La femme au doigt coupé/07

La bibliothèque libre.
Bibliothèque à cinq cents (p. 25-31).

CHAPITRE VII
LE VOLEUR VOLÉ

Le lecteur a, sans doute, deviné la stupéfaction et la joie de Ben, en entendant de son grenier cette conversation qui lui révélait à la fois le triple mystère sur lequel il ne cessait de méditer depuis vingt-quatre heures.

Ainsi, c’était la même bande ; et il y avait une relation intime entre son incarcération, le vol des papiers de Jenny et l’assassinat de Julia Russel.

C’était une inspiration providentielle qui l’avait conduit chez Joe Beef et qui l’avait poussé à suivre l’homme à la main marquée !

— Voyons un peu, se dit-il, à repasser toute cette affaire. Cette femme est assassinée. Le soir même, je suis enfermé par ce Simon, car je sais maintenant son nom, dans cette maison près du coteau St-Louis. Sans doute l’autre femme qu’ils appellent Cynthia et qui ressemble à la morte ne peut être que celle qui m’a offert si aimablement ses services pour me tirer d’affaire ; et il est clair que c’est ce Simon qui a volé les papiers de Jenny, immédiatement après le meurtre. Il y a encore un ou deux points qui restent obscurs pour moi. C’est égal, occupons-nous d’abord du moyen de reprendre les documents auxquels Jenny attache tant d’importance…

Ben en était là de ses réflexions quand un bruit de voix attira de nouveau son attention. Il avait dû, sans doute, faire un mouvement, car Félix dit aussitôt à son complice :

— N’as-tu rien entendu ? II me semble qu’on a remué ?

— Quelle folie, dit Simon, il n’y a que nous ici ; et à moins que ce ne soit un rat, je ne sais point qui est-ce qui pourrait nous troubler ce soir. Décidément, mon pauvre garçon, la frayeur te tourne la tête.

Mais il se fait tard, ajouta-t-il, et il est temps que je m’en aille. Tu connais le nouveau rendez-vous… ? Ben ne put entendre la fin de la phrase.

Les deux complices se souhaitèrent mutuellement le bonsoir. Félix reconduisit Simon jusqu’à la porte ; puis il rentra dans sa chambre.

Ben, toujours aux aguets, entendit encore aller et venir, pendant quelques instants, puis le bruit cessa tout à coup, et le silence de mort qui régnait dans l’habitation ne fut plus troublé que par un ronflement sonore et régulier.

— Bon ! se dit Ben, il dort absolument comme s’il avait lu conscience tranquille. À mon tour maintenant.

La tâche n’était pas très facile. La nuit était assez noire, et le grenier n’était, éclairé que par un faible rayon de lune. Il fallait commencer par trouver une issue. Bon fit, à tâtons, et avec toutes les précautions imaginables, le tour du grenier. À force de recherches, il trouva une petite porte qu’il ouvrit : elle donnait sur un escalier qui descendait évidemment dans l’intérieur de la maison. Notre jeune héros se souvint alors, fort à propos, qu’il avait un paquet d’allumettes dans sa poche ; il en alluma une et vit distinctement devant lui un escalier, dont une petite porte au bas fermait l’accès. Il se mit en devoir de descendre ; et, se laissant glisser le long des marches, il arriva à bon port. La petite porte, fort heureusement, n’était pas fermée, et l’ayant ouverte, il se trouva dans la maison. Il était dans un petit vestibule ; autour de lui se trouvaient plusieurs chambres. Laquelle prendre ? Les ronflements continus du dormeur achevant de le guider, il pénétra dans une pièce et recula aussitôt ; il venait d’apercevoir Félix étendu sur un sofa. C’était sans doute la pièce dans laquelle ils avaient causé tout à l’heure.

Les papiers doivent être dans l’autre, se dit Ben. Il se retira alors sur la pointe du pied ; le dormeur fit un mouvement ; Ben retint son souffle : mais ce ne fut qu’une fausse alerte ; le ronflement recommença. Ben jeta un dernier coup d’œil sur cette chambre ; elle était presque vide. Le sofa sur lequel dormait Félix, une table, deux chaises, un buffet en composaient tout l’ameublement.

Profitons de l’instant où ces deux hommes se trouvent face à face ; pour apprendre au lecteur ce que c’était que l’individu qui se faisait appeler Félix.

Il était de Québec. Il avait commencé par être avocat, sans causes bien entendu, profession assez commune de nos jours ; puis il avait fini par devenir agent d’affaires plus ou moins véreuses ; et enfin, ayant été compromis assez sérieusement dans une ou deux entreprises, il avait pris le parti de s’en aller manger autre part l’argent qu’il avait si malhonnêtement gagné.

Mais quand on ne fait rien pour alimenter son revenu, et que l’on a des goûts dépensiers, l’argent coule vite. En quelques mois, tout fut mangé. Félix vint alors à Montréal, afin de trouver d’autres mines à exploiter ; ce fut là qu’il connut Simon. Ils se rencontrèrent pour la première fois dans un cabaret de bas étage ; et peu de semaines après, ces deux âmes, bien faites pour se comprendre, avait associé leur fortune.

Quant à Simon c’était tout simplement un affreux bandit, Kentuckien d’origine, et ayant fait connaissance, aux États-Unis, avec une grande maison où les individus de son espèce sont logés aux frais du gouvernement, sur la recommandation de douze jurés. Il avait appartenu, à New-York, à une bande de malfaiteurs, dont faisait partie, avec lui, un anglais nommé Jack Crampton.

Par quelle série de chûtes Jack Crampton, qui était issu, en Angleterre, d’une famille riche et honorable, était-il tombé jusqu’à ce degré d’opprobre ? II serait trop long de le raconter ici. Disons seulement que la passion du jeu, l’ivrognerie et l’habitude des mauvaises sociétés avaient tout fait. Il existe, dans les bas-fonds des grandes villes, un plus grand nombre qu’on ne le croit communément de ces êtres déchus, auxquels tout souriait, au début de la vie, et qui ont pris le mauvais chemin.

Simon avait su que Jack Crampton avait épousé, dix-huit ans auparavant, dans le Middlessex, une jeune fille de la gentry, et que la jeune femme, torturée par cet indigne mari, abreuvée de dégoûts, en butte à d’incessantes demandes d’argent, n’avait cru pouvoir échapper à ses obsessions qu’en se cachant sous un faux nom, et en se séparant de son enfant. Crampton avait depuis longtemps dévoré la dot de la jeune femme, lorsque cette dernière vint à perdre ses parents et à devenir une riche héritière. Elle s’était jurée de ne pas laisser dépouiller leur unique enfant ; et, pour mettre son héritage à l’abri, elle avait résolu de ne pas le réclamer et de ne pas faire acte d’héritière, tant qu’elle serait exposée aux recherches de son mari. Mais elle redoutait, par dessus toutes choses, de lui voir mettre la main sur leur petite fille, car elle le savait capable de tout, et elle était convaincue que cet enfant serait une arme entre les mains de son mari, pour la torturer elle-même et lui extorquer de l’argent, et peut-être pour pis que cela.

Elle avait donc confié sa fille à une vieille bonne en qui elle avait toute confiance, et elle l’avait envoyée au Canada, en lui confiant, avec une modique somme d’argent, les papiers nécessaires pour permettre à sa chère petite fille de faire plus tard reconnaître son identité, si le malheur voulait qu’elle devînt orpheline avant l’âge de sa majorité.

Six mois avant l’époque où commence ce récit, Crampton, plus à bout de ressources que jamais, n’avait plus qu’un objectif unique : retrouver sa femme ou sa fille, et pratiquer sur elles, par n’importe quel moyen, une odieuse opération de chantage. Il s’était associé Simon, pour l’aider dans ses recherches, en lui promettant le partage des dépouilles de celle qui ne devait pas tarder, il l’espérait du moins, à être leur victime. Mais à la suite d’une rixe, dont la cause n’a jamais été bien éclairées, Crampton était mort fort à propos, à Chicago, au moment où Simon venait précisément de découvrir la piste des fugitives ; et ce dernier s’était trouvé, ainsi, l’héritier des secrets et des ténébreuses machinations de ce mari infâme, de ce père dénaturé.

Simon avait alors conçu, pour s’emparer en une seule fois de la fortune qu’il convoitait, un plan audacieux et hardi, qui ne consistait à rien moins qu’à supprimer la veuve de Crampton et à lui substituer une fausse héritière. Mais pour l’exécution de ce plan, il lui fallait des complices, et il s’était adressé à Félix et à Cynthia.

À cette époque, Félix n’était pas, comme son associé, un criminel endurci. Ce n’était encore qu’un escroc. Mais il avait besoin d’argent, et il était sur la pente qui conduit au dernier degré. Simon n’avait pas eu de peine à lui faire accepter sa part dans l’œuvre de spoliation ; mais il n’avait pu le décider à concourir au meurtre qui devait en être le prologue. Félix, ayant été homme de loi, était un coquin qui entendait bien voler, mais qui ne voulait pas risquer sa tête.

Voilà à quels gens Ben avait affaire. On comprend maintenant quel terrible danger il avait couru, lors de son incarcération dans la maison du Coteau Saint-Louis ; et, à cette heure même, il était sans doute bien heureux pour lui, que Félix ne se réveillât pas ; car, qui sait, en dépit de ses préjugé contre le meurtre, à quelles résolutions extrêmes le bandit acculé eut pu s’abandonner ?

Ben passa dans la chambre voisine, et ayant trouvé une lampe, il l’alluma.

Ici, un autre spectacle s’offrit à sa vue.

La pièce était toute bouleversée comme à la veille d’un voyage ou d’un déménagement. Deux malles, à moitié remplies, des armoires ouvertes et complètement vides ; puis, sur une table, au milieu d’un tas de bibelots, tels que cravates, gants de femme, etc., un petit coffret sur lequel les yeux de Ben s’arrêtèrent immédiatement.

Le coffret était fermé à clef. Mais les serrures de cette sorte de meubles se ressemblent toutes ; et Ben avait précisément dans sa poche le trousseau de clefs si heureusement arraché, le matin, aux mains de sa jolie et imprudente geôlière.

Par bonheur, une des clefs ouvrait le coffret ; et Ben faillit pousser une exclamation de joie, qu’il retint fort heureusement au fond de sa gorge, Dans ce coffret, était renfermée une liasse de papiers sur lesquels notre héros n’eut qu’à jeter les yeux, pour reconnaître immédiatement ceux qu’il cherchait.

Ben déplia le paquet, mit soigneusement les paniers dans la poche de sa jaquette, replia non moins soigneusement l’enveloppe après l’avoir remplie avec de vieux journaux, et la remit dans le coffret, qu’il referma scrupuleusement ; puis il se mit à poursuivre le cours de ses investigations.

Mais il ne découvrit rien de particulier ; et il se borna simplement à constater que ces deux chambres seules étaient occupées, plus une petite cuisine ; et que le reste de la maison était complètement vide.

Alors, Ben jugea inutile de prolonger la situation critique dans laquelle pouvait le jeter le réveil de Félix. Il éteignit la lampe qu’il avait allumée et se dirigea vers la porte, à pas de loup et en retenant sa respiration. En quelques minutes il fut dans la rue.

— Mais j’y songe, se dit-il, après avoir inspecté l’extérieur de la maison, de façon à la reconnaître plus tard au grand jour ; à cette heure-ci, il n’y a plus de traverse. Que faire ?… Parbleu ! ajouta-t-il gaiement, le pont Victoria n’a pas été fait uniquement pour les canards ; et il se mit en devoir de prendre ce chemin.

Le trajet fut long ; mais la nuit était belle, et Ben, heureux d’ailleurs de ce qu’il venait d’apprendre, était disposé à voir les choses du bon côté. Il réfléchit à ce qu’il ferait le lendemain. Sa première visite serait pour Jenny. Comme elle allait être contente de retrouver ses papiers perdus ! Puis ensuite, il irait chez Lafortune ; car, pensait-il, il est grand temps de se mettre à l’affût, et si nous attendions plus longtemps, le gibier pourrait bien nous passer entre les jambes.

Il était très tard quand il rentra chez lui. Son premier soin fut de se jeter sur son lit, et il ne tarda pas à s’endormir avec la quiétude que donnent une bonne conscience et une journée bien remplie.