

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Société d’éditions publications et industries annexes (p. 43-53).

CHAPITRE IV


Ce fut une considération bien matérielle qui le fit redescendre sur la terre… En faisant ses comptes, le lendemain matin, il dut convenir que la journée passée avec Arlette avait sérieusement ébréché son budget. Il fit l’addition : le bouquet d’œillets, le taxi, le goûter… Il avait plus dépensé en ces trois choses qu’en plusieurs jours habituels.

Il resta consterné. Il lui faudrait refuser ces sorties avec la jeune fille ! Et cependant, maintenant, moins que jamais, il le voulait… Et puis, il se rendait très bien compte qu’il aurait besoin d’améliorer sa garde-robe : les femmes aussi élégantes que Mlle Fousseret n’aiment guère être accompagnées par un garçon qui a l’air de sortir tout droit de sa province. Il lui faudrait absolument quelques cravates supplémentaires, un complet de bonne coupe, des souliers fins… Où prendre cet argent ? Il ne pouvait pas le demander chez lui ; il savait déjà quels sacrifices représentaient ses études et son entretien à Paris, pour son père et sa mère. Il ne voulait pas leur infliger d’autres charges…

Tout préoccupé, il se dirigea vers la Faculté, se promettant bien d’en parler à Georges, à la première occasion. Georges était un type débrouillard. Il l’avait déjà prouvé en le tirant une première fois d’embarras. Peut-être, là encore, trouverait-il quelque chose ?

Le hasard le servit, car devant lui, sur le boulevard Saint-Germain, il aperçut Julien Bossier, Georges Morin et Louis Lassalle, qui remontaient ensemble vers l’École.

Il hâta le pas et ne tarda pas à les rejoindre, tout essoufflé.

— Tiens ! fit Julien en lui secouant la main. Comment ça va ?

— Bien, merci !

— As-tu trouvé ton smoking ? questionna Georges en riant.

— Oui…

— Tu sais, mon vieux, ajouta Louis, bon enfant, faut pas que ça te gêne de nous avouer çà à nous… Nous sommes tous logés à la même enseigne, et j’en connais de plus rupins encore qui tirent le diable par la queue et courent après dix-neuf sous pour faire un franc !

— Tu as l’air encore embêté ? remarqua Georges.

— Plutôt !

— Es-tu encore invité ?

Jean haussa les épaules.

— Ne fais pas ton idiot !

— Merci ! Soyez, donc complaisant pour les gens ! Mais je n’ai pas de rancune, et si je peux te donner encore un conseil…

— Peut-être que oui, répondit enfin le jeune homme, conquis par ce sans-façon amical. Je manque d’argent…

— Si tu crois être le seul, remarqua judicieusement Julien en soupirant. Nos parents ne se rendent vraiment pas compte de nos besoins…

— Et tu voudrais un truc pour t’en procurer ? demanda Georges.

— Exactement !

Morin prit un air inspiré et répondit :

— J’en connais trois…

— Trois ? s’écrièrent Louis et Julien en même temps. Quel garçon de ressources !

— Mais si tu en connais tant que ça, remarqua Louis en riant, explique-moi comment il se fait que tu es toujours fauché ?

— Parce qu’il en manque un quatrième, répondit majestueusement l’interpellé. Enfin, je vous donne mes tuyaux pour ce qu’ils valent…

— Des tuyaux crevés sans doute, grommela Julien.

— Ou tout au moins dégonflés, ajouta Louis.

— Laissez-moi causer que j’instruise ce jeune bizut ! interrompit Georges avec autorité, et vous autres, faites-en votre profit, si vous le pouvez aussi…

— Voyons ça !

— On écoute l’exposition de tes moyens pour remplir nos poches !

— J’ai dit trois ! reprit Georges, sans se laisser troubler. Le premier moyen, c’est d’emprunter à quelque vieil usurier…

— Impossible ! coupa Jean. Je ne veux pas de dettes.

— Bien, mon ami. Cela révèle d’excellents sentiments, et je ne puis que vous en féliciter !

— Voyons ton second moyen, reprit Louis.

— Mon second moyen, c’est d’assassiner quelque vieille rentière…

— Tu es bête ! fit Julien sans aucun respect.

— Et le troisième ? interrogea Jean.

— C’est de travailler !

— Travailler ! Tu es bon, toi ! Et comment ? La plupart de nos journées ne sont-elles pas prises par les cours ?

Georges entoura fraternellement ses épaules de son bras, et de l’autre main, le montra aux deux autres.

— Il est gentil, dit-il. Tout frais sorti de sa coquille, quoi ! Écoute donc, jeune poussin, reprit-il, et médite le conseil de tes aînés : après le jour, qu’est-ce qu’il y a ?

— La nuit !

— La nuit ! Tu l’as dit, la nuit, bébé ! Eh bien ! c’est à ce moment-là qu’on travaille, tiens, quand on veut des sous supplémentaires ! J’en connais, tu sais ! Pas moi, parce que ça me donne la migraine ; pas Julien non plus, parce que personne n’en voudrait ; ni Louis, parce qu’il est trop paresseux…

— Dis-donc ? grognèrent les intéressés en lui lançant un coup d’œil furibond.

— Ça va ! Je suis bon copain, et je n’insiste pas.

— Mais, la nuit, reprit ingenûment Jean, tous les bureaux sont fermés !

Les trois autres éclatèrent de rire et Louis lui envoya une bourrade dans les côtes.

— Tiens ! Tu es vraiment trop mignon ! Oui, tous les bureaux sont fermés, candide nature ; Mais les cinémas, les théâtres, les restaurants, les cabarets sont ouverts ! et mille autres choses ! Je connais un type qui est ouvreur dans un grand cinéma des boulevards, un autre qui est chasseur au Rat-à-Poil… Par exemple, c’est éreintant. Il faut être costaud, pour faire ça.

— C’est une bonne idée ! s’exclama Jean. Je vous remercie.

— Tu n’as pas à nous remercier. C’est devenu classique, tu sais, et beaucoup aujourd’hui, font ça…

Toute la journée, cette idée trotta dans la tête de Jean. Oui, là existait peut-être un moyen quelconque pour se procurer les ressources qui lui faisaient défaut…

Dès le soir, il partit rôder vers Montmartre, espérant que le hasard le favoriserait… Des fêtards pressés et élégants sortaient de souples autos ; il vit des jeunes gens refermer les portières et pensa :

— Ce sont peut-être des étudiants comme moi !

Mais l’idée d’aller quémander du travail dans ces lieux qui semblaient voués au plaisir lui répugnait.

Quelques jours passèrent. Il retourna dîner chez Arlette, et celle-ci lui demanda s’il voulait l’accompagner à Versailles, un jour. Il acquiesça, ravi, espérant bien profiter d’un long tête-à-tête avec la jeune fille.

C’est ce qui se produisit. Mme Fousseret avait ses visites, ses obligations mondaines. M. Fousseret, son travail… Ils avaient l’habitude de voir leur fille sortir seule avec des camarades. Ils savaient qu’en compagnie de Jean, ils n’avaient rien à craindre. Quant à Arlette, il ne lui déplaisait pas d’être accompagnée par ce beau gars, si différent des frêles Parisiens qu’elle avait l’habitude de rencontrer dans les salons. Son orgueil féminin s’en trouvait agréablement chatouillé. Il avait bien encore certaines gaucheries, certaines maladresses. Mais, petit à petit, elle espérait le réformer. Déjà, elle lui avait donné pour sa toilette quelques discrets conseils qui avaient été religieusement écoutés… Ce n’était plus le provincial du début. Et, justement, cet amour naïf et sincère qu’elle avait deviné avant même qu’il le lui avoue, l’avait flattée. Non qu’elle éprouvât pour lui le moindre sentiment de passion, grand Dieu ! Arlette, jeune fille pratique, reléguait les questions sentimentales à l’arrière-plan et espérait bien, lorsqu’elle changerait de nom, le faire avec bénéfice. Elle n’avait pas pensé un seul instant que ce jeu charmant et cruel de la coquetterie pouvait causer des blessures inguérissables chez une nature aussi sensible que l’était celle de Jean. Elle ne voyait là qu’un amusement agréable et sans conséquence, et elle en profitait pendant que le vent de son caprice soufflait dans cette direction. Bien des fois, déjà, elle avait flirté avec des camarades ! Un aveu, des soupirs, des compliments, heureusement, n’engagent personne…

Ils partirent donc pour Versailles, elle, joyeuse comme une écolière en vacances, et s’amusant de l’embarras où ses espiègleries plongeaient son compagnon. Rompue à toutes les roueries de la conversation, elle jouait avec lui comme le chat avec la souris, jetant le malheureux dans les affres d’un supplice aussi cruel que délicieux.

— Jean, disait-elle, est-ce vrai que les hommes préfèrent les blondes ?

— Je ne sais pas… Moi, j’aime mieux les brunes…

— Parce que j’ai les cheveux noirs, apparemment… Mais je vais me faire décolorer.

— Je n’aime pas cela !

— Ça m’est bien égal. Le vicomte des Aubrays m’a dit que toutes les femmes de l’aristocratie le faisaient et que c’était charmant !

— Alors, questionnait-il les dents serrées, vous préférez lui plaire qu’à moi ?

— Je veux plaire à tous les deux, tiens ! ripostait-elle, d’un petit ton insouciant. Je veux plaire à tout le monde !

— Ce n’est pas nécessaire !

— Bah ! c’est votre opinion… Ce n’est pas la mienne…

— Je sais que vous vous préoccupez peu de mon avis !

Enchantée d’être arrivée à ses fins et de l’avoir mis en colère, elle se rapprochait de lui, câline :

— Oh ! Jean ! pouvez-vous dire de si méchantes choses ? Tenez… pour vous prouver que je suis meilleure que vous, je resterai brune…

Et l’innocent était persuadé que c’était pour lui plaire uniquement qu’elle renonçait à son caprice, alors que la coquette ne s’était livrée qu’à son passe-temps favori : l’exaspérer pour avoir le plaisir de se réconcilier.

Ils visitèrent Versailles, s’égarèrent dans les allées qui avaient vu les promenades du Roi-Soleil, goûtèrent dans une pâtisserie. Mais Jean ne souffrait pas que la jeune fille payât. Et le soir, il dut s’avouer qu’il était plus que temps de prendre un parti : il y avait quatre jours qu’il avait reçu sa pension et il lui restait un seul billet de cinquante francs…

Il résolut de se mettre sérieusement en quête d’un travail quelconque, qui l’occuperait, soit les premières heures de la nuit, soit dès la prime aube du jour.

Ce fut long et difficile. Ce genre d’emploi était rare par le fait que beaucoup d’autres étaient dans le même cas que lui. Il put se convaincre que ses camarades ne lui avaient pas menti. Il rencontra des étudiants dans toutes sortes de professions bizarres ou peu reluisantes. Chacun prenait ce qu’il trouvait.

Enfin, tuyauté par les uns, renseigné par les autres, il finit par savoir qu’un maraîcher demandait, aux Halles, un garçon solide pour transporter des caisses de légumes au pavillon. Le travail était dur, mais n’était pas mal rétribué.

— Il faut essayer, pensa-t-il.

Il se présenta. Son robuste aspect le fit engager tout de suite.

— Vous devez prendre le service le matin, à deux heures, lui dit son nouveau patron.

Deux heures !

Les commencements furent affreusement pénibles, surtout que l’hiver commençait à geler les ruisseaux et les doigts. Bien souvent, le jeune homme soupira en s’étirant, lorsque son réveil sonnait au milieu de la nuit, l’enjoignant d’avoir à se lever dans la chambre glacée, de sortir au milieu des ténèbres où soufflait une âpre bise de décembre, et d’aller grelotter jusqu’à six heures du matin, au milieu de tous les courants d’air…

Mais, ces découragements ne duraient pas… La jolie figure d’Arlette se précisait devant ses yeux. Il pensait que grâce à ce labeur de forçat, il pourrait emmener promener Arlette dans quelques jours, à Rambouillet ou à Meudon, comme elle en avait exprimé le désir… Ou bien, ils iraient au dancing… Il prenait des leçons de danse, parce qu’elle avait dit un jour en riant qu’un garçon qui ne savait pas danser avait l’air de sortir tout droit de son village. Mais ces leçons lui coûtaient vingt-cinq francs l’heure…

Cependant, il ne regrettait rien. En chargeant sur ses épaules les caisses à claires-voies que remplissaient les salades ou les carottes, il pensait à leur prochaine réunion, ou bien, il se rappelait leur dernière entrevue… Comme elle était jolie, et comme les robes élégantes semblaient faites pour elle ! À la Faculté aussi, il travaillait d’arrache-pied. Ses professeurs l’estimaient. Ne fallait-il pas qu’il devienne vile un grand avocat, pour pouvoir payer lui-même les mille fantaisies de celle qu’il considérait déjà comme sa fiancée ? Et elle en avait !… Il ne connaissait même pas exactement quel chiffre elle consacrait à sa toilette et à ses caprices. Heureusement, d’ailleurs, car le pauvre garçon en serait resté atterré…

Arlette s’en souciait fort peu. Pour elle, l’argent n’avait aucune valeur. Dès sa première enfance, elle avait été habituée à voir tous ses désirs réalisés. Enfant, elle voulait des jouets coûteux : plus tard, elle avait toujours aimé les chiffons et les bijoux et dépensait sans compter pour eux. On l’aurait fort étonnée et sans doute un peu scandalisée si on lui avait appris que son humble amoureux se tuait dans un travail ingrat pour lui permettre une promenade ou une matinée au music-hall.

Bientôt Noël arriva. Jean avait été invité à réveillonner avec les Fousseret au cabaret du Chat-qui-Pêche. Mais, auparavant, il devait dîner avec eux, et aller à la messe de minuit à la Madeleine, où toutes les places, assurait Mme Fousseret, étaient déjà retenues.

Il se trouva encore fort en peine… Il devait être à deux heures aux Halles… Il passerait une nuit blanche — cette perspective n’était pas pour l’effrayer — mais à deux heures serait-il libre ? Et encore, il lui faudrait passer chez lui pour quitter le smoking loué pour un vieux costume qui lui servait dans ces occasions… Il faillit refuser, par crainte de perdre sa place. Mais aux premiers mots, Arlette lui jeta ce regard câlin auquel il ne savait pas résister.

— Oh ! Jean ! Ce n’est pas possible ! Vous devez réveillonner avec nous… Ce serait du joli, de s’abandonner comme ça, aussitôt la messe ! Cela ne se fait pas, voyons !

— Pourquoi donc, mon cher enfant ? interrogea majestueuse Mme Fousseret, qui assistait à l’entretien. Ne seriez-vous pas libre ?

— Précisément ! allégua le malheureux, détournant les yeux pour échapper à l’ensorcellement de ceux d’Arlette.

— Ah ! ah ! fit le financier. En ce cas, c’est différent.

Mais la jeune fille frappa du pied, en enfant gâtée.

— Moi, ça m’est égal ! rendez-vous libre ! Je veux que vous veniez avec nous !

Jean était à la torture. Il mourait d’envie de rester, de promettre… Mais si on lui supprimait son travail ? Il faudrait dire adieu aux sorties habituelles, aux promenades, aux petits suppléments vestimentaires qu’il s’accordait et qui plaisaient à Arlette… Pour quelques instants, il compromettait tout. Il se raidit :

— Écoutez ! dit-il. Il m’est impossible de me soustraire à l’engagement que j’ai déjà pris. Mais on ne m’attend qu’à deux heures. Je resterai avec vous jusqu’à une heure et demie. Cela vous convient-il ?

— Moi, je crois que c’est très bien, opina le financier.

Arlette soupira :

— Il faudra bien se contenter ! Quand même… ce n’est pas gentil…

Et, pour se venger, sournoisement, elle pinça le bras de Jean lorsqu’elle passa près de lui.

— Vous êtes content ? fit-elle sèchement, lorsqu’ils furent seuls.

— Écoutez, Arlette, je suis désolé, mais je le devais…

— Vous le deviez ! fit-elle en l’imitant. C’est du joli !

— Quoi, c’est du joli ?

— Je me demande quelle compagnie vous préférez à la mienne.

— Je suis forcé…

— À d’autres !

— Arlette, j’avais promis…

— Il faut me demander pardon !

— Je vous demande pardon !

— À genoux, s’il vous plaît !

Docile, il se laissa glisser à ses pieds.

— Où allez-vous, ce soir, Monsieur ?

— Avec vous, Arlette !

— Je le sais ! Mais, après ?

— Avec des camarades.

— Masculins ou féminins ?

— Arlette, je vous jure…

— Ne jurez donc pas ! Je vous déteste !

— Moi, je vous aime !

— Tenez, relevez-vous : vous allez dire des sottises et froisser votre pantalon.

Et dans un geste gamin, elle fourrage brusquement dans les cheveux bien tirés en arrière de l’étudiant.

Il se relève, un peu penaud, et bien content tout de même : si Arlette est jalouse, c’est qu’elle l’aime ! Mais, elle a déjà pensé à autre chose :

— Tiens ! j’ai envie de mettre mon soulier dans la cheminée !

Une idée lumineuse lui vient, il se penche vers sa petite camarade et murmure, d’un ton pénétré :

— Si le père Noël vous apportait une bague de fiançailles… que diriez-vous ?

Mais elle éclata de rire.

— Grand merci ! joli cadeau à faire à une enfant ! Car je suppose que la bague de fiançailles implique l’existence d’un fiancé ?

— Sans doute, murmure-t-il, un peu démonté.

— Là ! vous voyez ! je ne veux pas me marier.

C’est pour Jean une douche d’eau froide.

— Pourquoi ça ?

— Tiens, pourquoi ? Parce que je ne veux avoir un monsieur sur le dos… qui m’empêcherait sûrement de me promener avec vous… Et puis, ça ne vous regarde pas !

Ce régime de douche écossaise anéantit le jeune homme. Il passe du plus profond désespoir au bonheur le plus fou. Elle l’aime ? Elle ne l’aime pas ?

Quand il sort de l’hôtel de l’avenue Hoche, il se sent moralement brisé. Cette Arlette, avec sa coquetterie féroce, affolerait de plus expérimentés que ce naïf garçon de dix-huit ans… Et parce qu’il n’est qu’un pauvre pantin entre les doigts roses de cette capricieuse poupée, il croit, malgré tout, que le bonheur est là…