La nouvelle Carthage/Première partie/Chapitre V

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Paul Lacomblez (p. 37-40).
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V

Le Fossé.


Ces vacances-là passèrent comme les autres, avec cette seule différence que dans la grande maison meublée à neuf, Laurent fut encore plus négligé et plus abandonné à lui-même que d’habitude. Il en arrivait à envier le sort des vieux meubles mis au rancart et voués au repos dans l’ombre et la poussière des greniers. Du moins s’ils avaient cessé de plaire ne leur imposait-on pas d’humiliants contacts avec leurs successeurs, tandis que lui, qui n’avait jamais plu, continuait pourtant de figurer comme un disparate, un repoussoir chagrin dans cet assortiment de bibelots cossus et de plantes frileuses. Il se sentait de plus en plus déplacé dans ce milieu riche et exclusif. En attendant qu’il eût le droit, la liberté de s’en aller retrouver d’autres disgraciés parmi ses semblables, il lui tardait de regagner la nuit, dans son coin de resserre, sous les toits, les objets répudiés et bannis.

Et pourtant, aussi mornes et longues que lui paraissaient ces vacances, à peine retourné au collège il se surprenait à les regretter pour l’amour même des heures maussades !

De son séjour chez ses tuteurs, c’étaient précisément les circonstances mélancoliques qu’il se rappelait avec le plus de complaisance et de la fabrique, c’étaient aussi les objets les moins gracieux, les moins aimables, frustes ou rêches, qui le hantaient pendant l’étude ou l’insomnie. En aversion des jacinthes qui lui symbolisaient la dureté de sa belle cousine pour les pauvres gens, il eût collectionné des bouquets fanés et des fleurs rustiques. Aux coûteux brugnons réservés à Mme Lydie, il préférait une pomme sure, craquant sous la dent.

De même il gardait dans les narines l’odeur rien moins que suave de la fabrique, surtout cette odeur du fossé bornant l’immense enclos et dans lequel se déchargeaient les résidus butyrreux, les acides pestilentiels, provenant de l’épuration du suif. Ce relent onctueux et gras, relevé d’exhalaisons pouacres, le poursuivait continuellement à la pension, avec l’opiniâtreté d’un refrain canaille. Cette odeur était corrélative de la population ouvrière, des pauvres gens aveuglés par l’acréoline, déchiquetés par les machines à vapeur, proscrits par Saint-Fardier ; elle disait à Laurent la coulerie et ses femmes dépoitraillées, Tilbak et l’aventure du Robinson Suisse ; elle lui suggérait l’excentrique banlieue, la nuit saoûle et lubrique autour du Moulin de pierre.

Lorsqu’il remettait le pied sur le pavé de sa ville natale, c’était par ce fossé que le domaine de Gina s’annonçait à lui. De tout ce qui appartenait et vivait à la fabrique, ce fossé seul venait à sa rencontre de très loin, le prenait même à la descente du train, le saluait avec un certain empressement, bien avant que le collégien eût vu poindre au-dessus des rideaux d’arbres, des toits et des moulins du faubourg, les hautes cheminées rouges et rigides, agitant leurs panaches fuligineux en signe de dérisoire bienvenue. Il était aussi le dernier, ce fossé corrompu, à lui donner la conduite, le jour du départ, comme un chien galeux et perdu qui se traîne sur les pas d’un promeneur pitoyable.

La surface sombre, striée de couleurs morbides, l’égout affreux s’écoulait à ciel ouvert, tout le long de la voie lépreuse conduisant à l’usine. Il mettait comme une lenteur insolente à regagner le bras de rivière dont il déshonorait les eaux. Les riverains, toutes petites gens, dépendant de la puissante fabrique, murmuraient à part eux, mais n’osaient se plaindre trop haut. Forts de cette résignation les patrons ajournaient la grosse dépense que représenterait le voûtement de ce cloaque. Une épidémie de choléra qui éclata en plein mois d’août leur donna cependant à réfléchir. Amorcé et stimulé par les miasmes du fossé le fléau éprouvait les parages de l’usine plus cruellement que n’importe quel autre quartier de l’agglomération. Les faubouriens tombaient comme des mouches. Quoique les survivants craignissent d’attirer la famine en protestant ouvertement contre la peste, les Dobouziez crurent devoir amadouer la population, sourdement montée contre eux, et répandirent les secours parmi les familles des cholériques. Mais ces largesses presque forcées se faisaient sans bonne grâce, sans tact, sans cette commisération qui rehausse le bienfait et distinguera toujours l’évangélique charité de la philanthropie de commande. C’était la touchante Félicité qu’on avait chargée de la distribution des aumônes. Occupé de ce côté, le factotum surveilla Laurent de moins près et celui-ci en profita pour prendre quelquefois la clef des champs.

Un soir opaque et cuivreux, il regagnait d’un pas délibéré les parages de l’usine. En s’engageant dans la longue rue ouvrière éclairée sordidement, de loin en loin, par une lanterne fumeuse accrochée à un bras de potence, son attention très affilée, plus subtile encore qu’à l’ordinaire, fut intriguée par un murmure continu, un bourdonnement traînard et dolent. Il crut d’abord à un concert de grenouilles mais il songea aussitôt que jamais bestiole vivante ne hantait la vase du fossé ! À mesure qu’il avançait ces bruits devenaient plus distincts. Au tournant de la rue, près d’un carrefour proche de la fabrique, il en eut l’explication.

Au fond d’une petite niche à console, ornant l’angle de deux rues, trônait à la mode anversoise une madone en bois peint à laquelle une centaine de petits cierges et de chandelles de suif, formaient un nimbe éblouissant. La totale obscurité du reste de la voie rendait cette illumination partielle d’autant plus fantastique. Au pied du tabernacle étincelant devant lequel ne brûlait, en temps ordinaire, qu’une modique veilleuse, sous ce naïf simulacre de l’Assomption, si bas que les languettes de feu, dardées, avec un imperceptible frisson, dans la nuit immobile et suffocante, parvenaient à peine à rayonner jusque-là, grouillait, se massait, prosternée, la foule des pauvresses du quartier, en mantes noires et en béguins blancs, défilant des rosaires, marmottant des litanies avec ces voix dolentes ou cassées des indigents qui racontent leurs traverses. Elles s’étaient cotisées pour l’offrande de ce luminaire dans l’espoir de conjurer par l’intercession de sa mère le Dieu qui déchaîne et retient à son gré les plaies dévorantes…

Il était à prévoir que l’illumination ne durerait pas aussi longtemps que les psalmodies. L’auréole se piquait déjà de taches noires. Et chaque fois qu’un cierge menaçait de s’éteindre, les suppliantes redoublaient de prières, se lamentaient plus haut et plus vite. Sans doute les âmes bien aimées d’un frère, d’un époux, d’un enfant correspondaient à ces flammes agonisantes. Celles-ci cesseraient de frémir en même temps que les moribonds achèveraient de râler. C’étaient comme autant de derniers soupirs qui soufflaient une à une ces lueurs tremblotantes. Et les ténèbres s’épaississaient chargées des mortuaires de la journée.

À quelques pas se dressait la fabrique plus noire encore que cette ombre, semblable au temple d’une divinité malfaisante. Surcroît de calamité ! À cette heure équivoque le terrible fossé, plus effervescent encore que de coutume, neutralisait par ses effluves homicides l’encens de ces prières et l’eau bénite de ces pleurs !

Pour renforcer cette impression d’angoisse et de désespoir, il parut à Laurent, dont les yeux scrutaient le visage souriant de la petite madone, que ce visage reproduisait le masque impérieux et trop régulier de sa cousine Gina. Se pouvait-il que pour faire avorter ces dévotions, le génie de l’usine Dobouziez se fût substitué à la Reine du Ciel ! Justement les pauvres mères, les épouses, les sœurs, les filles, les bambines et les aïeules entonnaient à la suite du vicaire en surplis, dirigeant leur neuvaine, un pressant et lamentable Regina Cæli !

Laurent n’en pouvait plus douter. Il reconnaissait cette moue avantageuse, ce regard hautain et moqueur. Il aurait même juré qu’un souffle s’échappait des lèvres de la fausse madone et qu’elle prenait un sournois plaisir à éteindre elle-même les derniers lumignons !

Le collégien fut tenté de se jeter entre l’idole et la foule et de leur crier : — Arrêtez ! Vous vous abusez cruellement, ô pauvresses, mes sœurs ! Celle que vous invoquez, c’est l’autre Reine, l’aussi belle, mais la plus impitoyable !… Arrêtez ! c’est Régina, la Nymphe du Fossé, la fleur du cloaque ; il l’enrichit, il la fait saine et superbe ; et vous, elle vous empoisonne ; et vous, elle vous tue !

Mais le cantique se fondit subitement dans une explosion de sanglots. Aucun cierge ne brûlait plus. La petite madone se dérobait aux regards conjurateurs de ces humbles femmes. Le dernier cholérique venait d’expirer.