La nouvelle Carthage/Première partie/Chapitre IV

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Paul Lacomblez (p. 27-36).
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IV

Le Robinson Suisse


— Dussé-je vivre jusqu’à la fin du monde, racontait à Laurent le machiniste, ancien cavalier de l’armée, en train de fourbir, d’astiquer ou plutôt de bouchonner le monstre métallique de la force de trois cents chevaux-vapeur — que je n’oublierai jamais cette scène !… Oui, monsieur, la rosse que voici exécuta de jolie besogne ce jour-là !… Aussi, au lieu de la panser comme à présent, suis-je souvent tenté d’en faire autant de morceaux qu’elle en fit de mon bénin camarade !… Dire qu’il n’avait pas encore tiré au sort, mon chauffeur ! Et robuste, et sain qu’il était le blond « crollé ». Pas une tare. En voilà un conscrit que le conseil de milice n’eût pas réformé !… Il était tellement bien fait, qu’un de ces messieurs de l’Académie l’a sculpté en marbre blanc, comme les « postures » du Parc, — des idoles m’a-t-on affirmé ! Peut-être cette ressemblance avec les faux dieux lui a-t-elle porté malheur !… C’est égal, il aurait pu se promener nu comme nos premiers parents sans choquer la pudeur de personne… Eh bien, ce n’est pas en dix, c’est en cent morceaux que la machine découpa ce chrétien… Lorsqu’il s’agit d’ensevelir ces tronçons rassemblés à grand’peine, je commençai avec deux autres hommes de bonne volonté, — je vous assure qu’il en fallait ! — par avaler coup sur coup, cinq dés à coudre de pur genièvre… Nous roulâmes, comme chair à saucisses dans une crépine, cette charcuterie humaine dans une demi-douzaine de draps de lit, sacrifiés en rechignant par Mlle Félicité… Et ce n’était pas encore assez de ces six larges linceuls : au sixième le sang giclait encore à travers la toile !

Tandis que cette narration si évocative dans sa candeur barbare irritait péniblement les nerfs du jeune Paridael, il s’entendait appeler par une grosse voix, qui essayait de se faire toute menue.

— Hé, monsieur Laurent… monsieur Lorki…

Lorki ! On ne lui donnait plus ce petit nom depuis la maison paternelle. Il se retourna non sans angoisse, s’attendant à voir surgir un revenant. Et quelle ne fut sa joie en reconnaissant le particulier trapu, basané, à l’œil brun clignotant, à la barbiche annelée.

— Vincent ! s’écria-t-il, pâle d’émotion… Vous ici !

— À vos ordres, monsieur Lorki !… Mais remettez-vous. On dirait, ma parole, que je vous ai fait peur… Je suis contremaître de la « coulerie »… Vous savez, l’atelier des femmes…

Cette coulerie était précisément le seul quartier de l’usine où Laurent ne se fut pas encore aventuré. Les faubouriennes, plus effrontées, plus tapageuses, moins endurantes même que leurs compagnons, ne laissaient pas de l’intimider. Souvent, de son lit, le soir, Laurent entendait sonner la cloche de délivrance. Aux femmes on donnait la volée, un quart d’heure avant les hommes. C’était aussitôt, vers la porte charretière, une trépignée, une galopade, un vacarme de pouliches débridées. Au dehors, cependant, elles lambinaient, traînaient la semelle. La cloche tintait de nouveau. Les hommes détalaient à leur tour, plus lourdement, mais en se ralliant d’une voix moins aigre. Et, après quelques instants, au bout de la rue, s’élevaient, confondues, des clameurs de femmes violentées et de galants bourrus. Laurent en gagnait la chair de poule. « Ah, les cruels, voilà qu’ils les empoignent ! » L’innocent ne comprenait rien encore à ces jurons, à ces rires saccadés dégénérant en giries. Le hourvari tournait des coins de ruelles, s’étranglait au fond des culs-de-sac, s’éparpillait peu à peu dans les méandres des impasses, jusqu’à ce que la banlieue retombât dans un silence morne et sournois, complice de la ténèbre propice aux embuscades, et aux accouplements, — dans la nuit saoûle et lubrique autour du Moulin de pierre.

Le lendemain, celles qui avaient glapi et clamé à vous fendre l’âme, paraissaient enjouées, alertes, encore plus émancipées ; et dans les halles du rez-de-chaussée, les mâles glorieux, repus, contents d’eux-mêmes, se heurtaient le coude d’un air de connivence, échangeaient des clins d’œil, claquaient de la langue avec gourmandise.

À quelles mystérieuses prouesses faisaient-ils donc allusion, ces paroissiens truculents ?

— Comment, vous ne connaissez pas la coulerie ! se récriait Vincent Tilbak. Mais c’est le coin le plus curieux de la fabrique. Il faut voir mon équipage à l’œuvre ! De vraies abeilles !…

Ce Tilbak était un marin, pays de la bonne Siska.

Jadis, après un voyage au long cours, à peine débarqué, vite, il mettait le cap sur la maison des Paridael. Ses hardes de gros bleu embaumaient le goudron, le varech, le brôme, la marine, toutes les senteurs du large, et de son être même émanait un parfum non moins viril et loyal. Pour achever de se faire bien venir, il avait toujours les poches pleines de curiosités de l’océan et des antipodes : coquillages carnés, fruits musqués pour Laurent ; et pour Siska une étoffe de l’Extrême-Orient, un bijou de Japonaise, une amulette d’anthropophage. Tilbak racontait ses aventures, et tel était le plaisir que Laurent prenait à ces récits que lorsque le narrateur épuisait son répertoire d’histoires véridiques, il lui fallait en inventer de fabuleuses. Et gare s’il s’avisait de les abréger ou d’en altérer un détail ! Laurent n’admettait pas les variantes et se rappelait, implacablement, la version primitive. Heureusement pour le complaisant rapsode, il arrivait au petit tyran, malgré sa vigilance et sa curiosité, de céder au sommeil. Siska le mettait coucher dans un cabinet à côté de la chambre de Monsieur. Alors les deux pays, débarrassés de ce témoin aimé, mais parfois gênant, pouvaient se parler d’autre chose que de naufrages, de baleines, d’ours blancs et de cannibales.

Une fois qu’ils le croyaient bien endormi, avant que Siska l’eût porté au premier, Laurent se réveilla à moitié au bruit d’un baiser sonore et tout à fait à celui d’une claque non moins généreusement appliquée. Le baiser était l’œuvre de Vincent, la gifle celle de Siska. Digne Vincent ! Laurent intervint dans la querelle et réconcilia les deux amis avant de se rendormir pour de bon. D’autres fois cette mauvaise Siska chicanait le débonnaire à propos de l’âcre tabac qui la faisait tousser, disait-elle, et qui empestait la maison. Il fallait voir la tête contrite et suppliante, à la fois radieuse et penaude de la « culotte de goudron », comme l’appelait Siska.

Et c’est ce Vincent-là, ce prestigieux Vincent dont le béret, la vareuse bouffante au large collet rabattu et les grandes bottes l’éblouissaient au point de lui donner envie de s’embarquer comme mousse avec lui, que le jeune Paridael revoyait ce matin, en prosaïque habit de terrien, dans l’étouffante usine du cousin Dobouziez ! Comment cela se faisait-il ?

Malgré sa passion pour la Grande Tasse et les aventures dangereuses, mais si enoblissantes, contribuant à dilater le cœur et à en éloigner les spéculations mesquines et viles, Tilbak s’était résigné pour l’amour de Siska à dépouiller les bragues goudronnées, le jersey de laine bleue, le suroît ou zuidwester de toile cirée, et à reprendre pied sur le plancher des vaches. Les pays s’étaient mariés. De leurs économies ils s’achetèrent un petit fonds de victuaillier de navire et s’établirent dans le quartier des Bateliers, près du Port. Siska s’occupait de la boutique, et Vincent venait d’entrer comme contremaître chez M. Dobouziez, sur la recommandation de son ancien capitaine, très porté pour le brave gabier.

— Et Siska ? demandait continuellement le petit Paridael.

— De plus en plus fraîche et jolie, Monsieur Lorki, Monsieur Laurent, veux-je dire, car vous êtes un homme à présent… Comme elle serait heureuse de vous voir ! Il ne se passe pas de jour sans qu’elle me parle de vous… Depuis les trois semaines que je navigue ici, elle m’a demandé au moins mille fois si je ne vous voyais pas, si je ne savais pas ce que vous deveniez, quelle mine avait son Lorki, car, sauf respect, elle continue de vous appeler du nom qu’on vous donnait chez feu votre cher papa. Mais, dame ! je ne savais auprès de qui m’informer… Les bourgeois d’ici ont — excusez ma franchise — quelque chose qui vous ôte l’envie de leur adresser la parole… Vrai, il n’a pas l’air commode, le capitaine Dobouziez. Et l’autre donc ! Un vrai prévôt ! Mais vous voilà, dites-moi bien vite ce qu’il me faut raconter à Siska. Et à quand votre visite ?

Et le brave brunet, toujours carré, toujours franc et amène comme aux bons jours, un peu plus barbu, un peu moins halé, les oreilles encore percées d’anneaux d’argent, croyait devoir se récrier sur la bonne mine du jeune Paridael, quoique celui-ci n’eût plus son air épanoui et insouciant d’autrefois. Mais en ce moment sa joie de retrouver Vincent était si grande qu’un rayon passager dissipait les ombres de sa physionomie prématurément songeuse.

— Je ne sors jamais seul, répondit-il, avec un gros soupir, à la dernière demande de son ami… On ne me conduit même pas chez les autres personnes de la famille… Le cousin trouve que c’est temps perdu et que ces visites me distrairaient de mes études… Les études ! Le cousin ne voit que cela…

— Vrai. Là ! C’est dommage ! dit Vincent, lui-même un peu défrisé. Mais si c’est pour votre bien, Siska en prendra son parti. De sorte que nous devenons un vrai savant, hein, monsieur Lorki ?

Que le gamin eût voulu sauter au coup du matelot et le charger de baisers pour son excellente Siska ! Mais entre ces murs de l’usine malfaisante, à proximité de ces bureaux où régnait le majestueux cousin, non loin des lieux hantés par la terrible Félicité et la moqueuse Gina, le collégien se sentait mal à l’aise, gêné, contraint, refoulait ses expansions. Et il éprouvait aussi quelque remords en songeant que depuis les funérailles de son père il ne s’était pas informé une seule fois de la fidèle Siska.

Vincent devinait l’embarras du petit. À l’âge de Laurent on déguise mal ses sentiments, et Vincent lut bien des peines dans ce visage sérieux, dans cette voix un peu rauque, et surtout dans ces regards arrêtés avec une véritable ferveur sur le cher commensal du foyer paternel. Et comme des larmes menaçaient de voiler ces grands yeux nostalgiques :

— Allons, allons, monsieur Lorki ! fit l’ex-marin en empoignant les mains du gamin dans les siennes et en les secouant à plusieurs reprises ! Pas de cela, nom d’une chique ! Hé, hisse ! N’amenons point les voiles !… Au moins viendrez-vous me relancer là-haut sur le pont où je suis de quart. Je vous attends… À présent, je file mon nœud, car j’entends le porte-voix du père La Garcette, autrement dit le Pacha… La bourrasque approche… En haut le monde !

La coulerie, une halle immense entourée d’une plate-forme, située au premier étage du bâtiment principal, occupait trois cents ouvrières, pour la plupart de fraîches, potelées et turbulentes filles, sanguines, peu vergogneuses, la bouche rieuse et gourmande, les yeux hardis, la langue bien pendue, uniformément et proprement vêtues d’une jupe de « baie » bleue, d’un caraco de cotonnette, de bas de couleur, la chevelure tordue en chignon et ramassée sous un petit bonnet blanc et tuyauté dont les brides leur tombaient dans le dos. Employées à mettre la dernière main aux bougies sortant du moule, à les lustrer, à les empaqueter, jouant, qui du rouloir, qui du taille-mèche, elles se pressaient autour de deux à trois rangées de tables et de polissoires, et les bougies passaient d’un appareil à l’autre, se rapprochant, à chaque manipulation, du type achevé destiné à garnir lustres et girandoles. Comme il faisait très chaud au-dessus des machines à vapeur et que les « couleuses » mettaient de l’entrain à la besogne, beaucoup, pour respirer plus à l’aise, entr’ouvraient leur corsage et se découvraient la gorge, bravant les amendes que le brave Tilbak leur infligeait à contre-cœur et seulement quand, suivant son expression pittoresque, ces dames carguaient jusqu’à leurs dernières voiles. Elles se réfléchissaient avec leurs métiers dans le parquet constamment ciré par les déchets de stéarine et glissant comme celui du « Pélican », du « Miroir » et du « Cuivre », les bastringues favoris de ces donzelles. Le soir, de nombreuses lampes avivaient encore ce miroitement et cette multiplication qui, ajoutés au brouhaha des potinages et au ronflement des machines, étourdissaient et aveuglaient Laurent chaque fois qu’il débouchait dans l’atelier. Ce qui achevait de le troubler, c’étaient tous ces minois relevés et tournés de son côté. Très rouge et très gauche, se roidissant, il s’engageait entre les longues tablées et gagnait, à pas mesurés pour ne pas s’étaler sur le carreau, le fond de la salle où Vincent Tilbak trônait dans une sorte de chaire qu’il appelait sa dunette.

Là, sous la protection de son ami, le gamin reprenait bientôt confiance. Il osait soutenir l’inquisition de ce millier de prunelles claires ou sombres, répondait au sourire de tous ces visages allumés aux pommettes, s’enhardissait jusqu’à s’approcher des polisseuses et à suivre la manœuvre des mains roses aussi satinées que la stéarine même.

Un jour Tilbak lui demanda s’il aimait encore tant les histoires, « Oh, plus que jamais ! » s’exclama Laurent. Le matelot retira de dessous sa veste deux volumes qui lui bosselaient la poitrine, et les remit au collégien. C’était le Robinson Suisse. « Acceptez ces livres en souvenir de Siska et de Vincent ! dit le brave marin. Je les héritai d’un timonier qui mourut de la fièvre jaune, aux Antilles… Moi je ne sais pas lire, Monsieur Lorki ; à neuf ans je gardais les vaches avec Siska et j’étais mousse à douze ans. »

Laurent ne prévoyait pas les conséquences de ce présent. Cette espionne de Félicité eut bientôt déniché les deux pauvres volumes si bien cachés au fond de la malle du collégien. Il ne les avait pas encore lus en entier. Outrageusement dépareillés, les bouquins interlopes dégageaient cette odeur de cale et de tabagie qui imprègne avec obstination le quintelage des gens de mer, et, soupçonneuse comme les gabelous, Félicité se douta bien qu’ils ne provenaient pas de la bibliothèque hermétiquement close depuis les vacances dernières. Le débraillé peuple et le fumet d’aventure de ce Robinson Suisse contribuèrent à exciter l’indignation et l’horreur de Félicité. Les âmes de sa sorte se montrent d’autant plus dures et plus orgueilleuses aux humbles qu’elles voudraient donner le change sur leur propre extraction. Elle se livra à une véritable procédure de juge retors. Laurent subit interrogatoire sur interrogatoire, et comme il s’obstinait dans son refus de nommer le donateur de ces livres, elle remit ceux-ci au cousin Dobouziez. Appelé devant son tuteur, Laurent refusa de répondre à ses sommations. Il fut privé de dessert, mis au pain sec, enfermé dans une chambre noire : on ne lui arracha pas une parole de plus. Dénoncer Tilbak ! Il se fut plutôt fait moudre jusqu’à la dernière fibre dans les engrenages de la machine tueuse d’hommes. En attendant le moment de partager le sort du blond « crollé », il commença par braver le père La Garcette que Dobouziez, à bout de moyens d’intimidation, s’était décidé à appeler à la rescousse.

Le Pacha avait déculotté le gamin avec une truculence de frère fouettard, et lui maintenait la tête entre les genoux sans que Laurent daignât proférer la moindre plainte. Déjà l’exécuteur levait la canne pour fesser le rebelle, lorsque Dobouziez, pris d’un scrupule ou choqué par ce spectacle plus digne d’une chiourme que d’un milieu de respectables industriels, arrêta le bras de son associé.

— Je viens de trouver un meilleur moyen de casser votre mauvaise tête ! déclara-t-il à Laurent que Félicité ramenait dans sa cellule. Vous partirez demain pour Saint-Hubert, où les parents enferment, avec les précoces voleurs, les polissons de votre espèce !

Laurent se dit que prison pour prison, autant valait celle où il n’aurait plus Félicité pour geôlier !

Cependant Tilbak, inquiet de ne plus voir son jeune ami, interrogeait, ce jour même, les domestiques, et ayant été mis au courant de ce qui se passait, il demanda aussitôt à parler à M. Dobouziez pour une affaire urgente.

Assis devant son bureau, le dos tourné à la porte, l’usinier, qui venait de condamner son pupille, avait retrouvé son calme et travaillait avec son habituelle lucidité d’esprit. Tilbak se présenta la casquette à la main et quitta ses gros souliers par déférence pour le riche tapis de Tournai. Dobouziez tourna à peine la tête de son côté et sans lever les yeux de l’épure déployée devant lui :

— Approchez !… Que me voulez-vous ?

— Faites excuse, monsieur, mais c’est moi qui ai donné à Monsieur Laurent les livres qui vous mettent si fort en colère contre lui…

— Ah, c’est vous ! fit simplement Dobouziez, et pressant le bouton de la sonnerie électrique placée à portée de sa main :

— Réclamez, je vous prie, à Mlle Félicité les objets confisqués à M. Paridael ! ordonna-t-il au saute-ruisseau qui était accouru de la chambre voisine.

Les pièces à conviction ayant été apportées, l’industriel se leva d’un air ennuyé, considéra quelque temps, avec dégoût, ces piteux bouquins, comme s’ils lui représentaient une étoile de mer ou quelque autre gluant et gélatineux habitant des vagues, et n’ayant pas de pincettes pour y toucher, fit signe à Tilbak de reprendre son bien.

— Désormais vous vous dispenserez de fourrer pareilles niaiseries entre les mains de mon pupille…

— C’est entendu, Monsieur, et soyez certain que si j’avais prévu les désagréments que ces bouquins attireraient au cher petiot, je me serais bien gardé de les lui remettre… Mais je vous en prie, pardonnez-lui… Il n’y a pas eu de sa faute… C’était moi le coupable…

M. Dobouziez, visiblement agacé par cette intercession, tourna le dos à l’importun, se rassit et, remplissant méthodiquement d’encre de Chine l’intervalle des branches de son tire-ligne, se mit en devoir de continuer son dessin.

— Écoutez-moi, patron, insistait Tilbak, après avoir toussé pour attirer l’attention du grand chef, votre protégé n’est pas un garnement… On vous trompe sur son compte… Ma femme le connaît mieux, allez ! Elle pourrait vous dire ce qu’il vaut !… Songez-vous sérieusement à l’enfermer avec des voleurs ?… Monsieur, j’en appelle à votre honneur, à vos sentiments d’ancien militaire, il est impossible que vous condamniez ce loyal enfant parce qu’il a refusé de faire le Judas !… Oui… le Judas !

À ce défi lancé avec chaleur, M. Dobouziez sursauta, se souleva à moitié de sa chaise et, plus blanc que d’habitude, tendit le bras vers la porte, d’un geste si péremptoire, et en dardant un regard si aciéré au brave Tilbak, que celui-ci, craignant de desservir Paridael en insistant, se décida à rentrer dans ses souliers et à sortir en portant sommairement la main à sa casquette.

La médiation de Tilbak donna-t-elle à réfléchir au sage Dobouziez ? Encore une fois l’homme modéré craignait-il le retentissement que cet acte d’extrême rigueur aurait dans le public ? Laurent échappa à la prison de Saint-Hubert. Seulement, aux nombreuses interdictions qui pesaient déjà sur lui, son tuteur ajouta celle de circuler dans l’usine et de frayer avec les ouvriers.

— Comme s’il n’était déjà pas assez mal élevé et commun comme cela ! se récriait Félicité, chargée de tenir la bride plus courte que jamais à cet enfant dénaturé.

— Gare à toi, paysan, si je te repince encore à rôder dans les ateliers ! disait Saint-Fardier en accompagnant cette menace d’un moulinet de sa canne.

Avec cela que Laurent eût reculé devant les risques d’une fessée ! Il essaya plus d’une fois d’enfreindre la défense et de revoir Tilbak, pour le remercier et protester de son affection fidèle, mais on n’oubliait plus la clef sur la porte de communication entre le jardin et la fabrique, et la date de la rentrée au pensionnat arriva avant qu’il eût trouvé l’occasion d’escalader le mur pour relancer le contre-maître.

Aux vacances suivantes, Félicité apprit à Laurent, en guise de bienvenue, que son matelot n’avait plus fait long feu à la fabrique après l’affaire du Robinson Suisse. Particulièrement désigné à la mauvaise humeur et aux tracasseries de Saint-Fardier, à la longue le bonhomme, très endurant, très stoïque, s’était rebiffé et le satrape, qui ne cherchait qu’un prétexte pour le renvoyer, ne manqua pas l’occasion.

Tout bouleversé à cette nouvelle, Laurent se mit à la recherche de Gina, comptant bien l’intéresser au sort de Tilbak et des siens, car ils avaient des enfants, les pauvres !

Durant le drame qui venait de se dénouer par le renvoi du contre-maître, Gina avait affecté une suprême indifférence à ce qui se passait. Loin de chercher à excuser la prétendue faute de Vincent Tilbak, elle n’avait pas même intercédé en faveur de Laurent. Au contraire, depuis qu’elle savait les relations de son cousin avec des « gens du commun » elle enchérissait de froideur et de dédain, s’abstenant même de lui parler du scandale qui mettait la maison sens dessus dessous. Durant la quarantaine du gamin, à qui Tilbak et ses vilains livres avaient sans doute donné la peste, la fière petite demoiselle ne s’informa pas une seule fois de lui. Et lorsqu’il fut rendu à la circulation, c’est à peine si elle daigna le reconnaître.

Et, pourtant, Laurent se faisait illusion sur le caractère de sa cousine ! Il imputait cette sécheresse et cette insensibilité à l’éducation. Comment aurait-elle pu s’intéresser à ces ouvriers, à ces gens dont elle ne soupçonnait que vaguement l’existence ! Jamais elle ne se trouvait en contact avec eux, et elle en entendait parler, par ses parents, comme d’un quatrième règne de la nature, un outil, un minéral animé moins intéressant que les plantes et plus dangereux que les brutes.

Gina se trouvait seule dans la salle à manger, en train d’arroser les jacinthes fleurissant l’accotement des fenêtres. Enhardi par l’affection qu’il portait à Vincent, Laurent l’aborda et lui dit sans préambule :

— Gina, cousine Gina, oh, demandez à votre père de rendre sa place à Vincent Tilbak…

— Vincent ? fit-elle, en continuant de soigner ses fleurs aristocratiques… je ne connais pas Vincent Tilbak…

— Le contre-maître de la « coulerie », à qui M. Saint-Fardier a donné congé…

— Ah ! Je sais à présent qui tu veux dire… Le « Robinson Suisse », l’individu qui nous a mis en colère contre toi !… Tu n’as pas honte de parler encore de ce joli sujet… Pour sûr que je me garderai de rappeler seulement son nom à mon père !

Et, avec une moue scandalisée, Gina passa dans une autre chambre où elle se mit à fredonner l’ariette à la mode. Laurent demeura tout pantois, les regards arrêtés machinalement sur les jolies jacinthes droites et coquettes auxquelles Gina se montrait si secourable. Il nourrit un instant l’envie de ravager ces fleurs, persuadé qu’il était à présent, d’avoir pris éternellement en grippe son inhumaine amie.