La conquête du paradis/XIII

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Armand Collin (p. 151-158).

XIII

L’ESCADRE

— Mon cher Kerjean, expliquez-moi, je vous en prie — si vous avez la chance de le comprendre — l’ordre hiérarchique qui régit le gouvernement de l’Inde. Je ne puis le débrouiller, malgré mes efforts ; on n’entend parler que de soubabs, de nababs, de padischahs, de rajahs et de maharajahs… ; tout le monde est donc roi en ce beau pays ?

C’est dans une élégante calèche, qui les emporte sur le Cours royal, la promenade à la mode, que Bussy fait cette question à son ami Kerjean.

— Je suis fier de pouvoir vous répondre, dit ce dernier. Voulez-vous que je commence par la tête ou par les pieds ?

— Il me semble que commencer par la tête est plus logique.

— Soit ! cependant on ne sait trop ce qui vaut le mieux ici de la tête ou des pieds. Eh bien, il y a d’abord le Padischah ou Grand Mogol, que nous appelons l’Empereur. C’est, soi-disant, le souverain maître de l’Inde, le juge suprême, le roi des rois. Tout vient de lui et retourne à lui. Il réside, là-bas, au diable, à Delhi, dans une ville magnifique, mais ruinée à moitié. Le Grand Mogol actuel s’appelle Achmed-Schah. Sa cour est un nid d’intrigues, de conspirations, il se cramponne à son trône, que plusieurs prétendants convoitent, sans compter les Mahrattes et autres.

— Je comprends le Grand Mogol, dit Bussy, la clé de voûte, le sommet de la pyramide un peu branlante.

— Parfaitement. Mais ce pays mal soumis et vaste comme la moitié de l’Europe, un seul homme ne peut pas le diriger. C’est pourquoi il est divisé en Soubabs ou gouvernements, ayant pour chefs les Soubadars, que nous appelons Soubabs pour avoir plus tôt dit.

— J’y suis maintenant : le gouvernement, encore trop vaste, est divisé en provinces, de là les Nababs.

— C’est cela : Soubabs et Nababs, d’abord simples officiers du Grand Mogol, ont naturellement secoué le joug le plus possible, et sont devenus de véritables rois, ayant divan, vizir, armée et trésors. La politique, dans le principe, est des plus simples : toucher les impôts. Le Nabab vole le Soubab, qui vole l’Empereur ; celui-ci est souvent obligé de faire la guerre pour être payé.

— À ce que je vois, pour les complots et les intrigues, les cours des Nababs et Soubabs n’ont rien à envier à celle de Delhi.

— On n’a pas idée de pareils coquins, dit Kerjean en riant ; ils passent leur temps à s’entr’égorger. l’escadre 153

— Mais comment se placent les princes hindous dans cet échiquier ? Ce sont eux surtout qui m’intéressent.

— Ah ! voilà : les vainqueurs sont moins nombreux que les vaincus, un pour dix à peu près, et ils ne peuvent occuper tout le pays. Comme vous le savez, avant la conquête, l’Inde était divisée en quantité de royaumes grands et petits. Les musulmans ont laissé subsister ceux qui ont consenti à devenir tributaires du Grand Mogol et à reconnaître sa suzeraineté. S’ils payent bien, payer étant toujours le point capital, on les laisse régner comme ils l’entendent dans leurs États, quelquefois presque aussi grands que la France, souvent composés seulement d’une ville. De là les Rajahs et les Maharajahs : les rois et les grands rois.

— Merci, dit Bussy, jusqu’à présent je ne connaissais que l’Hindoustan légendaire et sacré, dont la poésie m’a si fort enthousiasmé, et que je croyais retrouver tel quel.

— Je suis moins poète que vous, dit Kerjean, je partage l’avis du Grand-Mogol : le tribut avant tout, et j’espère bien tirer ma fortune de ce merveilleux pays. Mais avec votre cours d’histoire vous nous faites oublier de regarder les belles dames qui passent.

Le Cours royal était situé le long de la grève, sous les remparts. C’était le rendez-vous du beau monde, et il était impossible d’imaginer une promenade plus magnifique. On la fréquentait au moment où le soleil tombait derrière la ville, et l’exubérante végétation des jardins, des avenues, les palmiers énormes dépassant les murs, les cocotiers, nulle part aussi beaux que sur cette côte, éclairés en transparence, apparaissaient frais et lumineux sur le ciel d’un bleu violent, et produisaient le plus délicieux effet. De l’autre côté s’étendait l’azur de la mer des Indes, et sur la longue plage, qui semblait sablée d’or, se versait sans relâche l’harmonieuse cascade des lames argentées.

Les voitures allaient et venaient sous de beaux arbres sur deux lignes. Les femmes en toilette légère étaient couchées languissamment dans leurs belles calèches dorées ou peintes, et conduites par des cochers indiens vêtus de blanc. On voyait aussi des chaises à porteurs et des palanquins marchant sur une autre ligne, à côté des piétons, et beaucoup de cavaliers indigènes, sur des fins chevaux brillamment harnachés, passant au galop avec des envolements de draperies blanches. Plus bas, sur la plage même, s’agitaient la foule des noirs, lascars, matelots et employés de toute sorte, occupés à charger et à décharger les cargaisons, transporter et inscrire les marchandises ; c’était le mouvement, l’animation fébrile, le brouhaha d’un port de commerce en pleine prospérité. Çà et là, la haute silhouette massive des éléphants, dressés au travail, dominait le fourmillement des hommes.

La mer était couverte d’embarcations, allant et venant, et plus loin, dans la rade, apparaissaient quelques navires, dessinant sur le ciel leur mâture affinée en dentelle.

Maintenant, Kerjean nommait toutes les femmes qui passaient et racontait sur leur compte maintes anecdotes indiscrètes, que Bussy n’écoutait qu’à demi.

Tout à coup des acclamations enthousiastes éclatent au loin, se rapprochent rapidement ; tout le monde se lève dans les équipages et, entre les deux files arrêtées et rangées à droite et à gauche, passe, au grand trot, un escadron de gardes qui précède la voiture du gouverneur. Elle s’avance bientôt, toute scintillante de dorures, traînée par quatre chevaux harnachés de pourpre et d’or. Sur son passage, c’est comme un ouragan de cris : « Vive notre grand gouverneur ! Vive le vainqueur du nabab ! » Les femmes jettent des fleurs sous les pieds des chevaux.

Dupleix salue d’un air très digne. La bégum est auprès de lui, et sur le devant de la calèche, Chonchon, très droite et pâle d’émotion. Ils passent, suivis de douze lanciers qui portent des drapeaux.

Pour rentrer, les jeunes officiers passèrent par la ville, afin de couper au plus court, et Bussy regardait encore avec curiosité cette cité qui lui devenait déjà familière : les rues larges et droites, bordées de petites maisons précédées de jolies cours plantées d’arbustes, étaient encore toutes pavoisées à cause de la victoire de Dupleix sur l’armée du Nabab, que les habitants ne se lassaient pas de fêter.

La brise de mer venait de se lever et il y avait beaucoup de monde dehors. Les gens du peuple vêtus de sarraux, blancs comme la neige, qui faisaient ressortir le ton foncé de leur visage et de leurs jambes nues, assiégeaient les marchands de friture, et la graisse bouillante emplissait l’air d’une âcre odeur. Les flâneurs en riches toilettes formaient des îlots devant la vendeuse de fruits, accroupie entre les pyramides embaumées de son étalage, ou bien s’arrêtaient devant les marchands de boissons glacées. Du haut des vérandas, par-dessus les fleurs, de riches Hindous, assis sur des tapis, regardaient d’un air tranquille toute cette agitation, en fumant nonchalamment le houka. Des bruits de chants et de musique s’échappaient des cafés, fermés seulement par une draperie, et la mélodie s’entrecoupait du son intermittent des cloches sonnant l’angélus à l’église des capucins. Ils virent des prêtres gravissant en hâte les degrés du portail, et, plus loin, sortant d’une pagode au toit pyramidal, une troupe de bayadères voilées de gaze noire, parsemée d’or. Puis ils longèrent une haute muraille d’une blancheur éblouissante, tout unie, percée seulement d’un majestueux portail en ogive, revêtu intérieurement de faïences fleuries.

— C’est le palais du prince Salabet-Cingh, dit Kerjean.

Et longtemps de Bussy regarda en arrière.

Sur une vaste place où ils débouchèrent, la tour de l’horloge apparut, au milieu d’un joli jardin surélevé, enfermée par une balustrade crénelée, coupée de larges escaliers, que flanquaient des statues hindoues, représentant des perroquets géants à deux têtes.

Tandis que de Bussy admirait les sculptures d’une antique colonne de pierre, un coup de canon, venant du large, fit tressauter les deux amis.

Kerjean fit s’arrêter l’équipage.

— C’est le salut d’un navire qui arrive de France, dit-il.

De cette place on découvrait la mer. Ils aperçurent, en effet, un bâtiment qui venait de mouiller en rade. Sa chaloupe, mise à l’eau et conduite par de nombreux rameurs, était déjà tout proche de terre.

— Comme ils se hâtent, dit Kerjean, il doit y avoir des nouvelles graves. Allons tout droit au palais du gouvernement, nous les connaîtrons plus tôt.

On pressa l’allure de l’attelage et, après avoir traversé le canal qui sépare la ville blanche de la ville noire, couru quelque temps entre les cahutes des indigènes, dans les allées bordées de magnifiques cocotiers, ils sortirent de la ville par la porte Villenour et gagnèrent la résidence.

La nouvelle qui arrivait de France était grave en effet, terrible même : on avisait le gouverneur de l’Inde qu’une expédition des plus sérieuses, contre Pondichéry, avait été décidée par l’Angleterre, qui expédiait huit vaisseaux de guerre et onze transports chargés de troupes, sous le commandement de l’amiral Boscawen.

Et le danger suivait de près la nouvelle, il n’y avait pas une heure à perdre.

Dupleix était atterré.

Ce n’était plus la lutte, inégale encore, mais dont on espérait cependant triompher, que l’on redoutait auparavant ; on allait se trouver en présence de forces supérieures à tout ce qu’on avait vu jusque-là dans les mers de l’Inde. Et qu’envoyait-on au gouverneur pour tenir tête aux ennemis, pour soutenir l’honneur de la nation ? de l’argent, des troupes, des munitions ? Non, on lui donnait simplement le conseil, presque dérisoire, de faire bonne contenance !

Un moment, abattu par ce coup terrible, Dupleix songea, malgré lui, aux grands suicides antiques.

Mais vite il releva le front, apaisa l’affolement autour de lui, et jura de défendre, avec ses faibles ressources, et jusqu’à son dernier souffle, cette ville qu’on lui a confiée et qui, sous les plis du drapeau de la France, est un morceau de la patrie.

Alors, avec son énergie ordinaire, il s’occupe, sans perdre un instant, des préparatifs de la défense, il veille à tout, rend à tous la confiance et le courage.

Grâce à ses fonderies, qui travaillent sans relâche, il a une artillerie très forte et peut armer, tout autour de la place, quantité de redoutes et d’ouvrages avancés, qui, disputés pied à pied, donneront beaucoup à faire aux assiégeants, avant qu’ils aient attaqué le corps même de la place.

Et rasséréné, calme et prêt à tout, il attend les événements.