La région du lac Saint-Jean, grenier de la province de Québec/III

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III.

On a dit, il y a longtemps déjà, que la vallée du lac Saint-Jean deviendrait un jour le grenier de la province de Québec. Le fait est qu’elle peut former à elle seule une province entière, et, dans tous les cas, elle est destinée à devenir avant peu un vaste champ d’approvisionnement pour la capitale, en même temps que celui vers lequel se tourneront les plus actives et les plus sérieuses tentatives de colonisation.

La colonisation, se développant sans cesse, tend à enserrer le lac tout entier. Depuis quelques années déjà elle s’est avancée rapidement vers l’ouest, par les cantons Normandin et Albanel ; la voilà aujourd’hui qui s’étend vers le nord, et les vallées de la Mistassini et de la Péribonca déploieront pour l’homme toute leur fécondité. C’est que la région du lac Saint-Jean possède des avantages exceptionnels de sol et de climat qui la rendent éminemment productive.

« Le climat du lac Saint-Jean, » disait M. Bouchette, il y a déjà un demi-siècle, « est aussi doux et même plus doux que celui de Montréal. Quand, à Chicoutimi, les oignons, les patates et les choux gelaient, le 23 septembre 1832, ils étaient restés absolument intacts au lac Saint-Jean jusqu’au 12 octobre. On peut cultiver même le melon sur les bords du lac, et les nuits y sont moins froides que dans le reste du pays. »

Ces assertions au sujet du climat sont largement sanctionnées par les observations officielles du bureau de météorologie, observations que l’on trouvera consignées aux pages 48 et 49 de cette brochure. Elles prouvent que la température d’été du district du lac Saint-Jean est en réalité la même qu’à Québec, et plus chaude que celle de Rimouski, de Dalhousie, N.B., Port Arthur, Ont. et Winnipeg, tandis que la chute de neige est plus de moitié inférieure à celle de Montréal. Elles font voir de plus que le climat, l’automne, est remarquablement doux, la moyenne de la température la plus élevée à Roberval, du 15 septembre au 8 octobre 1890, étant de deux degrés de plus que celle de Montréal.

Citons encore un extrait du rapport de M. Ballantyne, adressé au gouvernement en 1857 :

« L’expérience acquise par sept années d’excursions dans les divers cantons qui composent une partie de ce beau territoire, m’a montré les choses sous un jour trop clair pour ne pas faire connaître toute la vérité. Je dirai donc avec la certitude de n’éprouver aucun démenti, que je ne connais nulle part en cette province un territoire qui, sur une étendue aussi considérable, offre des qualités supérieures, à tous égards, aux terres qui composent une partie des cantons que j’ai arpentés…

« Mais ce n’est pas tout. Le climat vient apporter son contingent de faveurs à l’agriculture. J’ai vu bien des personnes marquer de la surprise, lorsque je leur disais que le climat du lac Saint-Jean peut rivaliser avec celui de Montréal ; rien de plus vrai cependant. Une chose importante à remarquer est que les vents du nord-est, si humides et si désagréables sur les bords du Saint-Laurent, perdent leur cortège de vapeurs avant d’arriver au lac Saint-Jean, et sont alors ce que sont les vents du sud-ouest sur les bords du fleuve. Les arbres fruitiers que l’on voit dans le jardin du poste de Métabetchouan, sur les bords du lac, attestent la douceur du climat. Il suffit de jeter un coup d’œil sur ces forêts de cèdres d’une grosseur prodigieuse, de pins blancs, de pins rouges, d’épinettes et de merisiers, pour se convaincre de la bonté de ce climat et de la vigueur nourricière du sol. »

Ajoutons à ces témoignages d’une haute valeur l’appréciation suivante d’un touriste qui a visité dernièrement le pays :

« Le lac Saint-Jean, » dit-il, « est une magnifique étendue d’eau ; on n’en peut voir le côté opposé que lorsque le temps est très clair ; en tout autre temps on reste sous l’impression que c’est une mer intérieure. En suivant le rivage occidental du lac la scène est très belle. Une pointe bleue éloignée, à peine visible d’abord, se change graduellement en une longue côte, couverte de fermes, de villages et d’églises, nous rappelant les rives du Saint-Laurent en bas de Montréal. L’œil ne se fatigue jamais à regarder ce magnifique panorama ; d’un côté, des champs de blé, s’élevant graduellement des bords du lac ; de l’autre côté, l’immense étendue du lac.

LE SOL

est presque inépuisable. À la Pointe-aux-Trembles j’ai vu un champ qui a produit du blé pendant les quinze dernières années, sans application d’aucun engrais ; et le grain que j’ai vu cette année était aussi beau que celui que l’on a récolté dans n’importe quelle autre partie du district. On reste frappé d’étonnement en voyant la richesse du sol ; je crois qu’il n’y en a pas de meilleur en Canada.

On dit que le climat de la région du lac Saint-Jean est semblable à celui de Montréal ; il n’y a pas de doute qu’il est supérieur à celui de Québec. La chute de neige est certainement moindre. De fait les cultivateurs se plaignent qu’ils n’ont de bons chemins pour les traîneaux que bien tard dans l’hiver. Le blé et tous les grains mûrissent et produisent abondamment, comme on peut le voir par les extraits suivants des recensements décennaux :

- 1861 1871 1881
Blé, minots 10,912 136,099 154,589
Avoine, minots 39,316 117,249 211,216
Orge, minots 30,922 71,210 47,025
Autres grains ..... ..... 108,183
Patates, minots 101,382 156,996 287,238
Foin, tonne 3,648 5,966 16,347
Beurre, livres 61,777 148,106 393,127
Têtes de bétail 18,746 44,772 59,795
Tabac, livres ..... ..... 67,431
Population 10,478 17,493 32,409

Les patates, les carottes et les autres légumes viennent abondamment et sont d’une immense grosseur. C’est sans doute en cultivant le blé qu’on connaît le sol et le climat de toute contrée agricole. Comparons donc son rendement au lac Saint-Jean avec les meilleurs districts de la province, à savoir les cantons de l’Est, et nous trouverons que les rapports de 1881 donnent le résultat suivant :

- Population Minots de blé Minots par
1000 habitants
Chicoutimi 32,409 154,589 4,800
Compton 19,581 34,181 1,800
Standstead 15,556 37,727 2,400
Huntingdon 15,495 24,378 1,600

Mentionnons encore l’attestation de M. John Sullivan, arpenteur, qui déclarait en 1873 que l’orge et le blé du Lac Saint-Jean étaient les plus beaux qu’il eût jamais vus. La feuille de la patate y était encore verte dans la dernière quinzaine d’octobre, ce qui prouve que le climat de la vallée est favorable aux céréales et aux plantes potagères. Il y a deux ans à peine, presque tous les colons avaient un excédent de production, qu’ils pouvaient écouler difficilement, faute de marchés rapprochés. Mais aujourd’hui, il n’en est ainsi, grâce à la construction du chemin de fer du Lac Saint-Jean, lequel atteint Roberval, sur les bords même du lac, et ne tardera pas à s’étendre à l’ouest et à l’est, pour donner à la colonisation tous les débouchés qui lui sont nécessaires.

Cette région est surtout propre à l’élevage des bestiaux. Le fourrage est tellement riche que le mouton du Lac Saint-Jean est déjà renommé pour l’excellente qualité de sa chair et plusieurs wagons, chargés de ces animaux ainsi que de bêtes à cornes, ont été expédiés cette année sur le marché.

À côté de ce tableau, introduisons sans crainte une page descriptive, que nous extrayons du livre de M. A. Buies, « Le Saguenay et la Vallée du Lac Saint-Jean » :

« Nous voilà enfin arrivés devant cette petite mer qui est restée en quelque sorte légendaire jusqu’à nos jours, dont le nom frappe encore singulièrement bien des oreilles, et sur laquelle a plané pendant bien longtemps le voile mystérieux qui couvre l’immense solitude du nord. Il y a trente ans à peine, personne n’aurait osé croire qu’on pût seulement se rendre jusqu’au lac Saint-Jean ; c’était tellement loin dans le nord ! Le pays qui l’entourait ne pouvait être que la demeure des animaux à fourrures, et, seuls, les Indiens étaient regardés comme pouvant se hasarder dans ces sombres retraites que protégeait la chaîne des Laurentides et que défendait contre l’homme une nature réputée inaccessible. C’était un préjugé sans doute, mais avouons que ce préjugé, qui représentait comme inaccessible à la colonisation et à la culture toute la région du lac Saint-Jean, avait quelque raison d’être, car cette région a une physionomie qu’aucun autre aspect du Canada ne rappelle. Voyez se balancer, s’agiter ou s’endormir sur son lit de sable et d’alluvion, cette petite mer intérieure, semblable à un énorme crabe étendant dans tous les sens ses longues et nombreuses rivières, comme autant de tentacules, toutes prêtes à saisir les colons et à les attirer quand même sur le sein du monstre ! …

Le voilà donc devant nous, ce lac dont la renommée, chargée de légendes, a déjà volé vers de nombreux pays. La voilà, cette région du lac Saint-Jean qui a tant exercé les imaginations depuis quelques années, dont on a tant parlé, que l’on connaît si peu, et vers laquelle se portent de si nombreuses, de si ardentes espérances. La voilà, cette étrange petite mer, avec son peuple de poissons aussi étranges qu’elle-même : le wananish, qui ne se pêche guère que pendant six semaines, du 1er juin au 15 juillet, qui fait bondir des heures entières la main du pêcheur qui s’obstine après lui, qui fait des sauts de quinze pieds, et qui franchit une chute aussi aisément qu’un ruisseau, plus alerte, plus vigoureux, quoique plus petit, et plus rapide que le saumon lui-même ; la munie, qui a la queue et la couleur de l’anguille, la forme du crapaud de mer, et la tête comme celle de la morue, quoique un peu plus plate ; l’atosset, autre produit singulier qui vient on ne sait d’où et dont les ancêtres ont dû faire de nombreux croisements ; enfin, le brochet, mais le brochet monstre, qui a jusqu’à six et sept pieds de longueur, qui exerce un terrible brigandage dans le lac, toujours à l’affût de quelque proie, et qui saisit sans façon les pieds des nageurs qui se hasardent au large, en leur faisant de remarquables blessures… La voilà enfin, exposée à nos regards, cette petite mer songeuse, au fond de sa large et féconde vallée qui nous attire et nous invite à la parcourir en tous sens, à venir faire la preuve de tout ce qu’on a promis en son nom et à reconnaître s’il existe vraiment, sous de pareilles latitudes, une terre privilégiée qui puisse devenir plus tard un des grands centres de population du nord de la province. Allons donc reconnaître la vallée du lac et voyons ce qu’elle réserve aux colons parce qu’ont pu y faire déjà en moins de vingt ans les colons actuels, tout en remarquant que les plus fertiles parties de la vallée ne sont pas encore pour la plupart ouvertes à la colonisation. »

Un coup d’œil sur le rapport de M. G. B. Du Tremblay, pages 18, 19 et 20 de cette brochure, et sur celui de M. P. H. Dumais, pages 35, 36 et 87, fera voir combien est exacte l’assertion de M. Buies, « que les plus fertiles parties de ce territoire ne sont pas encore ouvertes à la colonisation. »