La conquête du paradis/XXXII

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Armand Collin (p. 419-424).

XXXII

LILA

— Maître ! cria Naïk.

Mais il s’arrêta court, s’adossant à la muraille, haletant d’émotion.

— Que t’arrive-t-il ? est-ce qu’une bête féroce te poursuit ? demanda le marquis, en se soulevant un peu du divan où il sommeillait.

— Ce n’est pas une bête féroce, dit Naïk, dont un sourire découvrait les dents blanches.

— En effet, tu parais fort content ; viens-tu m’annoncer ton mariage ?

— Non pas cela, dit le paria, hésitant et impatient, je voudrais te préparer, et je suis si troublé que je ne sais comment m’y prendre.

— Me préparer à quoi ?

— La princesse Lila est ici !

— Lila !

Le jeune homme avait bondi sur ses pieds, les yeux élargis, pris d’un tremblement convulsif.

— Lila ! Je ne veux pas la voir, reprit-il d’une voix plus faible.

— Tu la verras cependant, dit la princesse, qui parut dans l’ogive de la porte.

Ils se regardèrent longuement, oppressés par les battements désordonnés de leur sang. Elle était horriblement pâle, avec le visage défait et fatigué ; le voile et les vêtements sombres qui l’enveloppaient, en désordre et souillés de poussière, témoignaient de la hâte avec laquelle elle s’était rendue au palais, après un long et rapide voyage.

Chancelant de lassitude, elle s’avança vers Bussy :

— La reine a besoin de toi, dit-elle, viens.

Le marquis se recula et répondit d’une voix entrecoupée :

— Elle a besoin de moi ? vraiment ! elle trouve sans doute que cette fois encore j’ai été mal tué. Eh bien, qu’elle se rassure, la nouvelle de ma mort ira bientôt la tranquilliser. Elle peut dire à ses brahmanes que le serment qu’elle leur a fait, elle l’a tenu, car c’est bien par elle que je meurs. Mais, dis-lui aussi que je reste loin de son atteinte ; je redoute les breuvages qui vous rendent lâche et imbécile, avant de vous pousser au tombeau, je tiens à mourir tout entier, à me coucher pour jamais dans une renommée sans tache ; c’est pourquoi je ne te suivrai pas.

— Ah ! ton orgueil était plus grand que ton amour ! ta conduite l’a bien prouvé, s’écria la princesse avec désespoir ; elle aussi est orgueilleuse, et voilà ce qui vous perd tous deux : soupçonnée injustement, elle était trop fière pour pouvoir se justifier, elle a su cacher sa douleur, et l’horrible projet qu’elle nourrissait, sous un impénétrable masque.

— Oh ! Lila, toi si loyale, pourquoi vouloir me tromper ? Ne m’as-tu pas écrit toi-même que les brahmanes lui ont fait jurer ma perte.

— Ai-je dit cela ? J’ai bien regretté cette lettre, écrite dans un moment d’affolement. Je t’en ai envoyé d’autres, malgré la défense de la reine, mais les messagers ont été arrêtés. Ce qu’elle a juré, je l’ai su plus tard, c’était de renoncer à toi si on lui faisait en retour serment de ne pas attenter à ta vie. Panch-Anan lui disait que tu étais condamné, mais qu’elle pouvait te sauver à ce prix, II a juré qu’il t’épargnerait, et l’infâme, à ce moment même, te faisait verser le poison,

— Ah ! je ne peux plus croire, je ne veux pas t’écouter, disait le marquis en se détournant d’elle ; toi aussi, peut-être, tu cherches à m’abuser.

— Il doute de moi maintenant ! murmura la princesse ; il hésite ! alors tout est perdu !

Arslan était entré depuis un instant, et Naïk joyeux avait montré d’un geste la nouvelle venue.

— Elle arrive de Bangalore, dit-il, elle apporte le salut.

— Mais cette pauvre femme se trouve mal ! s’écria Arslan s’élançant vers Lila pour la soutenir ; vous ne voyez donc pas qu’elle chancelle, épuisée de fatigue ?

Il la conduisit au divan, où la princesse tomba inanimée.

On s’empressa autour de la princesse, et Arslan essayait de faire glisser quelques gouttes de cordial entre ses dents serrées.

Lorsqu’elle revint à elle, Lila se leva brusquement, regarda autour d’elle avec épouvante.

— Je me suis évanouie ? demanda-t-elle. Combien de temps ?

— Nous avons eu grand’peine à te rappeler à la vie, dit Arslan, qui était resté agenouillé sur le tapis.

— Ah ! misérable faiblesse ! s’écria-t-elle en se tordant les bras, tout sera fini, il est trop tard ! La route est longue, longue à mourir ! D’ailleurs, qu’importe puisqu’il ne l’aime plus !

— Lila ! s’écria Bussy en se jetant à ses pieds, ne blasphème pas.

Mais elle le repoussa avec égarement.

— Malheureux ! c’est donc ainsi que tu aimes, continua-t-elle ; et moi, folle, qui, jugeant ton cœur d’après le mien, n’appelais que toi dans la détresse ; moi qui faisais de mon amour un piédestal au tien, et serais morte sans me plaindre pour vous savoir heureux, elle et toi ! c’est en vain que je t’ai demandé secours, après avoir dévoré l’espace, nuit et jour, sans pitié pour mon corps, n’essuyant même pas la poussière qui m’aveuglait, courant, courant toujours, vers ce héros, vers cet invincible qui seul pouvait nous sauver. Et quand j’arrive brisée, n’étant plus soutenue que par l’espoir, il me repousse, il hésite, il a peur pour lui ! Eh bien, puisque tu n’as pas voulu sauver la reine, viens donc la voir mourir ! cria-t-elle d’une voix déchirante, en éclatant en sanglots.

— Que se passe-t-il ? parle, Lila, reviens à toi, je t’en conjure. Vas-tu me rendre insensé, quand elle a besoin de moi ?

Lila se passa la main sur les yeux, pour en chasser les larmes.

— C’est vrai, dit-elle d’une voix plus calme, ma raison s’égare. J’aurais dû lui crier tout de suite la vérité : je n’ai pas osé, tant je craignais que l’horreur lui ôtât la force d’agir.

Elle saisit la main de Bussy et la serra d’une étreinte nerveuse.

— Écoute, dit-elle, la reine tout d’abord ne pouvait croire à ton abandon ; elle a attendu, espéré longtemps un mot de toi, puis, quand elle a été certaine que tout était bien fini, avec une douleur terrible dans son calme, elle a déclaré qu’étant abandonnée par celui qu’elle avait librement choisi pour son époux, elle se considérait comme veuve, et qu’elle était résolue à se délivrer de la vie en se brûlant, selon la coutume des veuves. Les brahmanes, et Panch-Anan surtout, l’ont félicitée de cette décision ; ils disaient qu’étant souillée jusqu’à l’âme, par un aussi coupable amour, le feu seul pouvait la purifier, obtenir des dieux son pardon complet et assurer son bonheur après la mort. La reine pria le ministre d’ordonner les préparatifs de la cérémonie du sacrifice. Quand je suis partie, folle de désespoir, pour l’appeler à notre secours, on dressait le bûcher d’Ourvaci ! Et maintenant… — ah ! une telle pensée est intolérable !… cette merveille, dont la vue enchantait le monde, cet être adoré et chéri, n’est plus, peut-être, qu’un monceau de cendres.

— Tais-toi ! cria Bussy d’une voix terrible, est-ce que je vivrais si mon Ourvaci n’était plus ?

Il saisit son épée, que Naïk lui tendait, et s’enfuit. Le paria le suivit.

La princesse appuya ses deux mains sur son cœur, et un faible sourire d’espoir desserra ses lèvres crispées, tandis qu’elle regardait le jeune homme s’éloigner. Puis elle se laissa retomber sur le divan, haletante, à bout de forces.

Cependant elle ne voulait pas se reposer encore.

— Arslan, dit-elle à l’umara, qui rattachait ses armes hâtivement pour partir aussi, avant de le suivre, écoute-moi. Emmène avec toi quelques soldats français des plus audacieux ; il y aura peut-être un combat à livrer contre les fanatiques au service des brahmanes. Si j’ai pu être obéie, des relais de chevaux tout sellés, pour vingt hommes, sont échelonnés sur la route. Quelqu’un vous ouvrira la porte orientale de la ville ; toutes doivent être fermées par ordre de Panch-Anan, qui a contraint la reine à le nommer son héritier au trône. Cours droit à la nécropole royale, au delà du palais. Va, va vite !

— Si l’on ne sauve pas la reine, l’on pourra au moins se venger, s’écria Arslan en franchissant la porte.

Lila resta seule et, tombant sur un divan, s’endormit malgré elle.