La nouvelle Carthage/Première partie/Chapitre VI

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Paul Lacomblez (p. 41-45).
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VI

Le Costume neuf.


Cet hiver Mlle Dobouziez entrerait dans le monde. Les journées se passaient en courses et en emplettes. Gina se faisait confectionner de coûteuses et raffinées toilettes. La mère qui allait être forcée de la chaperonner et de l’accompagner, se sentait un regain de coquetterie. Elle entendit s’habiller comme une jeunesse, porter des couleurs claires, assortir ses robes et ses coiffures à celles de sa fille. Poussant à l’excès l’amour des fleurs artificielles et des rubans tapageurs elle mettait sens dessus dessous les magasins de la modiste, déroulait tous les rubans, déballait tous les cartons d’oiseaux empaillés, se trempait comme dans un bain de coques, de brides, de marabouts et de plumes d’autruches. Si Régina n’eût point été là pour prendre à part la fournisseuse, au moment de sortir et lui décommander à l’oreille, une partie des agréments choisis par la bonne dame, elle eût arboré sur ses chapeaux de quoi garnir les vases d’un maître-autel de cathédrale ou enrichir un musée de botanique et d’ornithologie. Ce n’était pas sans luttes et sans peines que Gina, très sensible au ridicule, parvenait à élaguer de quelques arbustes la pépinière que Mme Dobouziez se proposait d’offrir à l’admiration du grand monde commerçant.

Gina révélait déjà des impatiences de femme, montrait des velléités d’émancipation. Pour le milieu où elle les produirait ses toilettes de jeune fille manquaient un peu de modestie — comme s’exprime la pruderie provinciale — mais elles possédaient tant de cachet et Gina les portait avec une allure si crâne et si souveraine ! Laurent se sentait de plus en plus fasciné par la radieuse héritière et cela sans démêler encore si le sentiment qu’il éprouvait à son égard était de l’envie ou de l’amour.

Il arrivait un moment où la perspective de distractions et de succès nouveaux enfiévrait Gina et la rendait plus communicative, plus aimable avec son entourage. Gagné par cet entrain, cette humeur conciliante et réjouie, Laurent lui-même demeurait quelquefois auprès d’elle. Quand il se renfrognait dans son coin elle l’appelait, lui racontait ses projets, le nombre d’invitations qu’on lancerait pour le premier bal, lui montrait ses emplettes, daignait le consulter sur la nuance ou le chiffonnage d’une étoffe, sur le choix d’une bague : « Voyons, approche, paysan ! Montre que tu as du goût ! » Elle lui décochait cette épithète de paysan avec une rondeur qui enlevait sa portée désobligeante au sobriquet. Cette embellie familiale durerait-elle ? Laurent en profitait comme le vagabond transi se réchauffe béatement au coin d’un âtre hospitalier, oubliant que dans une heure, il lui faudra reprendre sa course à travers la neige et le gel !

Lorsque Laurent assistait dans le vestibule et jusque sous le porche de l’allée cochère au départ de ces dames, Gina acceptait ses attentions, consentait à prendre de sa main la sortie de bal, l’éventail, l’ombrelle. Il la voyait monter prestement en voiture, relever d’un geste adorable le fouillis coquet de ses jupes : « Viens-tu, mère ?… Bonjour, paysan ! » La cousine Lydie se hissait, essoufflée ; le marche-pied criait sous son poids et la caisse de la voiture penchait de son côté.

Enfin, avec un soupir, elle s’installait. Nerveuse, la menotte gantée de Gina abaissait la glace du coupé ; le portier, casquette à la main, écartait les vantaux de l’entrée et saluait ces dames… Elle était partie !…

Il fallut songer aussi au trousseau du jeune Paridael qu’on allait envoyer loin du pays dans un collège international, d’où il ne reviendrait qu’après avoir terminé ses études.

La cousine Lydie et l’inévitable Félicité se livrèrent à des fouilles dans la garde-robe de M. Dobouziez. Avec une minutie d’archéologue elles inspectèrent, pièce par pièce, les nippes que « Monsieur » ne portait plus, se les repassant de main en main, pesant, tâtant, se concertant. Amadouée aussi par l’atmosphère de fête emplissant la maison, Mme Dobouziez se déclarait prête à sacrifier, pour la faire ajuster à la taille de son pupille, par un petit tailleur du faubourg, une redingote presque neuve ou une culotte plutôt démodée qu’usée, de son époux.

Mais Félicité trouvait toujours les vêtements beaucoup trop beaux pour un garçon si négligent sur ses effets : « Vrai, madame, les sabots, la blouse, la casquette et la culotte en cuir de nos ouvriers lui conviendraient mieux ! »

La cousine Lydie arrachait presque, par serment, à l’heureux Paridael, la promesse de bien ménager ces habillements. C’était des « bien sûr ? » et des « tu te corrigeras, n’est-ce pas ? » comme si on lui eût confié la tunique sans couture du Sauveur. À tel point que devant la lourde responsabilité qu’il endosserait en même temps que la défroque du cousin, Laurent eût préféré revêtir, en effet, les hardes inusables et commodes des manœuvres, ses amis.

Il ne restait plus qu’à disposer de certaine culotte à carreaux verts et bleus, une horreur que le cousin lui-même, peu exigeant sur le chapitre de la toilette, avait répudiée dès la troisième épreuve.

Félicité guignait ces bragues désastreuses pour les revendre au fripier. Chaque pièce d’habillement dévolue à l’orphelin diminuait d’autant le profit du factotum à qui revenait autrefois la dépouille des maîtres. Cette circonstance n’était pas étrangère à l’animosité qu’elle entretenait à l’égard de Laurent. Celui-ci, cependant, lui aurait volontiers cédé toute la garde-robe du cousin, et surtout ce désastreux pantalon épinard et indigo ; mais il n’osait témoigner ouvertement sa répugnance, la cousine Lydie s’étant mis en tête de lui causer une grande joie.

En ce moment Régina qui cherchait sa mère se présenta sur le palier des combles.

— Oh ! le cauchemar ! fit-elle ; j’espère bien, maman, que tu ne vas pas faire porter cette friperie à Laurent ! C’est pour le coup que le paysan mériterait son nom !

Et, prise d’un bon mouvement fraternel, Gina ayant examiné le tas de vieilleries destinées à son cousin, déclara qu’il y avait là de quoi lui tailler quelques vêtements de fatigue, mais rien dont on pût retirer un costume habillé : « Viens nous-en, mère, dit-elle, j’ai deux courses à faire en ville, et en passant, nous verrons les fournisseurs d’Athanase et Gaston Saint-Fardier. Ils trouveront bien moyen de décrasser un peu ce bonhomme ; allons, arrive, toi ! »

Pas moyen de résister à Gina ! Félicité dévora son dépit et se consola de l’insolite faveur témoignée par la capricieuse et hautaine jeune fille à ce maudit gamin, en s’adjugeant sans répugnance le terrible pantalon bicolore.

C’était la première fois que Laurent accompagnait ses cousines en voiture ! Assis à côté du cocher, que la surprise avait failli précipiter de son siège au moment où Laurent s’y juchait, il se retournait de temps en temps pour montrer à Gina un visage qu’il savait moins maussade que de coutume et la remercier par ce rayonnement inusité. Il comptait donc enfin pour quelque chose dans la famille Dobouziez ! Cette subite rentrée en grâce faillit le rendre vaniteux. Il se sentait venir au cœur un peu de morgue et il regardait les piétons du haut de sa grandeur. Sous l’impression du moment il oubliait les dédains et les affronts essuyés auparavant ; la dureté de Gina et de ses parents pour Tilbak ; il se rappelait non sans remords les blasphèmes qu’il avait proférés contre la « Nymphe du Fossé », ce sinistre soir de neuvaine quand régnait le choléra.

Ah ! les cholériques, les blessés, les parias étaient loin ! Il ne les reniait pas, mais il ne s’en inquiétait plus !… Il était prêt à reconnaître sans peine et sans réserve les bienfaits de son tuteur, à trouver très affectueuse la cousine Lydie, à mettre la férocité du Pacha sur le compte de sa maladie de foie. Il n’en voulait même plus autant à la malicieuse Félicité.

Charmante matinée de conciliation ! Il faisait beau, les rues semblaient en fête, les dames dont les équipages croisaient la victoria des cousines Dobouziez comprenaient presque le petit Paridael dans les saluts échangés avec celles-ci !

On arrêta tour à tour chez le tailleur, le chemisier, le bottier, le chapelier des jeunes Saint-Fardier, ces arbitres de suprême élégance… Le tailleur prit mesure à Paridael d’un complet dont Gina choisit l’étoffe, la plus chère et la plus riche, naturellement, malgré les protestations de Mme Lydie qui commençait à trouver ruineuse la sollicitude de sa fille pour le petit parent pauvre. À quelles prodigalités la fantasque Gina n’allait-elle pas l’obliger avant de rentrer ? À tout instant la tutrice économe consultait sa montre : « Gina, l’heure du déjeuner… Ton père nous attend ! » Mais Gina s’était mis en tête de s’occuper à son tour de la toilette de son cousin, et elle apportait dans l’exécution de son dessein sa hâte, sa pétulance habituelle. Quand elle avait décidé quelque chose, elle n’admettait ni retard, ni réflexion. Sur l’heure ou jamais ! eût-elle pu adopter pour devise.

Chez le chemisier, outre six chemises de fine toile commandées à la mesure de son protégé, elle acheta une couple de délicieuses cravates. Chez le chapelier il échangea son feutre râpé contre un couvre-chef irréprochable et chaussa aussi chez le bottier des bottines faites à son pied. Il garda au corps les chaussures et le chapeau neufs. C’était un commencement de métamorphose. Chez la gantière Gina remarqua pour la première fois qu’il avait les attaches fines ; la main et le pied petits. Elle se réjouissait de la métamorphose graduelle du gamin.

— Vois donc, maman, il n’a plus l’air aussi rustre. Il est presque bien, n’est-ce pas ?

Ce presque gâtait un peu le bonheur de Laurent ; mais il pouvait espérer que lorsqu’il serait habillé de neuf des pieds à la tête, Gina le trouverait tout à fait présentable.

Illusion, leurre, mirages, cette journée n’en fut pas moins une des meilleures que Laurent eût rencontrées. Comme Gina donnait le ton, tout le monde à la fabrique, même le cousin Guillaume, même l’inconciliable Félicité faisait meilleur visage au collégien et ne le morigénait pas aussi souvent.

— Mademoiselle a l’air de jouer encore à la poupée ! se contenta de dire en a parte la hargneuse créature, lorsque Gina fit tourner et retourner Laurent pour le montrer au cousin Guillaume.

Il faut croire que le jeu amusa la jeune fille, car le tailleur ayant livré les vêtements neufs de Laurent la veille d’une excursion par eau, à Hemixem, où les Dobouziez avaient leur « campagne » elle demanda que le gamin fût de la partie. Comme il devait partir le lendemain pour l’étranger, les parents se prêtèrent à cette nouvelle fantaisie de Gina, à condition qu’il s’en rendît digne par des prodiges d’application et de sagesse.

Décidément Laurent sentait ses dernières préventions se dissiper. Âge privilégié du pardon des injures, où la moindre attention compense dans la mémoire de l’enfant des années de désaffection et d’indifférence !