La conquête du paradis/XIV

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Armand Collin (p. 159-173).

XIV

LE SIÈGE DE PONDICHÉRY

Le canon ! les gueules de bronze crachent leur hurlement de haine et de mort à travers la nature splendide.

Un cercle de fer enferme Pondichéry ; du côté de la mer, c’est une flotte formidable ; du côté de la terre, une armée.

Déjà on se bat au village d’Ariancopan, où est établie la principale redoute.

L’endroit est admirable, avec ses bois épais, pleins de fraîches perspectives, et sa claire rivière encaissée entre des rives touffues ; mais aujourd’hui la fumée et l’odeur de la poudre cachent les fleurs et troublent leurs parfums.

Croyant n’avoir devant eux qu’un ouvrage de peu d’importance, les Anglais se sont avancés, la veille, avec une confiance funeste, essayant l’assaut du fort sans échelle ni matériel. Ils ont payé cher leur imprévoyance. S’apercevant trop tard de leur erreur, sous un feu terrible, ils se sont vus forcés de reculer, laissant sur le terrain beaucoup de leurs meilleurs soldats et plusieurs officiers. À présent ils reviennent en force, et entreprennent, dans les règles, le siège du village fortifié. Mais ils montrent moins d’entrain déjà et moins de sûreté ; la perte du major Goodere, le plus expérimenté de leurs chefs, les affecte beaucoup, non sans raison, ceux qui le remplacent ont déjà montré leur incapacité : au matin, on s’est aperçu qu’une batterie, établie la nuit, a devant elle un bois, qui lui masque l’ennemi. Les Français ont salué d’éclats de rire cette bévue incroyable, et ils chantent une chanson moqueuse dont on entend le refrain entre les décharges :


Marlbrough s’en va-t’en guerre…


L’amiral Boscawen est le petit-neveu du célèbre Marlborough ; c’est même à cause de cette haute naissance que, malgré sa jeunesse — trente-six ans à peine — il a obtenu la faveur, presque unique, du double commandement de la flotte et de l’armée. Les soldats français ont appris, on ne sait comment, cette parenté, et leur plaisir est de rythmer le combat sur cet air connu.

Et la mousqueterie crépite, l’artillerie tonne, supérieure du côté des Français, mais nourrie et puissante dans la riposte.

— À la bonne heure ! s’écrie Paradis en pointant lui-même une pièce, ceux-ci ne tournent pas les talons, comme les Maures, au premier mot qu’on leur dit ; c’est plaisir de se battre contre eux, et il y a de l’honneur à les vaincre. Vois-tu, mon fils, continue-t-il en s’adressant au canonnier, quand une pièce anglaise allonge le cou, oppose-lui-en trois pour lui rabattre le caquet.

— Monsieur l’ingénieur en chef, crie une estafette qui passe à cheval, le commandant Law ordonne d’aller bouleverser les travaux de l’ennemi, et vous prie de diriger la sortie, avec le capitaine de Bussy, que je cours prévenir.

— Entendu !

Bussy est au poste le plus avancé, de l’autre côté de la rivière, près d’une batterie, qui prend l’ennemi en enfilade. On ne se voit pas, on ne s’entend pas dans la fumée et le vacarme, l’estafette est obligée de mettre sa bouche contre l’oreille du marquis et de lui hurler l’ordre du commandant.

Peu après, les volontaires, précédés de leur capitaine, sortent du nuage, en même temps que les dragons, conduits par Paradis, s’élancent et traversent la rivière.

Les Anglais font bonne contenance d’abord ; mais l’impétuosité et la vigueur de l’attaque les font plier, et bientôt ils abandonnent les retranchements, pris d’assaut, et aussitôt bouleversés de fond en comble.

— Allons ! je n’ai pas de chance, s’écrie Paradis en riant ; encore des gens qui se sauvent !

En effet, cette contagion terrible qu’on appelle panique s’est emparée des assiégeants qui, malgré les efforts des officiers, s’enfuient en désordre.

Les troupes reviennent aux retranchements, pleines d’enthousiasme, ramenant beaucoup de prisonniers.

Le commandant Law a fait une capture importante, celle d’un officier, d’une figure pâle et digne, dont l’habit écarlate est tout chamarré d’or ; c’est le major Lawrence, un homme déjà illustre, qui, ne voulant pas fuir avec ses soldats, est resté seul au milieu des ennemis, et s’est laissé désarmer.

Les assiégés étaient tout heureux de leurs succès ; ils pouvaient espérer garder le fort d’Ariancopan, ce qui mettrait leurs adversaires dans un grand embarras ; ils les sentaient hésitants et indécis, et remarquaient qu’ils refaisaient les retranchements détruits avec une lenteur extrême.

Quelques jours après cette sortie heureuse, tout le monde était à son poste, surveillant le travail de l’ennemi, le démolissant à mesure et harcelant les travailleurs ; quand, tout à coup, un fracas épouvantable éclata au milieu d’eux, faisant trembler le sol et envoyant vers le ciel une gerbe de feu qui retomba en pluie de débris. Le fort oscilla un moment, puis s’écroula, et une panique emporta vers la ville beaucoup de ces héros d’hier.

Lorsque le silence s’est fait, de longs cris et des gémissements le remplissent. Les officiers se précipitent vers les ruines fumantes, jonchées de blessés et de morts. Qu’est-il arrivé ? Une horrible catastrophe, dans laquelle les Anglais ne sont pour rien : deux chariots de poudre viennent de sauter au milieu du fort, et cent hommes sont morts, ou hors de combat.

D’entre les décombres sortent d’affreux hurlements, des plaintes faibles ; mais il y a encore des explosions partielles, l’on n’ose pas approcher.

Une consternation muette fige tous ceux qui échappent au désastre.

— Est-ce que vous allez laisser mourir vos camarades sans rien tenter pour les sauver ? crie à ses volontaires Bussy qui vient d’arriver ; si vous étiez capables d’une pareille lâcheté, je briserais mon épée pour ne plus être votre chef.

Et, le premier, il court aux ruines, écarte de ses mains les pierres brûlantes, qui écrasent la poitrine d’un blessé. Ses hommes l’ont suivi sans hésiter. Bientôt les blessés et les morts sont couchés sur des brancards et emportés vers la ville.

Paradis est hébété de désespoir. Il fait sonner la retraite, pour abandonner la redoute, qui n’est plus tenable ; mais Bussy s’élance vers lui et lui saisit les mains.

— Je vous en conjure, ne donnez pas cet ordre, s’écrie-t-il ; réfléchissez ! Il faut garder le village et réparer tant bien que mal les dégâts.

— Mais c’est impossible ! dit l’ingénieur, que ferions-nous de cette ruine ? D’ailleurs, de La Touche s’apprête à faire sauter ce qui reste des remparts.

— Retenez-le ; ne faites rien sans prendre l’avis du gouverneur. Mais où est donc le commandant Law ?

— À la ville, où il conduit les prisonniers.

— Eh bien, laissez-moi, avant d’agir, aller, de votre part, consulter Dupleix.

— Soit, hâtez-vous.

Mais Paradis n’est pas convaincu, il hoche la tête, tandis que Bussy monte à cheval et part au galop.

Dans la ville, qu’il traverse comme un ouragan, c’est une terreur et un désespoir indescriptibles ; le bruit de l’explosion a attiré tous les habitants dehors, la nouvelle est connue déjà, sous des versions diverses, et ceux qui ont des parents ou des amis dans l’armée, courent, avec des cris et des pleurs, pour reconnaître les morts et les blessés. Au palais, Bussy ne trouve aucun serviteur et est obligé d’attacher lui-même son cheval à une colonne. Il gravit le grand escalier à rampe de fer ouvragé, et arrive, hors d’haleine, dans le cabinet du gouverneur dont la porte est ouverte. Un soldat est là qui lui raconte l’événement funeste.

— Monsieur, dit Bussy d’une voix haletante, Paradis a l’intention d’abandonner Ariancopan. J’espère pourtant avoir obtenu de lui qu’il n’agisse pas sans votre avis.

— Qu’on garde la redoute à tout prix, s’écria Dupleix ; sa perte entraînerait l’abandon de tous les autres ouvrages.

— Je cours porter cet ordre, dit Bussy.

Mais au moment où il va sortir, le bruit de plusieurs explosions éclate et fait frémir les vitres.

— Trop tard ! de La Touche vient de faire sauter les remparts.

— C’est un malheur, capitaine, dit le gouverneur, après avoir réprimé un mouvement de colère ; je vous remercie d’avoir essayé de l’éviter. Mais surtout qu’on ne se laisse pas abattre, rien n’est perdu. Je vais voir par moi-même ce qu’il reste à faire.

Comme toujours, le gouverneur apaise et encourage ; il atténue autant qu’il le peut le désastre, ranime la confiance, réveille l’ardeur.

Aussi les jours, les semaines, passent sans que les assiégeants, malgré tous leurs efforts, soient encore parvenus à rien gagner sur les Français, maintenant enfermés dans Pondichéry.

Mais aujourd’hui les Anglais s’agitent d’une façon extraordinaire, il semble qu’ils se préparent à tenter un assaut décisif. C’est pourquoi le gouverneur, à cheval, fait au pas le tour de la ville, tandis qu’au-dessus de sa tête le vol sinistre des obus siffle et bourdonne. Il s’arrête parfois, l’œil à la longue-vue, et surveille attentivement les mouvements de l’ennemi. Quelques officiers marchent derrière lui, en silence.

Dans la rade, aussi près que le fond le permet, trois navires anglais sont embossés et lancent leurs projectiles ; mais la grande houle empêche la précision du tir, tandis que les canons de la place ripostent avec la plus grande sûreté. Cependant les obus tombent nombreux dans les rues désertes, et voici que, tout à coup, le gouverneur est presque repoussé par un groupe de soldats et de cipayes, qui fuient, terrifiés par une bombe arrivant sur eux ; les officiers qui suivent Dupleix voient le danger que court leur chef, lui crient de se garer ; mais lui, tranquillement, s’avance vers le projectile dont l’explosion le couvre de fumée et de poussière.

Quand le nuage s’est dissipé, il se tourne vers les soldats immobiles de surprise et d’inquiétude, et leur dit en souriant :

— Vous voyez bien, enfants, que cela ne fait pas de mal.

Puis il continue sa route, suivi d’acclamations. Il arrive bientôt au bastion Saint-Joseph, du côté opposé à la mer. Là il s’arrête, et s’approche d’une embrasure ; pour interroger plus longuement les préparatifs de l’ennemi.

— Décidément, messieurs, dit-il après un instant, en se retournant vers les officiers, ce n’est pas une feinte, les Anglais prononcent l’attaque du côté du marais et des terrains inondés, qui nous sont une si bonne défense à cet endroit ; ils ont l’idée, sans doute, que cette boue les protégera contre nos sorties et semblent oublier qu’elle est aussi infranchissable pour eux que pour nous, et qu’ils s’y embourberont. Ils mènent activement les travaux, mais ne leur laissons pas donner avec tant de facilité leurs coups de pioche ; ayez la bonté de transmettre l’ordre aux dragons, avec d’Auteuil et Paradis, aux grenadiers de La Touche, et à Bussy avec ses volontaires, de sortir et de leur courir sus en contournant le marécage.

Et il reste là, tandis qu’on prépare et qu’on exécute le mouvement, dont il veut suivre, des yeux, la fortune.

Il voit bientôt la colonne se déployer hors des murs, puis se partager en deux divisions, qui circulent entre les tranchées. Elle prennent chacune leur route vers l’ennemi, se dissimulant dans les plis de terrains, derrière des bois. Pendant de longs moments elles disparaissent aux yeux de Dupleix, puis il les revoit, et de nouveau les perd de vue.

Mais voici qu’il pousse un cri de douleur et de colère : la division la plus forte fait fausse route, elle a pris le plus long, le plus mauvais chemin.

— Que font-ils, les malheureux ? Qui donc les guide ? s’écrie-t-il avec désespoir. Leur artillerie va s’embourber, et l’ennemi les apercevoir bien avant qu’ils puissent tenter le moindre mouvement offensif.

Des sonneries de trompettes se font entendre dans le camp des Anglais, qui rassemblent en hâte toutes leurs forces ; et quand les Français, à grand’peine, sont sortis du mauvais pas, ils ont devant eux toute l’armée ennemie.

Alors, des deux côtés, éclate un feu terrible, dont le nuage enveloppe et dérobe bientôt le combat. Ne pouvant plus voir, Dupleix écoute ; il reconnaît bien la voix, plus proche et plus haute, de ses canons, et ils aboient ferme, sans relâche.

Par instants une déchirure du nuage laisse à découvert un détail de la bataille : un cavalier qui passe en gesticulant, quelques soldats redressant une pièce qui, en reculant, a perdu son aplomb ; ou bien, une épée haute dans la main d’un chef, et jetant une lueur ; puis de nouveau la cotonneuse et molle muraille, impénétrable, se referme.

Mais voici que le canon se tait subitement du côté des Français ; on n’entend plus qu’une fusillade irrégulière, qui se rapproche.

— Ils se replient, pense Dupleix ; que pourraient-ils faire en effet contre toutes les forces anglaises ?

Et il se penche, tendant l’oreille, inquiet, car il y a certainement du désordre dans cette retraite ; un grand trouble, en tous cas, et inexplicable, car l’ennemi ne poursuit pas, et même cesse bientôt le feu de ce côté. La colonne revient. Dupleix la voit sortir du nuage et se hâter vers la ville, par le bon chemin cette fois ; il quitte alors son poste d’observation et galope vers le bastion Sans-Peur, par lequel rentrent les soldats.

Déjà ils arrivent, par groupes tumultueux, noirs de poudre, saignants, mais plus attristés qu’effrayés.

Dupleix s’est arrêté, le cœur serré par un pressentiment, il n’ose pas interroger, mais il lui semble que l’on murmure un nom autour de lui, celui de Paradis.

— Paradis, prisonnier ? s’écrie-t-il, en s’avançant vivement.

On détourne la tête, personne ne répond, et voici que des pas durs et réguliers sonnent sur les dalles ; quatre soldats paraissent, portant sur des fusils entre-croisés un homme recouvert d’un drapeau.

Le gouverneur saute à terre et s’élance vers lui :

— Blessé !

Il écarte les plis du drapeau et prend la main inerte et tiède encore de Paradis. Tout le monde s’est découvert, et garde un silence profond.

— Mort !

Ce mot lui déchire les lèvres ; il veut douter encore pourtant, appuie sa main sur ce brave cœur qui ne bat plus ; puis, avec des yeux troublés de larmes, il contemple longuement son vieil ingénieur, qu’il aimait tant, si fidèle, si dévoué et qui le comprenait si bien. On ne voit pas la blessure qui l’a emporté, une balle au cœur sans doute ; il a l’air de dormir, bien pâle cependant, et pour la première fois, lui qui avait gardé ses riches couleurs, même sous le climat de l’Inde.

Mais Dupleix, violemment, refoule sa douleur. Il ne faut pas que le mouvement de trouble et de désarroi que vient de causer cette mort se prolonge davantage.

— Soldats, dit-il, le malheur qui nous frappe est bien cruel. Mais il faut subir courageusement la triste loi de la guerre. Celui qui nous quitte, riche de gloire, était notre plus précieux auxiliaire, et la place, il est vrai, va rester sans ingénieur. Eh bien, c’est moi-même qui le remplacerai. J’ai par bonheur quelque savoir en mathématiques et j’ai étudié dans ma jeunesse la fortification ; je puis donc me charger de la direction de la défense et je ne faillirai pas à ma tâche. Que les justes larmes que vous arrache la perte de ce héros ne vous fassent pas oublier votre devoir. Songez à vos frères, engagés en ce moment même avec l’ennemi, et qui, par votre retraite, ont sur les bras toute l’armée anglaise. Hâtons-nous de protéger leur rentrée, et que nous n’ayons pas, par notre faute, à déplorer de nouveaux malheurs.

C’est Bussy qui commande la seconde division, et, ne connaissant pas le sort de la première, il a continué à s’avancer.

Le jeune officier est magnifique au feu, plein d’emportement et en même temps de sang-froid, avec un coup d’œil si juste, et une si prompte décision, que ses hommes ont toute confiance en lui.

Il a réussi à s’emparer des huttes, à chasser l’ennemi de la tranchée qu’il devait emporter, et à jeter la confusion dans les rangs des Anglais, qui ont aussi à déplorer la perte d’un officier de valeur : le capitaine Brown. Bussy se maintient dans l’emplacement conquis, jusqu’au moment où il voit des forces considérables s’élancer pour le reprendre. Devinant alors que l’autre colonne a essuyé quelque revers, il ordonne la retraite, et, malgré un feu très meurtrier, se replie sans désordre. Au moment où un détachement va sortir de la ville pour se porter à son secours, les volontaires y rentrent en bon ordre, rapportant les blessés et les morts.

Kerjean, blessé au pied depuis quelques jours, enrageait dans sa chambre, dont il ne pouvait sortir. Bussy l’alla voir quelques instants et le blessé l’interrogea avidement sur la sortie, sur les opérations prochaines.

— Le bombardement commencera cette nuit ou demain matin, dit Bussy ; les Anglais auront terminé leurs tranchées ; mais, comme, grâce au marais qui les empêche d’approcher, elles sont établies à sept cent cinquante toises du chemin couvert, leur feu n’aura pas beaucoup d’effet. Cet amiral Boscawen est peut-être un bon marin, mais, par bonheur pour nous, il n’a aucune expérience des sièges. La nuit dernière ils se sont avancés, sans le reconnaître, dans un petit bois où nous étions en embuscade, et nous avons pris les canons, que le détachement conduisait des vaisseaux aux camps. Et vous, ajouta-t-il, ne savez-vous rien de l’extérieur ?

— Nous sommes admirablement renseignés, dit Kerjean. Mme Dupleix a des espions même parmi les cipayes anglais : elle en a partout, et d’une fidélité incroyable. Voici les plus récentes nouvelles : le nabab Allah-Verdi a promis un renfort de deux mille cavaliers à nos ennemis.

— Comment ! malgré le traité de paix signé avec nous ?

— Oh ! les traités n’ont aucune importance pour ces gens-là, quand leur intérêt est de les rompre. Et puis Marlborough a fait, paraît-il, des cadeaux magnifiques ; cela joint à l’espoir d’être vengés de la honteuse défaite que nous leur avons infligée, c’est plus qu’il n’en fallait pour décider les Maures à trahir. Ceci est la mauvaise nouvelle. La bonne, c’est que nos vaisseaux, au nez des Anglais, sont parvenus à jeter trois cents hommes de renfort dans Madras.

— À la bonne heure ! Madras en état de tenir, c’est un grand souci de moins pour Dupleix. Mais je vous quitte à présent, ami, car je ne m’appartiens pas. Ayez patience, et à bientôt.

Le lendemain, en effet, dès que le jour parut, le bombardement commença, avec une violence formidable. Les Anglais, voyant leur faute, avaient élargi leur attaque du côté du nord, et les coups portaient maintenant en plein sur le bastion Saint-Joseph et la porte de Valdaour. Dupleix y courut aussitôt, ordonna de renforcer encore l’artillerie sur ces deux points, et, comme les sacs de terre manquaient, il fit blinder, avec des troncs de cocotiers, les escarpes qui s’écroulaient.

Pas un instant le tir des remparts ne se ralentit.

Boscawen avait démasqué tous les canons qu’il pouvait concentrer contre la forteresse ; partout il avait trouvé des feux doubles des siens. Pendant trois nuits, sans un instant de répit, l’affreux tapage continua, la place reçut plus de vingt mille projectiles. En dernière ressource, les assiégeants firent approcher les vaisseaux de second rang, à cinq cents toises de la ville, et de là ils crachèrent leur mitraille.

— Abritez vous de ce côté, dit Dupleix ; ne répondez pas, et laissez-les faire leur vacarme.

Il n’eut d’autre résultat, en effet, que de tuer une pauvre vieille femme malabare qui passait dans la rue.

Devant le peu de succès de leurs efforts, les Anglais perdaient décidément courage. On intercepta une lettre de l’amiral qui montrait de la fureur ; les espions et les déserteurs parlaient de la levée du siège. Dupleix cependant s’attendait à une attaque désespérée et il faisait rentrer prudemment les canons des batteries trop avancées, quand, dans la quatrième nuit, on vint lui annoncer que les Anglais enlevaient le matériel de siège et se repliaient vers le fort Saint-David.

— Ne les laissons pas déménager comme cela, sans leur dire un mot d’adieu, s’écria le gouverneur plein de joie.

On se lança à leur poursuite, on les harcela, on mit le feu au camp qu’ils abandonnaient, et, au matin, on aperçut les dernières files de l’arrière-garde s’éloignant en hâte, et les vaisseaux prenant le large[1].

La brise qui les poussait porta alors jusqu’à eux, chanté par toute une armée, le refrain narquois qui avait tant agacé l’amiral et les soldats, pendant ces cinq semaines de siège :


Marlbrough s’en va-t’en guerre.
Mironton tonton, mirontaine !…


  1. 6 octobre 1748.