La blessure/11

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Éditions Albert Lévesque (p. 120-126).
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XI




À six heures, tout le personnel de La Finance Quotidienne était parti, mais son jeune rédacteur travaillait encore à son pupitre, encombré de liasses de papiers, de dossiers, de longues feuilles d’épreuves, couvertes de chiffres et d’évaluations diverses… II était si absorbé dans son travail, qu’il n’entendit pas la porte de son bureau s’ouvrir doucement. Il leva les yeux. Chimerre était devant lui !

— Vous ne m’attendiez pas, n’est-ce pas ? dit-il avec un rire amer…

Marcel le voyant pâle et hagard, lui indiqua une chaise :

— Asseyez-vous ! dit-il.

— Je ne veux pas m’asseoir, répondit Chimerre, d’une voix creuse et cassante, mais je veux vous dire ceci : vous m’avez ruiné ! Comtois a tout lâché ! Plusieurs autres, voyant qu’il n’achetait pas, ont vendu leur Logging. Le stock s’est effondré… il est à rien ou presque, et je suis un homme fini !

— Je suis désolé, commença Marcel…

Mais l’autre l’interrompit :

— Je vous avais prévenu. Vous n’avez rien voulu entendre. Tant pis pour vous !…

Et sortant un révolver de sa poche, il le visa et pressa la détente.

Marcel s’était levé aux dernières paroles de son visiteur. Il tomba sur son fauteuil, puis glissa sur le tapis.

Chimerre le regarda un moment et voyant qu’il ne bougeait pas, il ouvrit la porte, la referma doucement et partit à la hâte.


Ce soir là, quand monsieur Comtois et sa fille furent réunis à dîner, le père paraissait jubilant.

— Tu sais, ma petite, dit-il, ton ami le jeune Pierre, m’a rendu un fier service !

— Oui ?

— Oui ; il m’a tout bonnement sauvé un demi-million de dollars !

— Comment ça ?

— En étant très honnête et très droit, sans craindre les conséquences ; tu sauras tout plus tard. Mais tu sais, ton ami Chimerre.

— Parlant des Chimerre, je viens de téléphoner, je voulais parler à Jeanine, pas de réponse. C’est étrange !

— Tout ne doit pas être rose chez eux ce soir. Ils ont probablement donné ordre de ne pas répondre !

— Qu’est-ce qu’ils ont ? Les affaires qui ne vont pas ?

— Je le crois très embarrassé !

— Est-ce ce matin que vous avez vu Marcel ?

— Oui, et je retourne lui dire un mot ce soir ! Je l’ai appelé cette après-midi, il m’a dit qu’il serait à son bureau jusqu’à dix heures ce soir. Avertis donc le chauffeur d’être prêt dans un quart d’heure, veux-tu ?

Isabelle donna l’ordre d’amener la limousine dans quelques minutes.

— Viens-tu avec moi ? demanda son père.

Elle hésita. Certes, elle était reconnaissante à Marcel pour ce service rendu à son père, mais elle ne pouvait oublier la scène chez Jeanine. Cependant elle consentit à accompagner son père, heureuse, malgré tout, de voir son ami dans ce bureau où il passait tant d’heures de travail, et qu’elle avait la curiosité de connaître.

En peu de temps, l’auto atteignit la rue S.-Jacques ; cette rue si encombrée et bruyante dans le jour, était presque déserte ; le cadran éclairé du bureau de poste marquait neuf heures. Bientôt on fut devant La Finance… L’enseigne électrique brillait en lettres lumineuses, les fenêtres restaient sombres ; dans les passages, une grosse lumière. Le gardien de nuit fumait sa pipe près de l’entrée.

— Monsieur Pierre est-il encore à son bureau ? demanda monsieur Comtois.

— Je crois bien, je ne l’ai pas vu sortir.

— Pourriez-vous voir, s’il vous plaît ?

— Oui, monsieur, suivez-moi. C’est au second, l’ascenseur ne fonctionne pas le soir.

Ils montèrent l’escalier. Une porte à vitre opaque était éclairée…

— Il est là, dit le gardien.

— Il frappa doucement et ouvrit la porte… personne ! Il entra suivi d’Isabelle et de son père.

— C’est étrange, dit-il, la lumière allumée, la porte nom fermée à clef… Peut-être…

Un cri d’Isabelle lui coupa la parole. Elle venait d’apercevoir Marcel gisant inanimé sur le tapis !

Les deux hommes le relevèrent et le placèrent sur un fauteuil ; il était blanc comme la neige et ne bougeait pas. Un peu de sang tachait son gilet et l’intérieur de son habit. Isabelle se jeta à genoux près de lui, saisit sa main froide et inerte et éclata en sanglots.

— Appelez, vite un médecin, dit monsieur Comtois. Tenez ; appelez le mien. Et il donna le numéro. Dites que ça presse. Attendez, je vais parler moi-même !

— Il vient tout de suite, dit-il, replaçant le récepteur, puis regardant sur le pupitre… pauvre garçon, il était à l’ouvrage… voyez tous ces papiers étendus. Et ce sang sur le tapis et sur lui… ç’a tout l’air d’un attentat !

— Il est mort ! Il est mort, gémissait Isabelle… Mon Dieu, qui donc l’a tué ?

— Je n’ai vu passer personne, dit le gardien. Il a pu venir quelqu’un avant mon arrivée, mais depuis six heures et demie, je sais que personne n’est passé.

Monsieur Comtois était atterré et ne parlait pas. Quelques minutes plus tard, le médecin entrait. On lui expliqua les choses. Il se pencha sur le pauvre journaliste, ouvrit son gilet, sa chemise, appliqua l’oreille sur la poitrine.

— Il n’est pas mort, dit-il, mais gravement blessé. Une balle de revolver, je crois. Il faut le transporter immédiatement à l’hôpital Victoria ! Il va falloir faire l’extraction de la balle.

— Ma limousine est en bas, dit monsieur Comtois.

— Peut-être faudrait-il l’ambulance, dit Isabelle.

— Ce serait bien mieux, mais il faudrait attendre. Et dans ce cas, ce serait dangereux !

— Mais les autorités, dit monsieur Comtois, ne faudrait-il pas les prévenir ?

— La vie du blessé est en jeu. Je prends sur moi de l’amener. Nous téléphonerons de l’hôpital. Vous restez ici, n’est-ce pas ? dit-il au gardien.

— Oui, monsieur, je suis gardien de nuit.

— C’est bien, je vais vous envoyer quelqu’un pour rester avec vous ce soir… et maintenant, à nous trois, portons le blessé. Vous, mademoiselle, ouvrez-nous les portes !

Avec des précautions infinies, on transporta Marcel jusqu’à la limousine. Là, on l’étendit autant que possible. Isabelle s’assit, soutenant la tête du blessé, le médecin prit place à ses côtés, et monsieur Comtois monta auprès du chauffeur.

Doucement on parcourut la distance qui sépare la rue S.-Jacques de l’Avenue des Pins. À chaque secousse, le médecin fronçait les sourcils et Isabelle, regardant la pauvre figure exsangue appuyée sur ses genoux, ne pouvait retenir ses larmes.

Enfin l’on arriva ; des infirmiers portèrent le blessé jusqu’à l’ascenseur, les gardes et le médecin les suivirent, tandis que monsieur Comtois et la jeune fille, restés dans une salle d’attente, se demandaient avec angoisse ce qui allait arriver…