La femme au doigt coupé/12

La bibliothèque libre.
Bibliothèque à cinq cents (p. 49-52).

CHAPITRE XII
LE PALETOT PERDU


Il y avait déjà deux heures que Lafortune, caché dans le retrait d’une grande porte, surveillait le numéro 2208 de la rue Notre-Dame, quand son attente fut enfin réalisée.

Il vit sortir de la maison qui portait ce numéro un homme qui paraissait répondre exactement au signalement que le cocher venait de lui tracer. Signe caractéristique ; cet homme, malgré le froid assez vif, ne portait point de paletot.

Lafortune songeait à ce qu’il convenait de faire, quand une idée lumineuse lui traversa l’esprit. Il avait toujours le susdit paletot sur son bras.

— Si j’entrais dans cette maison, se dit-il, et si je rapportais moi-même ce vêtement, comme l’ayant trouvé dans une voiture ? Cet individu a peut-être une famille. Dans tous les cas, s’il n’y a personne, j’en serai quitte pour repasser.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Lafortune pénétra dans la maison. Une femme âgée vint lui ouvrir, c’était sans doute la propriétaire du logis.

Ne sachant pas le nom du personnage qu’il cherchait, Lafortune ne put le désigner que d’une façon indirecte ; mais à sa description, la femme s’écria : « Ce doit être M. Simon. Il vient de sortir ; mais sa dame est là. Si monsieur veut s’adresser ici, dit elle, en désignant du doigt l’appartement.

Lafortune sonna ; et une femme jeune et belle, entièrement vêtue de noir vint lui ouvrir la porte. En l’apercevant, Lafortune ne put retenir un léger tressaillement.

— C’est étrange, fît-il, cette ressemblance !

Cynthia, car le lecteur a facilement deviné que c’était elle, lui demanda ce qu’il voulait.

— C’est bien ici que demeure M. Simon, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur.

— Et c’est, sans doute, à sa dame que j’ai l’honneur de parler ?

— Mais… oui, monsieur, reprit-elle, après une légère hésitation.

— Mon Dieu, madame, je vous demande pardon de vous déranger. Je rapporte un objet qui a sans doute été perdu par M. votre mari, je l’ai trouvé dans ma voiture ; et le cocher m’a dit à qui il appartenait, en m’indiquant l’adresse.

— Ah ! c’est son paletot, sans doute !

— Oui, madame, répondit Lafortune. Vous reconnaissez l’objet ?

— Oh ! parfaitement, répondit-elle ; il est regrettable que vous ne soyez pas arrivé quelques instants plus tôt ; car M. Simon vient de sortir, et il en achètera un autre. Il croit celui-ci perdu ; et le temps n’est pas assez chaud pour se passer de ce vêtement.

Toute cette conversation avait eu lieu sur le pas de la porte. Cynthia ne se souciant pas, sans doute, d’introduire un étranger chez elle. Mais l’œil exercé de Infortuné avait néanmoins aperçu le léger désordre de la chambre et la petite valise placée sur la table.

Saluant alors la jeune femme qui l’accabla de remercîments, Lafortune se retira.

— J’ai réussi, se dit-il ; mais il est temps, sans doute ; car, d’après ce que j’ai vu, leur départ doit être prochain. Je vais interroger lu propriétaire, et je saurai ainsi, s’il est bon de précipiter l’arrestation.

C’est étrange, cette ressemblance, murmura-t-il en descendant l’escalier, je n’ai pas été maître de mon émotion.

Arrivé en bas, il aperçut, sur le seuil de la maison, la femme qui lui avait ouvert la porte ; il la salua et s’adressant à elle :

— N’auriez-vous pas une chambre à louer, madame)

— Non, monsieur, fit-elle ; mais, dans deux ou trois jours, ce monsieur, de chez qui vous descendez, va, sans doute, nous quitter ; vous avez vu la chambre, et si elle vous plaisait, c’est dix dollars par mois, monsieur, et bien bon marché, avec vue sur la rue, encore.

— Alors, elle ne sera pas libre avant deux ou trois jours ?

— Je ne crois pas, monsieur ; car M. Simon m’a dit, en me prévenant de son départ, qu’il reviendrait avec un ami, avant de s’éloigner complètement, et qu’il me priait de ne pas la louer avant deux jours.

— C’est, sans doute, un voyageur de passage ? demanda Lafortune, d’un ton indifférent.

— Oh non, monsieur ; je ne loue pas aux gens de passage et M. Simon est depuis longtemps mon locataire. Mais il n’est pas toujours là. Il est voyageur de commerce, et sa chambre est restée souvent inoccupée. Mais cette fois, je pense qu’il doit s’absenter pour plus longtemps, puisqu’il m’a annoncé l’intention de rendre la chambre.

— Je vous remercie, madame, dit Lafortune, qui avait appris à peu près ce qu’il voulait savoir. La chambre me paraît bien. Mais, dix dollars, c’est un peu cher.

— Ah ! pour cela, monsieur, reprit la dame, tout ce que je pourrai faire, c’est de vous la laisser pour neuf. Et là, vrai, c’est pour rien.

— J’y réfléchirai, dit Lafortune ; et saluant, il s’éloigna.

Allons, ami Lafortune, se disait-il, en reprenant tranquillement le chemin de son domicile, tu es en passe de devenir un des plus grands détectives de Montréal, et si tu, arrives au but, cette affaire sera ta fortune et ta gloire.

Demain, continua-t-il, il sera temps. Mais prendrai-je quelqu’un ? non, j’irai seul. J’aime mieux avoir tout achevé, sans le secours de personne ?

Tout en finissant son monologue, Lafortune se dirigeait vers sa demeure.

Il gravit lentement les marches du perron, fouilla dans sa poche, y prit une clef et la mit dans la serrure.

La clef grinça et la porte s’ouvrit.

Lafortune déposa son chapeau au portemanteau du vestibule, puis pénétra dans le salon.

Sur un sofa, au coin de la cheminée, une belle femme est nonchalamment étendue. Ses traits sont d’une pâleur de cire ; sa main est enveloppée d’un mouchoir de Baptiste. Son costume noir des pieds à la tête la fait encore paraître plus blanche.

— Comment allez-vous aujourd’hui ? lui demanda Lafortune en entrant.

— Mieux, mon ami, je vous remercie ; mais je me sens toujours bien lasse. Le docteur est venu ; il m’assure que tout va bien. Et vous, avez-vous enfin trouvé quelque chose ?

— Oui, reprit Lafortune ; et, se penchant alors vers la tête de la jeune femme, il lui parla à l’oreille.

Elle poussa alors un grand cri, devint plus pâle encore, s’il était possible, puis saisissant la main de Lafortune : « Ah ! mon ami, lui dit-elle, je vous devrai plus que la vie ! »