La femme au doigt coupé/08

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Bibliothèque à cinq cents (p. 31-35).

CHAPITRE VIII
AU FEU ! AU FEU !

Il faisait nuit, déjà. Les rues commençaient à devenir désertes. De rares passants attardés rentraient chez eux, d’un pas pressé, lorsque, les cris au feu ! au feu ! mirent en émoi une partie de la population du coteau Saint-Louis.

Le tocsin se mit à sonner ; les pompes se mirent en branle, et, tout ce qui ne dormait pas, à cette heure, se précipita vers le lieu du sinistre.

Notre ami Lafortune, qui était précisément en train de rentrer chez lui, fut un des premiers arrivés. La maison qui brûlait est déjà bien connue de nos lecteurs. C’est celle où le pauvre Ben avait failli passer un si vilain moment. Les cris devenaient de plus en plus forts, quand une femme s’approchant de Lafortune lui dit : « Est-ce qu’on ne va pas essayer de pénétrer dans la maison ? Cela presse, monsieur, car je crois qu’il y a du monde dedans. »

En effet, l’incendie commençait à prendre un caractère inquiétant. Des flammes rougeâtres que le vent faisait vaciller sortaient des fenêtres et léchaient l’extérieur de la maison ; les poutres craquaient, sous l’effort du feu ; les vitres se brisaient, sous l’influence de la chaleur ; et au milieu de la nuit noire, ce vaste brasier offrait un spectacle vraiment terrifiant.

Cependant le cri « les voilà ! les voilà ! » circula dans la foule. Les pompes venaient d’arriver, mais il était trop tard. Au même moment, la maison s’effondra. Il n’y eut plus qu’un vaste brasier ; et quand deux ou trois heures plus tard, il eut été éteint sous l’effort des pompes, il ne restait déjà plus, sur le sol, que quelques rares débris noirs et fumants. Lafortune, guidé par la curiosité, se rapprocha de la femme qui lui avait adressé tout à l’heure la parole, et lui demanda quelques renseignements sur la maison et sur les gens qui l’habitaient. Puis il ajouta :

— Vous vous étiez trompée ; car on n’a point entendu de cris venait de la maison ; elle devait être vide.

— Cela m’étonne, monsieur ; car je me rappelle pas avoir vu sortir les locataires.

— Savez-vous qui ils étaient ?

— Non, cette maison avait été louée par trois personnes, deux hommes et une femme assez belle et encore jeune ; elle habitait toujours cette maison, avec le plus âgé des deux hommes ; l’autre ne venait que de temps en temps ; il passait un jour ou deux avec eux, puis il sien retournait. On ne sait pas bien d’où ils venaient. Ils avaient loué la maison, seulement pour deux mois ; une fin de bail ; et ils avaient payé d’avance. Voilà tout ce qu’on savait sur eux.

Lafortune remercia la bonne femme de ses renseignements, puis avant de s’en aller, il alla examiner ce qui restait de l’incendie.

Il n’y avait plus, nous l’avons déjà dit, qu’un amas de cendres et quelques débris fumants, quand, tout-à-coup, Lafortune poussa une exclamation. Il venait d’apercevoir un objet brillant au milieu des décombres. Il s’avança et il reconnut deux ou trois objets tordus, en métal, qui devait être sans doute quelques débris de becs de gaz ou de flambeaux, puis, parmi ces objets, quelque chose qui aurait sans doute passé inaperçu, pour tout autre que pour notre ami Lafortune : c’étaient trois boutons en métal ; il les ramassa non sans quelque peine, il les trempa dans le ruisseau ; puis, avoir les avoir longuement examiné, il sortit de sa poche le bouton qui y était enfermé depuis le veille au soir, et il reconnut que c’était exactement les mêmes.

— Bon ! fit-il, y a quelque chance pour que ces boutons appartiennent au même individu qui a déjà perdu le premier. Mais diable ! s’il a pris soin de mettre à son paletot des boutons neufs, ma piste va se trouver perdue ! Il faudrait maintenant savoir qui habitait cette maison, et s’assurer, demain, lorsqu’il fera jour, que le propriétaire de ces boutons n’a point péri au milieu des flammes.

Ayant enfoui sa trouvaille dans sa poche, Lafortune se décida à rentrer chez lui ; et le lendemain, aussitôt qu’il fut éveillé et habillé, il s’empressa de sortir, dans le but de continuer ses recherches. Il allait se diriger vers une station de voitures, quand il aperçut précisément au milieu de la rue, un cocher qui, après avoir sans doute déposé un voyageur, se disposait à s’en retourner. Lafortune le héla.

— Êtes-vous libre, cocher ?

— Libre comme l’air, oui, mon bourgeois, répondit le cocher, en ouvrant vivement la portière, du côté où se trouvait Lafortune.

Celui-ci s’élança dans le véhicule, après avoir donné des indications au cocher ; puis, il s’assit, quand tout à coup, il se releva brusquement.

Il venait de se heurter à quelque chose de dur. Il regarda ce que c’était et reconnut un paletot.

— Que le bon Dieu bénisse le cocher pensa-t-il, il devrait bien fourrer sa garde-robe ailleurs. Et prenant le paletot, il le mit devant lui, sur les coussins de la voiture. Il aperçut alors, par hasard, que la garniture de boutons était en bronze ; et il les regardait machinalement, quand il ne put retenir un cri de surprise et de joie. Il venait de reconnaître le même modèle, que les quatre boutons qu’il avait déjà en poche.

— Je suis fou, se dit-il ; ces boutons me tournent l’esprit ; car enfin, ils ne sont pas uniques au monde.

Tout en faisant ces réflexions, il continuait ses investigations ; mais cette fois, par exemple, il s’agissait de quelque chose de tout à fait singulier. La garniture du paletot se composait sur le devant de quatre boutons en métal, mais tout à fait différents des deux qui se trouvaient derrière. Ces derniers étaient précisément les pareils à ceux que Lafortune possédait.

Cette fois, se dit-il, voici ce qui est arrivé : je tiens certainement un fil indicateur. Le propriétaire de ce paletot a perdu un bouton dans la chambre où a été assassinée Julia Russel ; ce que voyant, sa ménagère a sans doute voulu le lui recoudre le soir ; et, n’en ayant pas de pareils, elle a tout simplement changé les quatre boutons de devant, sans songer à ceux de derrière. Ce sont ces boutons, qui ont été jetés et que j’ai retrouvés dans l’incendie. C’était là sans doute qu’il habitait !

Mais, au fait, ajouta-t-il, ce cocher vient évidemment de le conduire quelque part ; il pourra, sans doute, me donner quelques renseignements.

En ce moment la voiture s’arrêta. Lafortune mit le paletot sur son bras et descendit ; puis il paya généreusement le cocher.

— Où donc vous ai-je pris, cocher ?

— Mais, rue Notre-Dame, bourgeois.

— Oui, mais vous étiez arrêté devant une maison. Quel numéro portait-elle ?

— 2208, répondit l’automédon, tout en regardant de travers son interlocuteur. Mais pourquoi me demandez-vous cela ?

— J’ai besoin d’avoir quelques renseignements, reprit Lafortune ; et si vous voulez me les donner, tenez : voici de quoi boire à ma santé, acheva-t-il, en lui glissant une piastre dans la main.

— Demandez, demandez, mon bourgeois ; je suis tout à votre service, reprit le cocher, à qui cette dernière offre avais complètement délié la langue.

— Où avez-vous pris l’individu qui était tout à l’heure en voiture ?

— Au milieu de lu rue ; il m’a appelé comme vous, tout à l’heure ; puis m’a dit de le conduire au No. 2208 de la rue Notre-Dame. C’est là que je l’ai laissé et que vous m’avez pris.

— Comment était-il ?

— Gros, assez grand, paraissant très fort ; et surtout une main énorme, avec du poil dessus. Je l’ai même remarquée, parce que la porte de la voiture était très dure à ouvrir ; je ne pouvais pas y arriver ; alors il m’a regardé en riant, et avec deux doigts, il l’a ouverte du premier coup ; c’est alors que j’ai vu sa main.

— C’est bien ; je vous remercie, mon ami, fit Laforturne ; et, lui glissant encore quelque menue monnaie dans la main il allait entrer dans la maison à la porte de laquelle il était descendu, quand une réflexion l’arrêta.

— Non, se dit-il, j’aurai toujours le temps ; battons le fer pendant qu’il est chaud ; et changeant de route, il se dirigea vers le No. 2208 de la rue Notre-Dame, afin d’établir une surveillance autour de la maison, dans laquelle était entré l’individu que venait de lui dépeindre le cocher.