La blessure/12

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Éditions Albert Lévesque (p. 127-132).
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XII




MONSIEUR Comtois était désolé de ce qui arrivait et le chagrin non dissimulé d’Isabelle lui donnait aussi à penser. Qu’y avait-il entre ces deux-là ? Il savait bien qu’ils sortaient souvent ensemble, se voyaient chez les Chimerre. Mais n’y avait-il pas autre chose ? Cessant de faire les cent pas, dans la salle d’attente, il s’arrêta près de sa fille, qui les yeux rougis, regardait anxieusement la porte…

— Ma petite fille, dit-il avec tendresse, s’asseyant près d’elle et l’attirant à lui, tu l’aimes, ce pauvre garçon ?

— Oui, murmura-t-elle.

— Et lui ?

— Lui ? Oh, je ne sais pas. Mais que font-ils donc là-haut qu’ils nous laissent languir comme ça dans une inquiétude mortelle ?

La porte s’ouvrit à ce moment et le docteur entra :

— C’est fait ! dit-il ; a-t-il des parents ce jeune homme ?

— Non, fit Isabelle.

— Alors, personne à avertir ?

— Il se meurt donc ? s’écria la jeune fille d’une voix étranglée.

— Non, mais il est dans un état critique… je viens de demander qu’on lui envoie un prêtre !

— Ça me rappelle, dit monsieur Comtois, il a eu pour tuteur monsieur Roussel, le curé de Val-Ombreux. C’est, m’a-t-il dit, toute sa famille !

— Il faudrait l’avertir alors de venir sans tarder !

— Je vais lui téléphoner, dit Isabelle, d’ici même. Et elle partit vers une autre pièce de l’hôpital.

— Mais les autorités ? dit monsieur Comtois, au médecin.

— Inutile de les appeler. Il a recouvré connaissance pour quelques instants. Je lui ai demandé s’il avait vu son agresseur.

— Je le connais, dit-il, faiblement. Qu’on ne le cherche pas. Je ne désire pas le poursuivre.

— Va-t-il mourir ? demanda monsieur Comtois.

— Il est jeune, dit le docteur, il est fortement constitué. Il a une chance d’en revenir sur dix d’y rester. La balle a effleuré le poumon gauche, près du cœur. Mais c’est possible qu’il en revienne le pauvre garçon. J’ai dit quelques mots au gardien de nuit de La Finance, continua le docteur, pour lui demander certains détails, avant que mon blessé ait recouvré connaissance. Il m’a dit qu’il avait averti le secrétaire de monsieur Pierre et que celui-ci allait téléphoner à New-York pour informer monsieur Ashley de l’attentat.

Un quart d’heure plus tard, Isabelle revint :

— J’ai parlé à monsieur Roussel, dit-elle ; il sera ici demain. Docteur, puis-je voir le blessé ?

— Impossible, chère mademoiselle, il lui faut un calme parfait, personne ne doit l’approcher. Je redoute même l’entrevue avec ce prêtre qui doit être maintenant auprès de lui. Je vais aux nouvelles !

Quelques instants plus tard, il revint :

— Il dort, dit-il ; le prêtre lui a dit quelques mots. Il n’a pu répondre, mais il lui a serré la main.

— Y a-t-il du danger pour cette nuit ? demanda monsieur Comtois.

— Je ne crois pas. Je vous conseille de retourner chez vous maintenant et de faire reposer cette enfant-là, qui est énervée par le saisissement et l’inquiétude.

— Mais les nouvelles, dit Isabelle, qui nous en donnera ?

— La garde de nuit à qui j’ai donné votre numéro de téléphone et qui vous appellera s’il va plus mal ; si vous n’avez pas de nouvelles, soyez tranquille !

— Merci, docteur dit Isabelle, vous avez pensé à tout !

Elle repartit alors avec son père, et une demi-heure plus tard, ils étaient de retour chez eux.

— J’ai bien envie d’essayer encore de parler à Jeanine, dit-elle, lorsqu’elle fut un peu remise de ses émotions.

— Essaie. J’ai dans l’idée que les Chimerre sont absents !

Quelques minutes de vaine attente et elle y renonça. Il n’y avait pas de réponse à ses appels répétés.

Le lendemain matin, les journaux racontaient l’attentat dont avait été victime le jeune rédacteur de La Finance Quotidienne. Ce journal lui-même parut comme d’habitude à midi, et annonça que sa publication ne serait pas suspendue, et qu’un rédacteur suppléant était déjà en fonctions.

Les mêmes journaux qui annonçaient l’état critique de Marcel Pierre, parlaient aussi du départ précipité d’un courtier très en vue de la métropole et de la fermeture d’un bureau important dans les cercles financiers.

Monsieur Comtois passa le journal à sa fille en lui indiquant l’entrefilet.

— Ç’a l’air du mari de Jeanine, hein ?

— Oui, c’en a l’air, puisqu’ils ne répondent pas au téléphone, et qu’ils ont semblé si étranges dernièrement.

— C’en a encore plus l’air quand on regarde la cote de la bourse d’hier après-midi et qu’on voit la chute de la Golden Logging. Mais, dis-moi, la garde t’a donné de bonnes nouvelles ?

— Oui ; elle m’a dit que la nuit avait été assez bonne ; Marcel n’a pas trop de température et il a reconnu monsieur Roussel, arrivé ce matin.

— Tant mieux !

— Vas-tu te rendre à l’hôpital, papa ?

— Ce soir seulement ; j’espère y rencontrer le curé de Val-Ombreux ; je lui dirai que si je puis faire quelque chose pour ce jeune homme, je le ferai sûrement. Nous lui devons belle chandelle !

La vie de Marcel Pierre fut menacée pendant des semaines. Le bon curé de Val-Ombreux le quittait à peine, passant auprès de lui bien des heures du jour et une grande partie des nuits.

Monsieur Ashley avait téléphoné de New-York, à l’hôpital, pour s’informer de Marcel et demander à l’abbé Roussel certains détails.

— Il a été victime de sa loyauté et de son devoir, lui répondit le prêtre. Il n’a pu me raconter les faits, pauvre garçon, mais j’ai acquis cette certitude par certaines choses qu’on m’a dites et par les quelques phrases que le cher blessé a pu prononcer !

Enfin, après plus de deux semaines d’angoisse et de crainte, l’état du blessé commença à s’améliorer. Peu à peu, il reprit complètement connaissance, la fièvre le quitta et un bon matin, les médecins le déclarèrent sauvé !

Ce jour-là, le bon curé Roussel eut un élan de reconnaissance indicible envers Dieu qui conservait Marcel à son affection quasi paternelle, et ce fut avec des accents très émus qu’il annonça cette bonne nouvelle à monsieur Comtois.

Isabelle, dont le cœur avait été torturé par toutes les angoisses de l’incertitude, et la crainte d’un dénouement fatal, jeta un cri de joie en apprenant que Marcel était hors de danger.

— Enfin, mon Dieu, enfin ! s’écria-t-elle, et jetant ses bras autour du cou de son père, elle se cacha la figure contre son épaule.

— Je suis folle, papa, dit-elle, je suis ravie, heureuse… et je pleure !