La nouvelle aurore/Prologue

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Traduction par Teodor de Wyzewa.
Perrin (p. 1-8).

LA NOUVELLE AURORE

ROMAN DES TEMPS FUTURS


PROLOGUE

Par degrés, la mémoire et la conscience s’affirmèrent de nouveau, et le malade finit par comprendre qu’il se trouvait couché dans un lit. Mais cette compréhension fut l’aboutissement d’un effort mental intense et prolongé, aussi péniblement édifiée sur une abondante série de prémisses et de déductions que l’avaient été les thèses théologiques soutenues par le malade, vingt ans auparavant, pendant son séjour au séminaire. Il y avait, notamment, le drap blanc sous son menton ; il y avait une couverture rouge, — qui d’abord lui était apparue un paysage de montagnes et de vallées, tout revêtu d’une couleur de sang ; il y avait des rideaux blancs accrochés au plafond, — qui, tout à l’heure, lui avait semblé lointain et profond comme la voûte du ciel.

Par degrés, aussi, l’immense fracas dont ses oreilles étaient pleines s’alourdit, se changea en un vague murmure. Au lieu d’un bruit de marteaux enflammés retentissant dans des cavernes sonores, et d’un roulement continu de roues, et du pas régulier d’innombrables myriades de guerriers en armure, c’était maintenant quelque chose comme l’arrivée d’un flux au pied de hautes falaises, une note monotone et incessante entremêlée parfois d’une rumeur plus forte. Et cela encore avait exigé de lui une longue suite d’arguments et de déductions, avant qu’il pût en tirer une conclusion positive : mais cette conclusion avait fini par s’imposer à lui, et maintenant il avait la certitude d’être couché quelque part dans le voisinage de rues passantes. Puis, brusquement, il songea que l’endroit où il était devait être son propre appartement de Bloomsbury : mais un autre long regard au-dessus de sa tête lui prouva que le plafond blanc était beaucoup trop haut pour pouvoir être celui de sa chambre à coucher.

Et puis ce grand effort de pensée lui valut une impression de fatigue, d’inexprimable malaise. Il résolut de ne plus penser, par crainte d’entendre de nouveau le fracas des marteaux dans sa tête creuse.

Sa première perception un peu nette, après cela, fut celle de quelque chose qui s’appuyait sur ses lèvres, comme aussi de l’ombre d’une certaine saveur dans sa bouche. Mais ce ne fut qu’une impression très légère, comme s’il voyait quelqu’un d’autre occupé à boire. Puis, d’un élan soudain, le plafond reparut au-dessus de lui. Il eut conscience d’être couché dans un lit sous une couverture rouge, d’avoir autour de soi une grande chambre aérée, et de voir deux personnes, un médecin en blouse blanche et une religieuse, debout près du lit, les yeux fixés sur lui. Il s’attarda longtemps dans cette perception définie, tout en observant la manière dont sa mémoire reprenait possession de lui. L’un après l’autre, des détails surgissaient à l’horizon de sa pensée ; et sans cesse il s’enfonçait plus en arrière dans ses souvenirs, par delà sa jeunesse jusqu’au plus loin de son enfance. Il se rappelait à présent qui il était ; il revoyait son histoire, ses amis, toute sa vie jusqu’à un certain jour, ou une certaine suite de jours, à partir desquels il n’y avait absolument rien dans sa pensée consciente. Puis il aperçut de nouveau les deux visages ; et l’idée lui vint, comme un éclair, de la possibilité pour lui de poser des questions. Si bien qu’il se mit à poser des questions ; et, très soigneusement, il examinait chaque réponse, la tournant et la retournant dans sa tête avec un degré de concentration dont il était stupéfait de se sentir capable.

« Ainsi donc, se disait-il, je suis à l’hôpital de Westminster ? Comme cela est curieux ! Bien souvent j’ai vu le dehors de cette maison. Un grand mur de briques décolorées. Et je suis ici depuis… depuis combien de temps, d’après ce qu’ils me disent ?… Oh !… depuis cinq jours ! Quel long espace de temps ! Et qu’est-ce que sera devenu mon travail, pendant ces cinq jours ? Sûrement, on doit m’attendre et s’inquiéter de moi, au British Museum ! Comment le professeur Waters a-t-il pu s’arranger sans moi, pour les épreuves de notre livre ? Il faudra que je me mette à l’ouvrage sur-le-champ ! Waters comprendra bien que ce n’est point ma faute…

« Comment ? il ne faut pas que je me préoccupe de cela ? Mais pourtant… Oh ! le professeur Waters est venu ici ? Voilà qui est aimable, vraiment, de sa part ! Et je n’ai pas à m’inquiéter de la suite du travail ? Fort bien ! Veuillez remercier M. Waters de sa complaisance !… Et dites-lui que je serai sûrement à sa disposition dans deux ou trois jours !… À propos, dites-lui qu’il trouvera toutes les références aux papes du treizième siècle chez moi, dans un gros cahier noir,… le plus gros de tous,… à droite de la cheminée ! Toutes les dates sont vérifiées. Merci infiniment… Et… au fait, dites-lui que je ne suis pas encore tout à fait fixé touchant l’affaire d’Enée Piccolomini !… Comment ? il ne faut pas que je me fatigue l’esprit ?… Mais… fort bien ! Merci !… merci mille fois !… »

Suivit une longue pause. Il continuait à réfléchir très assidûment à l’histoire des papes du treizième siècle. C’était, en vérité, très ennuyeux, qu’il ne pût pas s’expliquer directement avec le professeur Waters. Il se rappelait qu’il y avait, dans son cahier noir, des pages qui s’étaient détachées. Quelle chose terrible ce serait, si l’on prenait le cahier trop vivement, et que quelques-unes de ces pages tombassent dans le feu ! Il ne faudrait pour cela qu’un instant ! Et alors tant d’ouvrage à recommencer ! Des masses et des masses de travail à refaire !

En ce moment, une voix calme et grave, une voix de femme, pénétra dans ses oreilles : mais pendant longtemps il ne put la comprendre. Il aurait souhaité que cette voix le laissât en paix ! Ne fallait-il pas qu’il réfléchît à l’histoire des papes ? Il essaya de répondre affirmativement, d’un signe de tête, et de murmurer une sorte d’approbation vague, comme s’il se sentait à demi assoupi. Mais tout cela inutilement : la voix continuait toujours de parler. Et puis, tout d’un coup, il comprit, et une sorte de fureur s’empara de lui.

Comment, ces gens savaient-ils qu’il avait autrefois été prêtre ? Toujours des espionnages et des papotages, comme par le passé !… Non, il ne désirait pas du tout que l’on envoyât chercher un confesseur ! Lui-même n’était plus prêtre du tout, plus même catholique ni chrétien ! Tout cela, c’était des mensonges, du commencement à la fin, tout ce qu’on lui avait enseigné au séminaire ! Rien que des mensonges !… Là ! était-ce assez clair, ce qu’il disait, et allait-on le laisser en paix ?…

Pourquoi donc cette voix ne cessait-elle pas ? Comment, il se trouvait en grand danger ? Il allait de nouveau perdre conscience avant peu ? Il ne comprenait pas très bien ce que cela signifiait, mais quel rapport cela avait-il avec l’offre d’envoyer chercher un prêtre ? N’avait-on pas entendu ce qu’il venait de dire ? Il avait l’esprit parfaitement lucide, et savait parfaitement ce qu’il disait !… Oui, si même il était en grand danger, si même il était positivement certain d’avoir à mourir bientôt (ce qui, d’ailleurs, était impossible, attendu qu’il avait à terminer les notes et à revoir les épreuves de la nouvelle Histoire des Papes, écrite en collaboration avec le professeur Waters, et que ce travail allait encore exiger des mois)… en tout cas, il ne voulait pas voir de prêtre ! Il savait à fond ce qui en était. Il avait envisagé toutes choses, et n’était nullement effrayé. La science avait écrasé à jamais, en lui, toute cette absurdité religieuse. Les religions, toutes les religions se valaient. Il n’y avait pas un mot de vrai en aucune d’elles. Les sciences physiques avaient tranché une moitié du problème, et la psychologie l’autre moitié. Tout se trouvait expliqué, sans l’ombre d’erreur. De telle sorte que, en tout cas, il ne voulait pas recevoir de prêtre. Au diable les prêtres ! Là, est-ce qu’on n’allait pas le laisser en paix, après cela ?…

Et maintenant, pour ce qui était de l’affaire du pape Piccolomini, c’était chose certaine que, quand Œneas Sylvius avait été promu au Sacré-Collège…

Eh ! bien, qu’est-ce donc qui se passait au plafond ? Comment pouvait-il réfléchir à Piccolomini, tandis que le plafond se comportait ainsi ? Il n’avait aucune idée que les plafonds, à l’hôpital de Westminster, se soulevassent comme des ascenseurs ! Probablement c’était afin de lui donner plus d’air ! Oui, en effet, il lui fallait plus d’air !… Et voici que les murs, aussi… Est-ce que les murs, également, allaient tourner sur soi même ? De cette façon, tout l’air de la chambre allait être changé en un moment ! Quelle invention curieuse ! Oui, et précisément il lui fallait plus d’air !… Pourquoi donc tous ces médecins ne savaient-ils pas mieux leur affaire ? À quoi bon l’étouffer, l’écraser ainsi ? Il lui fallait de l’air, beaucoup plus d’air ! Il allait courir à la fenêtre !… De l’air… de l’air !…