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La revanche d’une race/24

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L’Étoile du nord (p. 163-169).

VII

HAROLD S’AMUSE.


C’était le lendemain de cette soirée terrible, sur le déclin du jour.

Un fiacre venait de s’arrêter devant l’Hôtel Provençal, et le cocher quittait vivement son siège, sautait sur le trottoir et aidait un client fort ivre à descendre.

Or cet homme pris de vin, c’était Harold Spalding.

C’était extraordinaire… lui qui avait été toujours, parait-il, d’une sobriété puritaine !

Quelle tuile avait atteint le crâne chauve de Harold pour qu’on le traînât comme un soûlard ?

Mystère !…

Seulement, on l’avait vu un jour attablé dans l’un des cabarets les plus achalandés de Montmartre et se faisant servir des liqueurs verre sur verre par une jolie blonde aux yeux ardents, aux lèvres rouges, qui, durant les consommations, s’asseyait effrontément sur les genoux du millionnaire canadien.

Et Harold « rigolait », comme on dit là-bas.

Puis, à la tombée de la nuit, on le voyait rentrer à son hôtel demi ivre.

La chanson était recommencée le lendemain… et les jours suivants.

Bref, depuis quinze jours Harold Spalding, le puritain, s’amusait à en crever !

Cela l’avait pris tout à coup, comme une crise de nerfs, et il s’était lancé dans les plaisirs tête baissée, comme avec une sorte de furie sauvage.

On eût dit qu’il cherchait, dans le vin et chez les femmes, un remède contre un mal inconnu, affreux, torturant.

Peut-être voulait-il étouffer la voix solennelle de sa conscience !…

Toujours est-il que ce soir-là, comme tous les soirs précédents des derniers quinze jours, Harold rentrait plus ivre que jamais.

Deux employés de l’hôtel l’emportèrent à son appartement et l’étendirent sur un sofa où il demeura comme dans le sommeil de l’abrutissement.

Trois heurs s’écoulèrent. Puis, soudain la porte [illisible] s’ouvrit et un homme entra.

Dans l’obscurité l’homme frotta une allumette, chercha la bouton électrique, pesa dessus et à l’instant la chambre s’éclaira.

Cet homme, c’était ce même clergyman qui sous la défroque de moine, avait tant étonné Monsieur Gaston, — c’était comme nous le savons, le docteur Randall.

À la vue de Harold dormant profondément, la face blanche, les lèvres écumeuses et les vêtements en désordre — indices irréfutables de l’état d’ivresse du millionnaire, — le docteur haussa les épaules de pitié méprisantes.

Mais, reprenant aussitôt son masque de [illisible] et de moquerie, il secoua rudement l’ex-industriel.

Harold s’éveilla en sursaut, frotta violemment ses paupières, et se mit sur son séant.

Puis hagard, le souffle court, il bégaya en reconnaissant le docteur :

— Ah ! c’est vous ?… Enfin !… Je vous croyais [illisible] d’un Boche !… D’où sortez-vous ?

— D’une entrevue intime avec Miss Violette Spalding, articula lentement le docteur.

Harold bondit comme un dogue.

— Vous avez vu Violette ? cria-t-il d’une voix étouffée… Vous savez où est ma fille et vous ne me le dites pas !…

— À cette heure, mademoiselle Violette est auprès de son très cher et très adoré Jules Marion, répondit Randall avec un mauvais sourire.

— Dieu me damne ! jura le millionnaire avec un geste de fureur effrayante. Puis, comme [illisible] cette nouvelle [illisible] assommé, il se laissa retomber lourdement sur son sofa, [illisible] [illisible], épongeant sur son front plissé la sueur qui l’inondait.

Randall, très calme, prit un siège, alluma une cigarette et au travers des [illisible] de fumées bleues, [illisible] observa d’un œil [illisible] l’ex-industriel.

Pendant quelques minutes, les deux homme gardèrent le silence.

Ce fut le docteur qui, le premier, reprit la conversation.

— Mon cher ami, commença-t-il sur un ton de feinte pitié, je suis désolé de constater chez vous le plus morne désespoir, au lieu de l’immense joie de retrouver votre fille, — joie que je croyais vous apporter. Et, au lieu de vous redresser, de chercher à reprendre votre fille auprès de vous, et de châtier [illisible] qui, tant qu’un souffle de vie l’animera, se mettra toujours entre vous et votre fille pour finir par vous l’enlever tout à fait, — oui, au lieu de tout cela, vous vous abimez dans les fatals [illisible] du découragement.

Ces paroles parurent avoir l’effet de piquer l’orgueil de Harold. Il releva la tête, et le docteur put voir avec satisfaction que la physionomie du millionnaire avait repris son expression coutumière, avec en plus, dans ses regards aux effluve d’acier, les signes d’une terrible résolution.

Il répondit au docteur d’une vois basse et sourde et pleine d’une sombre énergie :

— Vous vous trompez docteur ; je suis ni découragé ni désespéré. Seulement, vous m’avez désappointé.

— En quoi donc, je vous prie ?

— En ne m’apportant pas la nouvelle de la mort [illisible], comme vous disiez tout à l’heure.

— Je regrette vivement de ne pouvoir vous apportez, pour ce soir, d’autres nouvelles que sa « demi-mort ».

— Que voulez-vous dire ?

— Que Marion n’a été que blessé.

— Dans un engagement ?

— Non… par le tir maladroit de notre homme.

— L’imbécile !… au moins, ajouta Harold, avec une lueur d’espoir, est-il blessé sérieusement… mortellement ?

— Sérieusement peut-être : mortellement, j’en doute

— Vous l’avez-vu ?

— À l’hôpital provisoire où il a été conduit. — à ce même hôpital où j’ai retrouvé par hasard votre fille Violette, infirmière, — mademoiselle Violette qui, à l’instant même où je vous parle, doit se dévouer corps et âme pour assurer l’existence de celui qui emplie toute sa vie.

— La malheureuse !… murmura Harold dans un sourd gémissement.

Alors le docteur raconta toutes les scènes qui s’étaient déroulées à l’hôpital provisoire, à compter du moment où Jules Marion et Marcil avaient amené le lieutenant Constant, jusqu’à l’heure où Jules y revenait sur un brancard.

Ce récit, — où plutôt la pensée que Violette à cet instant était auprès de Marion avait provoqué chez Harold une colère épouvantable ; une de ces colères qui, lorsqu’elles éclatent, peuvent [illisible] un homme aux [illisible] limites.

Ses deux mains furieusement crispées s’élevèrent vers le ciel comme pour le prendre à témoin, ou comme s’il eût voulu y jeter une malédiction ; et, en même temps, ses traits contorsionnés [illisible] l’effrayante tension de ce cerveau tourmenté.

Mais encore une fois il parvint à apaiser l’impétueuse tempête de son cœur [illisible] de son esprit, et il redevint sombre et froid.

— Savez-vous, docteur, dit-il d’une voix concentrée l’idée qui me vient tout à coup à l’esprit ?

— Je serais assez curieux de connaître cette idée.

— La voici. Il est certain que Violette préfère ce vaurien de Marion à son père pour m’avoir déserté et s’être fait garde-malade dans le seul but, [illisible], d’être plus près de lui.

— C’est évident, approuva le docteur.

— Donc que me reste-t-il de mieux à faire que renier ma fille, la déshériter et la laisser aller à son sort ? C’est une dénaturée, et c’est perdre mon temps que de courir après. N’est-ce pas votre avis ?

— Non, répondit le docteur froidement. Non… après l’engagement que vous avez pris vis-à-vis de moi.

— Quel engagement ? interrogea naïvement Harold.

— Quoi ! s’écria le docteur avec surprise, avez-vous déjà oublié ? Ne vous rappelez-vous pas une conversation toute particulière que nous avons eue un matin, au cours de la traversée ?

— Je ne vous comprends pas ! répliqua Harold froidement, et il paraissait sincère.

— Au fait, poursuivit le docteur avec un amer sourire, nous avions, ou mieux vous aviez la veille de ce jour bu un peu plus de champagne qu’il n’était raisonnable, et, ce même matin, — je m’en souviens, — deux autres bouteilles avaient à peine réussi à vous ramener de l’excès de la veille.

— Eh bien ? gronda Harold.

— Eh bien… rien d’étonnant que vous ayez oublié l’engagement formel que vous avez pris de m’accorder la main de votre fille, au cas où je la retrouverais !…

Harold, sans répondre, se mit à arpenter la pièce d’un air songeur, comme si, en vérité, il eût cherché à se rappeler la conversation dont parlait Randall.

Aux lèvres de ce dernier un sourire de démon se dessina. Puis il alluma une cigarette et, posément, avec une indifférence affectée, il reprit :

— Après tout, c’est votre affaire de vous rappelez ou non la parole donnée. Et puis, faut-il vous le dire ? j’eusse accepté la main de votre fille pour vous faire plaisir, puisque — comme votre humble serviteur qu’il vous fallait. Et quelles louanges vous avez eues à mon égard !… Vous paraissiez si sincère, si convaincu que je me figurais déjà un petit-dieu !… Mais bah ! je comprends que vous avez eu un moment de bonhomie simplement ; vous avez voulu me faire voir que vous aviez au cœur des générosités qui n’existaient qu’à l’état de rêve. Oh !… ce que j’en dis, ce n’est pas pour me plaindre, non plus vous offenser ; et puis, mon temps donné pour votre cause a été jusqu’ici largement, royalement payé. Pourquoi me plaindrais-je ?… Mais, ce qui me fait un peu rire — et il riait en effet d’un de ces demi-rires qui finissent dans un rictus lugubre — c’est le tableau que je me représente de Jules Marion serrant dans ses bras mademoiselle Violette Spalding pour jeter, dans son triomphe arrogant, un regard de mépris sur la forme prostrée, vile et rampante du puissant Harold Spalding terrassé et vaincu ! Oui, je vois d’ici cette triomphale apothéose, et cela me fait rire de pitié pour vous !…

Le millionnaire venait de s’arrêter à trois pas du docteur ; et, chose singulière, au lieu de la fureur qu’un tel persiflage pouvait faire éclater dans ce tempérament fougueux, Randall vit un sourire illuminer la sombre physionomie de Harold.

Mais ce sourire… le docteur crut le comprendre, car il frissonna intérieurement, et ses regards s’abaissèrent sous les regards de fer de Harold qui disait, avec un accent où grondait une implacable résolution :

— Je vous ai promis la main de ma fille, dites-vous ?… Soit, vous l’aurez ! Que cela vous suffise pour le moment !

Un éclair de joie brilla l’espace d’une seconde sous les paupières baissées de Randall.

— Maintenant, poursuivit Harold en prenant place à sa table, quels sont vos progrès ?

Le docteur Randall releva la tête avec son expression calme et froide et répondit :

— Je vous ai dit que l’abbé Marcotte, survenant soudain dans mon entretien avec Mademoiselle Violette m’avait accusé d’être l’auteur de la tentative d’assassinat contre la personne de Marion. Vous voyez de suite que cet abbé, que le diable embroche, devient dangereux et qu’il n’est pas chien à lâcher.

— Nous nous occuperons de lui, répondit Harold très calme. Du reste, depuis longtemps je lui réserve un bouillon.

— Quant à Marion, continua Randall, tout est à recommencer, et pour cela il faut que je retrouve notre espion.

— Et Violette ? demanda froidement Harold, nous n’allons pas la laisser là, j’imagine ?

— Non, assurément. Toutefois, je n’ai pas de projets définitifs à son égard, et, comme pour Marion, il me faut auparavant revoir le capitaine Von Solhen.

Il tira sa montre et poursuivit après l’avoir consultée :

— Il est dix heures et demie : je crois que je trouverai Monsieur Gaston chez lui.

Et il se leva pour se retirer.

— Quand vous reverrai-je ? interrogea Harold.

— Demain matin, au déjeuner.

Les deux hommes se serrèrent la main, et Randall partit.