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La revanche d’une race/23

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L’Étoile du nord (p. 156-163).

CHAPITRE VI

COUP MANQUÉ


Une demi-heure s’était écoulée lorsque par une route que les projectiles ennemis n’avaient pas atteinte, les ambulances surchargées de blessés arrivèrent à l’hôpital.

En même temps aussi un moine paraissait, s’empressant auprès des blessés, aidant, secondant les chirurgiens et les infirmiers qui ne pouvaient répondre à tant de besogne.

C’était le mystérieux moine noir que nous connaissons.

Les ambulanciers et infirmiers y étaient déjà habitués ; mais les gardes-malades, au nombre de trois et nouvellement arrivées, à la vue de ce moine noir dont elles avaient entendu parler, le considérèrent avec une sorte d’épouvante.

Lui, le moine, allait d’un blessé à l’autre : pansait l’un, consolait l’autre… On prétend même qu’il avait confessé un moribond.

C’est ainsi qu’il se trouva près de la salle de chirurgie dans laquelle il vit disparaître l’une des gardes-malades.

Un sourire mystérieux erra sur ses lèvres minces.

Pour s’assurer que personne ne portait l’attention de ce côté, il jeta autour de lui un regard rapide. Il vit tout le personnel excessivement occupé. Il marcha précipitamment vers la draperie qui masquait l’entrée de la sacristie, il souleva cette draperie, fit un pas et la laissa retomber derrière lui.

Devant une espèce de buffet et lui tournant le dos, le moine vit la garde-malade en train de préparer quelque chose comme une potion.

À pas furtif et lents le moine s’approcha et s’arrêta à deux pas de l’infirmière. Puis, se penchant vers elle, il murmura avec une mordante ironie :

— Voila une noble et généreuse action que la société d’Ottawa ne manquera pas, j’en suis sûr, d’inscrire au crédit de mademoiselle Violette Spalding.

L’infirmière se retourna brusquement. Elle jeta sur le moine, dont la face blême se dessinait sinistrement sous la noire cagoule, un regard de surprise et d’épouvante à la fois. Puis elle considéra ce sourire moqueur sur ces lèvres minces, — elle vit ces yeux briller étrangement — des yeux qu’il lui semblait avoir vu briller déjà quelque part, comme dans un passé lointain, — puis, peu à peu, son regard épouvanté se modifia, se rassura, — un vague souvenir se fit jour dans son esprit, et il y eut de l’étonnement et de la stupeur dans un geste qu’elle échappa, et elle murmura lentement, comme se parlant à elle-même et comme si sa pensée se fût reportée très loin :

— Le docteur Randall !

Lui fit entendre un ricanement moqueur.

Par un mouvement instinctif Violette recula, sa physionomie se glaça, se pétrifia.

Était-elle la proie d’un cauchemar effroyable ? Elle le pensa.

Dans cet individu spectral sur qui avaient couru toutes espèces de rumeurs étranges et fantastiques, — dans ce moine dont les allées et venues répandaient une certaine terreur, — Violette Spalding, — car c’était elle, — retrouvait tout à coup l’ennemi acharné, implacable : le docteur Randall.

De suite elle avait compris que sous ce travestissement sacrilège le docteur méditait et prêterait quelques affreux projets…

De suite elle avait songé à Jules Marion qu’elle avait tout à l’heure — ah ! avec qu’elle poignante émotion, avec quelle joie délirante ! — reconnu quand, au moment du sortir de l’hôpital, il s’était retourné, — quand leurs regards à tous deux s’étaient croisés !…

Et maintenant, qu’elle avait revu Jules tout à coup, à l’improviste, — à l’improviste aussi l’ennemi commun et redouté, le docteur Randall, se dressait, et cette sinistre apparition suffisait pour obscurcir, effacer le rêve d’espoir qui venait de naître dans l’esprit de la jeune fille.

Et de suite elle fut saisie d’un pressentiment funèbre : il lui semble qu’une catastrophe imminente allait survenir dans sa vie, — qu’un malheur planait sur la tête de l’aimé — qu’un coup fatal allait l’atteindre, elle.

Mais disons-le encore, Violette était une fille forte et vaillante. Sa première émotion dissipée, elle dompta sa peur, chassa ses pressentiments de malheur, raffermit l’expression de son visage et ses yeux lancèrent au docteur un défi redoutable.

Mais lui, avec son rictus infernal, reprenait :

— Ce que votre malheureux père éprouvera de joie en apprenant que la fille bien-aimée, qu’il avait cru ne plus revoir, est vivante toujours — et ce qu’il éprouvera d’orgueil, quand on lui dira que Miss Spalding se dévoue avec un zèle remarquable à nos chers blessés !…

— Ah ! c’est vous… sur mon chemin encore !… ne put que balbutier Violette avec un mélange de colère et d’horreur.

— Encore et toujours… mademoiselle Violette !

— Mais que voulez-vous donc ?

— Vous le savez bien, fit le docteur avec un rire cynique.

— C’est votre haine contre « lui » qui vous a conduit jusqu’ici ?

— Comme c’est votre amour pour lui qui ruinera le bonheur de votre vie !

Violette eut un sourire ironique pour demander encore :

— Je parie que vous avez toujours vos grandes espérances ?

— Toujours !

— Savez-vous, mon cher docteur, poursuivit Violette avec une ironie enjouée, que vous êtes excessivement tenace ?

— Que voulez-vous, Violette !… L’amour, selon mon humble avis, est la mère de toutes les vertus.

— C’est-à-dire que chez vous l’amour est synonyme de haine, de vengeance, d’infamie, et c’est ce que vous nommez vertus ! riposta durement Violette qui s’indignait.

— Vous ne me comprenez pas… comme vous ne me connaissez pas…

— Vous voulez dire que je vous connais trop pour que j’aie la faiblesse de satisfaire vos ambitions infâmes. Allons, monsieur le docteur, je ne puis croire que vous puissiez conserver un espoir irréalisable.

— Je suis patient… tenace, comme vous disiez vous-même ; et j’ajouterai, pour votre gouverne, que j’arrive toujours au but que j’ai fixé.

— Ainsi, vous pensez que je serai, un de ces matins, stupide au point de me livrer à vous ?

— Nécessité oblige… prenez garde !

— Que voulez-vous dire ? demanda Violette hautaine et méprisante.

— Que vous importe ?… Il suffit que je me comprenne.

Un instant Violette le considéra d’un œil froid et perçant, comme pour chercher à démêler sur cette figure perverse et railleuse l’intime pensée du docteur. Puis elle eut tout à coup un hochement de tête dédaigneux et demanda :

— Vous vous dites peut-être — et vous appelez cela « nécessité » — que, pour vous empêcher de mettre à exécution vos sombres desseins contre celui que vous savez, j’aurai la générosité de mettre ma main dans la vôtre ?

— Oui… peut-être… répondit le docteur, sans modifier l’expression de sa figure.

Violette ! fit entendre un léger rire de mépris.

— Eh bien, vous vous trompez, dit-elle, je ne serai pas généreuse à ce point…

— Ah ! ah ! fit le docteur qui se mordit les lèvres pour calmer la rage que les paroles de Violette commençaient à faire naître dans son âme diabolique.

— Parce que, continua la jeune fille, vous ne me forcerez pas à cette générosité…

— Pourquoi ?

— Parce que vous n’arriverez pas jusqu’à lui…

— Vous croyez ?

— Parce que je vous arrêterai…

— Vous ?… ricana le docteur.

— Oui, moi… Cela vous fait rire ?

— C’est vrai, et je me demande comment vous vous y prendrez.

— De la façon la plus simple.

— Encore ?…

— En vous dénonçant !…

— Quelle dénonciation pourrez-vous faire, je vous prie ?

— Vous voulez le savoir ?

— Oui… à moins d’être indiscret, ricana plus fort le docteur.

— Écoutez donc alors. Tout à l’heure, quand le chirurgien-major viendra, je lui dirai ceci : monsieur le major, vous voyez ce bon moine, n’est-ce pas ? Eh bien, monsieur le major, le moine est faux… le moine est un voleur… le moine est un bandit… le moine est un assassin… le moine est un espion… faites fusiller le moine, monsieur le major ! Et je connais assez le chirurgien-major, ajouta Violette, pour vous certifier que ce bon moine sera fusillé sans plus.

Violette avait dit cela avec une telle conviction que, cette fois, le docteur fut secoué d’un frisson de peur, et sa physionomie, jusque-là demeurée moqueuse, devint tout à coup inquiète et perplexe.

Violette surprit ce changement, et un sourire de triomphe écarta ses lèvres.

Mais le docteur voulant lui donner le change, se ressaisit et dit d’une voix assurée et glaciale :

— Je devine, mademoiselle Violette, votre joie intérieure, et je vous dis que vous vous réjouissez trop à l’avance.

— Pourquoi donc ?

— Parce que vous aurez beau réciter tout votre petit chapitre, on ne vous croira pas… Et…

Mais il fut soudainement interrompu par une voix sévère qui disait :

— Peut-être me croira-t-on, moi, monsieur le docteur Randall !

Violette et le docteur se retournèrent brusquement. Violette, pour laisser retentir une exclamation joyeuse ; le docteur, pour pousser un rugissement de bête blessée.

Devant eux se tenait, grave et solennel, l’abbé Marcotte.

Mais le docteur, comme tous les audacieux, ne s’avouait jamais vaincu ; et aussi, prenant une attitude arrogante, demanda-t-il :

— Monsieur l’abbé, quelle preuve apporterez-vous à ma condamnation ?

À cet instant, deux brancardiers précédés par Marcil entraient portant sur une civière le corps inanimé et sanglant de Jules Marion.

— Celle-ci, docteur Randall !… répondit l’abbé Marcotte avec un accent tragique.

Mais ces paroles furent couvertes par un cri déchirant.

Violette venait d’apercevoir la civière portant Jules, — Jules que l’instant d’avant elle avait revu plein de vigueur et de vie, et elle s’était précipitée sur ce corps ensanglanté en criant :

— Mort !… Jules… mon Jules adoré !… il est mort !

Et entourant de ses deux bras la tête inerte du jeune homme elle éclata en sanglots.

Les lèvres du docteur esquissèrent un sourire de triomphe sardonique.

L’abbé se pencha sur Violette prostrée et frémissante et murmura :

— Non, mademoiselle, il n’est pas mort… il est blessé seulement !

— Blessé ! s’écria Violette incrédule, mais il va mourir, monsieur l’abbé, gémit la malheureuse enfant.

— Non, il ne mourra pas, — la blessure est peu grave.

Le docteur fit une grimace de désappointement.

— Est-ce que Monsieur Gaston aurait manqué son coup ? se dit-il. Est-ce que tout serait à refaire ?… Malédiction !…

D’un rapide coup d’œil il enveloppa la scène qui se passait sous ses yeux.

Il vit l’abbé essayant de consoler Violette sanglotante.

Il vit les deux brancardiers immobiles qui lui tournaient le dos.

Il vit Marcil morne, triste et pâle.

Il vit que tous tenaient leurs yeux rivés sur le groupe formé par l’abbé, Violette et Jules Marion toujours inanimé.

Alors un sourire diabolique éclaira sa physionomie sombre, il lança sur Violette un regard de haine ardente, puis il se faufila derrière les deux brancardiers et sortit.

La minute d’après il s’élançait dans la nuit en disant avec rage :

— Le coup est manqué !… Tout est à recommencer !… Ah ! Dieu me damne ! si je perds la partie !…


Dans l’hôpital, le chirurgien-major venait de s’arrêter très surpris en face du spectacle qui s’offrait à ses yeux.

À forte de bonnes paroles l’abbé avait fini par relever Violette dont le visage était [illisible] de larmes.

En apercevant le chirurgien, le souvenir du moine noir lui revint à l’esprit et elle cria :

— Ah ! monsieur le major, il faut l’arrêter… c’est lui qui l’a tué !

— Qui donc ? demanda le major interloqué.

— Le moine noir… le moine noir !… clama Violette en chancelant et s’affaissant dans les bras de l’abbé.

— Le moine noir !… firent les spectateurs effrayés de cette scène étrange.

Tous alors promenèrent autour d’eux leurs regards inquiets, mais le moine avait disparu.

— Nous le rattraperons, dit l’abbé d’une voix terrible et basse.