La Ville aux illusions/05

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Société d’éditions publications et industries annexes (p. 53-65).

CHAPITRE V


Suivant la promesse qu’il avait faite à la jeune fille, il resta avec ses amis jusqu’à une heure et demie. Un brouhaha élégant emplissait la salle du cabaret du Chat-qui-pêche, l’endroit à la mode, où, sur l’enseigne, était représenté un énorme chat à la face hilare, coiffé d’un chapeau de mousquetaire, et tenant une ligne entre ses pattes. Toutes les tables avaient été retenues à prix d’or. On payait le quart de poulet vingt francs, la bouteille de champagne deux cents, et la coupe de fruits, cent cinquante. On remarquait dans l’assistance quelques vedettes en vogue, le propriétaire d’une écurie fameuse, un peintre créateur d’une nouvelle école qui faisait fureur, et le dernier Prix Goncourt. Arlette, dans ce milieu qui flattait ses goûts dispendieux et un peu extravagants, semblait radieuse, et répondait avec entrain aux serpentins et aux balles de papier multicolores que des fêtards voisins lui envoyaient au plus grand déplaisir de Jean.

Quelques amis étaient ensuite venus les rejoindre, entre autres le fameux vicomte des Aubrays, plus sélect que jamais, le monocle vissé dans l’orbite, accompagné de l’inévitable Peyronnet, qui arborait à sa chemise des diamants gros comme des noisettes.

On s’était mis à danser. Bernard des Aubrays avait invité la jeune fille pour un tango. Rageur, mais n’en voulant rien laisser voir, il contemplait le couple, évoluant avec grâce et aisance au milieu des autres danseurs. Et Léonce Peyronnet, qui ne perdait jamais l’occasion de placer une gaffe, s’était penché vers lui en murmurant :

— Croyez-vous qu’ils font un joli couple, tous les deux ?

— Il est trop vieux pour elle, répondit sèchement Jean.

L’autre, qui avait dix ans de plus encore, resta bouche bée, le regarda avec effarement, puis, se tournant vers Mme Fousseret, qui était sa voisine, ne lui adressa plus la parole de la soirée.

Mais Jean n’en avait cure.

Arlette revint enfin, riant comme une petite folle.

— Oh ! ce tango ! s’exclama-t-elle en vidant sa coupe de champagne. Il me semblait que je ne touchais plus la terre… Bernard, mon cher, vous êtes un danseur unique !

Jean se pinça les lèvres. Dès que l’orchestre attaqua la suivante, il se leva et invita la jeune fille.

— Oh ! je ne sais si je dois… minauda-t-elle. Je me sens fatiguée…

— Si vous êtes fatiguée, Arlette, reposez-vous ! conseilla le vicomte. Tenez ! croquez, cette pêche ; elle sera délicieuse !

Elle lui jeta un rapide coup d’œil, puis se retourna vers Jean.

— Non, merci… J’ai réfléchi ; j’aime mieux danser.

Et, au nez de l’autre, l’étudiant, ravi, entraîna sa partenaire. Ils commencèrent à tourner une valse.

— Merci ! murmura-t-il, incapable de contenir sa gratitude.

Elle leva la tête, étonnée. Leurs visages se trouvèrent si près l’un de l’autre que leurs joues se frôlèrent

— Merci de quoi ?

— De… d’avoir bien voulu danser malgré le vicomte des Aubrays.

— Vous avez tort de me remercier ! Ce n’est pas pour vous que je l’ai fait, mais pour moi. D’abord, parce que je déteste que quelqu’un ait l’air de m’imposer sa volonté. Ensuite, parce que j’avais changé d’avis et que danser avec vous me plaisait.

— Comme vous êtes gentille !

Elle éclata de rire.

— Vous n’êtes tout de même pas difficile, allons ! Mais je vous en prie, faites attention à la mesure. Bernard danse dix fois mieux que vous.

Une fois de plus, l’enthousiasme du pauvre garçon se trouva douché. Il resta froid et muet, s’attachant à tourner régulièrement.

La musique s’arrêta. Des « bis » éclatèrent.

— Dois-je vous ramener à votre place ? questionna-t-il.

Elle leva vers lui son petit museau fardé.

— Pourquoi ? Vous êtes fatigué ?

— Pas du tout ! Mais puisque je ne danse pas comme cet incomparable aristocrate…

Elle haussa les épaules.

— Ça y est ! Vous voilà encore jaloux ! je déteste ça ! Bernard est mon camarade, vous le savez bien.

— Et moi ? fit-il, d’un ton sec, en recommençant à glisser.

Elle se serra davantage contre lui, câline comme une chatte.

— Oh ! vous, vous êtes mon grand ami… Jean… Ce n’est pas la même chose !

II sentit une onde brûlante lui courir dans les veines. En même temps, une idée s’implantait dans son cerveau douloureux :

Elle me rendra fou !

Hélas ! le pauvre garçon l’était déjà ! La maligne s’en apercevait bien et en abusait.

Lorsqu’il partit, elle lui lança un sourire ensorceleur, qui devait réchauffer le cœur de l’étudiant longtemps encore. Il abandonnait la lumière, la chaleur, la gaieté, l’amour, pour l’ombre à peine traversée par les globes électriques de la rue, le froid âpre d’une nuit de décembre, les gros mois et le ton rude des autres forts de la Halle, ses compagnons de chaque matin…

Il pensa qu’il la laissait en compagnie de ce vicomte détesté. Mais Arlette le préférait ! Elle le lui avait avoué ! Cette certitude le réconforta. Il partit, le cœur plus léger.

Il courut chez lui se changer d’habits, puis, en costume de travail, se rendit aux Halles, et commença son dur travail.

Il devait retrouver les Fousseret la veille du Premier Janvier. On devait aller au Théâtre, puis souper encore ensemble par là.

Mais, l’avant-veille, lorsqu’il voulut se lever pour aller à son travail nocturne, un étrange engourdissement s’empara de ses membres. En même temps, une fièvre subite lui chauffait le front et le corps. Il n’avait presque pas dormi de la nuit ; il s’était retourné en vain, lui qui avait d’habitude un si bon sommeil, pour trouver un peu de fraîcheur et un peu de repos… D’ailleurs, depuis quelques jours, il avait constaté quelques symptômes qui l’avaient étonné sans l’inquiéter : il avait saigné deux fois du nez ; il avait ressenti quelques douleurs dans les membres et dans la nuque ; parfois, des migraines tenaces le faisaient souffrir. Depuis plusieurs matins, il se sentait une lourdeur inaccoutumée, pour se rendre à ses occupations. Il avait tout attribué à la fatigue, peut-être aussi au manque de nourriture… Pour augmenter son compte de dépenses somptuaires, il rognait tant qu’il le pouvait sur ses repas. Il buvait, le matin, un petite tasse de café noir ; à midi, il déjeunait dans un modeste restaurant à cinq francs ; le soir, il se contentait d’un bol de chocolat et d’une brioche… Ce régime délibitant, pour un garçon fort comme lui, habitué aux plantureux menus de la vie campagnarde, l’avait fait maigrir de plusieurs kilos. Mais Arlette trouvait qu’il était mieux ainsi : cet amaigrissement lui affinait les traits, prétendait-elle. Bien des fois, lorsqu’il venait de toucher sa pension ou Sa paye, il lui était venu la tentation quasi-insurmontable d’entrer dans quelques restaurant et de faire, enfin ! un repas copieux, comme l’exigeait sa faim d’adolescent… Mais, une rapide réflexion le convainquait des conséquences de cette folie. Il fallait renoncer a une promenade avec Arlette… Tant pis ! À son âge, on se privait volontiers de manger…

Mais la nature a des lois qu’on ne peut transgresser en vain pendant bien longtemps.

Ce matin-là, il comprit qu’en dépit de toute sa bonne volonté, il lui serait absolument impossible de se lever. Il avait la télé douloureuse et brûlante, les lèvres sèches, de profonds frissons le secouaient, en même temps, il était baigné dans une sueur inaccoutumée.

— Qu’est-ce qu’il va dire, le patron ? pensa-t-il.

Mais il ne s’attarda pas à cette idée. Tout lui était égal. Sa tête lui faisait si mal ! En vérité, il croyait Qu’elle allait se fendre en deux.

— Je m’excuserai… Je lui expliquerai, demain, pensa-t-il. Ce doit être un malaise passager… Je vais faire la grasse matinée et il n’y paraîtra plus…

Il chercha à se rendormir… Ce fut en vain. II était réellement trop mal à son aise. Machinalement, il balbutia :

— À boire !…

D’étranges images, créées par la fièvre, commençaient à danser devant ses yeux… Il revoyait la ferme, là-bas, au pays d’Avignon, le soleil qui dorait tout de sa joie… Le vieux chien Jean-Bart, qui avait eu la patte cassée par nue auto. Le grand coq rouge de la voisine, qui venait toujours se battre avec leur coq à eux… Puis, ce fut l’image délicieuse d’Arlette… Elle riait, en agitant la main d’une façon moqueuse, tandis que le vicomte des Aubrays cherchait à l’attraper… Mais elle lui échappait toujours… C’était vers Jean qu’elle courait… Déjà, riant de bonheur. il tondait les bras pour recevoir la jeune fille… Mais, au moment où elle allait s’y jeter, elle lançait un nouvel éclat de rire et s’enfuyait encore… C’était lui qui courait après elle, maintenant, tandis que le vicomte ricanait en regardant la poursuite infructueuse… Brusquement, l’image humoristique du Chat-qui-Pêche coiffé de son grand chapeau à plumes, surgit, effaçant tout… Il dansait à la façon russe, les deux pattes de devant croisées, chaussé de bottes rouges.

Il dansait devant un monticule, une montagne énorme, plutôt, de choux-fleurs et de navets, tels que Jean en voyait aux Halles, chaque matin, et de la pointe de ses bottes, pif ! paf ! les envoyait dans la rue… Et tous les légumes se mirent à rouler sans s’arrêter… C’était un torrent, nue trombe de produits maraîchers qui dévalait entre les deux trottoirs, au grand effarement des braves passants et des agents qui couraient derrière, leur bâton blanc à la main…

Quand la concierge entra chez lui, vers midi, inquiète de n’avoir pas vu son locataire de la journée et de n’avoir pas reçu de réponse à son timide « toc-toc », le pauvre gamin, en proie à une fièvre de cheval, délirait tout haut…

Mme Luchoux était une femme de tête. Elle comprit tout de suite que le plus urgent était d’aller quérir le premier docteur qu’elle trouverait. Justement, il y en avait un dans l’immeuble.

Elle redescendit en hâte au second et frappa.

— Le docteur est-il ici ? demanda-t-elle à la soubrette qui vint lui ouvrir.

— Oui, Madame Luchoux, Monsieur vient juste d’arriver et allait se mettre à table. Avez-vous quelqu’un malade chez vous ?

— Non, Dieu merci, à part mon mari qu’a toujours sa goutte de temps en temps et moi mes rhumatismes articulés… C’est pour un jeune homme qu’habite au cinquième, un jeune étudiant… Il paraît bien malade, le pauvre…

— Ciel ! Madame Luchoux, s’est-il détruit ?

— Oh ! non, je na le pense pas ! Seulement, il a une fièvre censément qu’il en déparle. Quand je suis entrée, il racontait je ne sais quelle histoire de chou-fleur et de chat à laquelle j’ai rien compris…

— Oui, fit la petite lionne, doctoralement. Je comprends. Il a le délire, quoi ! Je vais en parler à Menteur. Attendez une minute.

Elle disparut. Quelques instants plus tard, le docteur Bréviliers arrivait.

— Que me dit Léonie, madame Luchoux ? questionna-il. Vous avez un malade ?

— Oui, monsieur le docteur. Un jeune homme, au cinquième.

— C’est bon. Je vais aller le voir avant de me mettre à table. Montrez-moi le chemin, je vous prie.

Ils grimpèrent les trois étages qui séparaient les appartements confortables des minuscules chambres destinées aux domestiques et à ceux dont la bourse ne pouvait se trouver bien garnie.

— C’est là ! fit la concierge en ouvrant une porte.

Le médecin entra et s’approcha du lit. Jean, le visage très rouge, ne sembla faire, aucun cas de sa présence.

— Diable ! murmura le docteur Brévilliers.

Il se pencha sur le malade et l’examina avec attention. Quand il se releva, sa figure était soucieuse.

— Madame Luchoux, dit-il enfin, vous allez téléphoner tout de suite à l’hôpital Laënnec et vous prierez qu’on envoie une ambulance.

— Il est malade ?

— Je vous crois ! Une bonne fièvre typhoïde… Je vais lui faire tout de suite une injection…

À l’annonce de cette maladie, Mme Luchoux tourna précipitamment les talons, afin d’exécuter l’ordre de l’homme de l’art. Elle ne tenait pas outre mesure à rester en contact avec un malade de ce genre.

Une demi-heure plus tard, Jean, toujours sans connaissance était emporté dans l’auto sanitaire.

Pendant quarante jours, il resta entre la vie et la mort. Enfin, par un pâle jour de février, on lui permit de se lever une heure. La convalescence commençait.

Si maman Gardin avait vu son « fieu », elle ne l’aurait pas reconnu. Pâle, amaigri, il était loin de ressembler au beau gars solide et muselé qu’il était à son arrivée, au mois d’octobre ! Le jeune homme n’avait rien voulu dire à ses parents. Pourquoi les inquiéter inutilement ? Sitôt qu’il avait pu tenir un crayon, il leur avait envoyé une carte postale, et s’était excusé de son silence en leur racontant qu’à la suite d’une chute, il s’était foulé un doigt, ce qui le gênait fort pour écrire… Qu’il ne fallait pas qu’ils s’inquiètent… C’était presque guéri… Il était fort absorbé par ses études… Enfin, tout ce qui pouvait être de nature à rassurer les pauvres vieux.

Arlette s’était d’abord étonnée de l’absence de son « flirt » favori. Elle avait envoyé la femme de chambre aux renseignements. Celle-ci avait appris de la concierge que l’étudiant avait été transporté à Laënnec avec une fièvre typhoïde…

La jeune fille s’était d’abord apitoyée. Puis, ses occupations l’avaient reprise, et elle avait à peu près oublié son ancien camarade. La vie parisienne est si absorbante ! Ce sont chaque jour des obligations à remplir, des fêtes de charité, des bals, des réceptions, des visites, des promenades… Les absents ont vite tort.

— Et puis, pensa-t-elle, lorsqu’il sera guéri, il reviendra bien !

Il n’avait pas été question d’aller le voir. D’abord, elle savait que les visites aux contagieux sont interdites. Puis, même convalescent, elle n’était pas bien sûre qu’il n’y eût plus aucun danger.

Peu à peu, le jeune homme recommença cette lente réacclimatation à la vie qu’est un retour de maladie. Mais ce serait long. On l’avait prévenu. Il était en proie, lorsqu’il avait été atteint, il une forte anémie. L’excès de travail, la fatigue, les privations avaient déclanché cette crise. Maintenant, il fallait beaucoup de soins, des fortifiants, du repos…

Ce fut alors que pour la première fois depuis qu’il avait été atteint, il pensa avec lucidité à ses études. Quel retard il allait avoir ! Pourrait-il passer en deuxième année à la rentrée prochaine ? Il se promit de travailler ferme pendant tout l’été pour compenser. Et Arlette ? Pourquoi n’était-elle pas venue ?

Dès qu’il avait été conscient, il avait demandé à l’infirmière si une jeune fille était venue prendre parfois de ses nouvelles. Mais on lui répondit que non : on n’avait vu personne.

Cette indifférence l’étonna et l’attrista. Pourquoi n’avait-elle même pas envoyé un mot ? Il chercha des excuses : n’avait-elle pas parlé d’aller aux sports d’hiver ? C’était cela, parbleu ! Elle était en voyage et ignorait sa maladie…

Il s’efforçait de trouver des raisons. Mais, au fond de lui-même, il ne pouvait s’empêcher de se dire qu’il lui avait manqué bien peu, puisque depuis bientôt deux mois, elle n’avait pas manifesté le plus léger signe d’étonnement et d’intérêt devant son absence !

Par une belle journée tiède, qui semblait annoncer le printemps, il lit ses premiers pas dans le parc, encore faible comme un petit enfant, tremblant sur ses jambes… Ses vêtements flottaient autour de lui, d’une main, il s’appuyait sur une canne et de l’autre, sur le bras de l’infirmière…

Comme ce mois de février était exceptionnellement doux, il prit vile l’habitude, tous les jours, d’aller faire un petit tour aussitôt déjeuner… Bientôt, il put marcher tout seul. L’appétit revenait, avec une férocité telle qu’il en était parfois effrayé.

— Ce tout petit morceau de pain ? disait-il lorsqu’on lui apportait son déjeuner. Oh ! j’en aurais voulu un très gros !

— Non, non, jeune ogre ! répondait la garde, en riant. Plus tard ! Il ne faut pas aller trop vite ! Vous voulez donc retomber malade ?

— Jamais de la vie !

— Eh bien ! il faut jeûner un peu… Si tout va bien, la semaine prochaine, vous en aurez le double.

En quatre bouchées, il avait terminé. Et, en soupirant, il attendait le repas prochain.

Maintenant qu’il allait mieux, l’ennui commençait à le gagner. Quand on est dans son lit, malade, préoccupé seulement par la gorgée de boisson fraîche qu’on vous donnera tout à l’heure, en proie aux mille chimères de la fièvre, on se moque pas mal de la longueur du temps ! On ne s’en aperçoit pas… Mais, maintenant qu’il était parfaitement lucide, il baillait à se décrocher la mâchoire. Le docteur défendait la lecture. Il ne voulait pas qu’on fume. Et puis, fumer… Il fallait de l’argent ! Et Jean pensait qu’il n’en avait pas de trop… Il aurait des frais, en quittant l’hôpital… On lui avait bien recommandé de changer de manière d’existence… Le médecin n’avait eu aucune peine à deviner la vérité, c’est-à-dire que comme trop de jeunes gens, il sacrifiait la réalité à l’apparence et mangeait comme les oiseaux.

— C’est un tort, mon petit ! lui dit-il, paternellement. Si vous voulez que la machine marche, il faut du charbon !

Jean errai ! donc dans les allées, ou bien s’allongeait sur la chaise longue qu’on lui préparait, dans la galerie exposée au soleil.

Or, voici qu’un jour, une surprise lui fut réservée…

Il venait de s’étendre dans son fauteuil de toile, lorsqu’il vit l’infirmière en préparer un autre non loin de lui. Il allait avoir un voisin ! Cette idée lui fui agréable.

— Pourvu qu’il soit sociable ! pensa-t-il.

Mais son attente fut déçue : ce fut une jeune fille aux traits pâles qui vint l’occuper, un ouvrage à la main.

C’était une charmante blondinette, encore adolescente, qui paraissait avoir seize ou dix-sept ans. Un teint d’églantine devait, en temps ordinaire, fleurir ses joues maintenant ivoirines, mais la flamme de la santé revenue brillait dans ses yeux, d’un marron clair pailleté de noir.

Les jeunes gens échangèrent un rapide regard. Puis elle se mit à tricoter, tandis que lui, les yeux au plafond, cherchait à oublier les heures moroses.

Il y avait près d’un quart d’heure qu’ils étaient ainsi lorsque tout à coup, le peloton roula tout auprès de Jean. Une exclamation l’arracha à sa rêverie. Il comprit ce qui se passait. Il se baissa et ramassa l’objet qu’il tendit à sa voisine.

Il osa alors la regarder un peu mieux. Et soudain, il eut la sensation très nette qu’il avait déjà vu ce visage-là quelque part…

— Merci, monsieur ! répondit-elle, d’une voix fraîche et musicale.

À l’hôpital, on lie vite connaissance. La glace était rompue. Ils bavardèrent.

— Vous étiez malade, mademoiselle ? interrogea l’étudiant.

Elle secoua la tête.

— Non… Un accident bête… Je me suis fait renverser par une auto, l’autre jour, et j’ai été assez gravement blessée à la cuisse et à l’épaule. Mais maintenant, je commence à aller mieux.

— Vous pouvez vous servir de votre bras ?

— Oui, c’est surtout au-dessus du genou que j’ai été atteinte, Et vous ?

— Fièvre typhoïde…

— Oh ! c’est très grave, savez-vous ? On peut en mourir !

— On me l’a dit… Mais, ajouta-t-il en riant, vous voyez que j’en réchapperai encore cette fois ?

— Quelle en est la cause ? Vous a-t-on dit ?

Il haussa les épaules.

— Vous savez ! On ne sait trop l’origine exacte des maladies. Trop de fatigue, sans doute… Du surmenage…

Elle soupira.

— Je connais ça !

— Vous travaillez à Paris ? questionna-t-il.

— Oui, je suis secrétaire dactylo aux usines Corbin et Levasseur, 13, rue de la Chaussée d’Antin…

— Une usine, rue de…

Elle rit et ce rire lui creusa dans chaque joue des fossettes de baby.

— Non, non ! Les bureaux seulement ! Les usines elles-mêmes sont à Aubervilliers.

— Je comprends !

— Et vous ?

— Étudiant en droit.

— C’est bien cela… Mais il faut beaucoup travailler, n’est-ce pas ?

— Très, répondit-il, intimement flatté.

— Vous êtes Parisien ?

— Non ! Je suis du Midi !

— Tiens ! C’est comme moi !

— Vraiment ?

— Je suis née près d’Avignon !

— Oh ! c’est épatant ! s’écria Jean, enchanté. Moi aussi, figurez-vous ! Je suis de Gréoux !

— Non ? Vous voulez rire ?

— Pas le moins du monde !

Elle se pencha vers lui, le visage radieux,

— C’est tout de même extraordinaire ! C’est que je suis aussi originaire de Gréoux !

Ils poussèrent ensemble des exclamations heureuses. Se retrouver de la sorte… deux pays… si loin… au même hôpital ! Décidément, le hasard avait bien fait les choses !

— Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il.

— Marcelle Domègue !

— Parbleu ! Mais je vous ai connue quand vous étiez toute petite ! Et je connais bien votre mère, allez ! Elle était épicière à Gréoux, et c’est Mme Escobar qui l’a remplacée !

— C’est cela même ! Nous sommes allés habiter en Avignon… Mais, ajouta-t-elle tristement, maman est morte, voici deux ans…

— Elle est morte ?

— Oui… Je suis toute seule… C’est-à-dire que pour le moment, j’habite chez des cousins à papa. Ça ne vaut guère mieux que si j’étais chez des étrangers, allez ! Je sens bien que je gêne.

— Pourtant, vous gagnez votre vie…

— Naturellement… Mais, pour eux, je suis l’étrangère, l’intruse, vous comprenez… D’ailleurs, en sortant de l’hôpital, je louerai une petite chambre par là… Je ne veux pas recommencer la vie que j’ai menée jusqu’à présent… Ils déménagent… Mon oncle prend un débit de vins en banlieue à Bois-Colombes… Ce ne serait pas commode, non plus, pour aller à mon travail…

Elle s’interrompit.

— Bah ! Laissons cela ! Ce n’est pas intéressant ! Dites-moi plutôt votre nom, à votre tour, que je ne connais pas encore !

— Je m’appelle Jean Gardin.

— Oh ! le petit Jean qui venait chercher un sucre d’orge chez nous chaque fois qu’il avait eu une image à l’école et qu’on lui avait donné deux sous ! Je me souviens bien de vous ! Par exemple, vous n’avez plus vos grosses joues rondes d’autrefois !

— Je l’espère bien ! répondit-il en riant. Quel âge avais-je à ce moment-là ?

Ils cherchèrent ensemble.

— Neuf ans, dit Marcelle.

— Un peu plus… Dix ans, je crois…

— C’est bien possible !

Ce jour-là, le tricot n’avança guère. Mais quand l’infirmière vint rappeler aux deux jeunes gens qu’il était temps pour eux de regagner leur salle respective, Jean s’aperçut avec étonnement que, cette fois, les heures avaient passé avec une vertigineuse rapidité…