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La revanche d’une race/30

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L’Étoile du nord (p. 209-215).

XIII

À PARIS


Le lecteur se rappelle que Violette avait jeté avec une exaltation joyeuse :

— À Paris, monsieur l’abbé !

En effet, le soir même Violette, l’abbé Marcotte et Pascal prenaient la route de la Capitale.

Nous croyons utile d’interrompre ici notre récit pour mettre, aussi brièvement que possible, le lecteur au courant du genre de vie que menaient là-bas l’abbé Marcotte et Pascal.

L’abbé Marcotte, choisi comme chapelain du bataillon Saint-Louis, avait volontairement suivi nos braves Canadiens de l’autre côté de l’Atlantique. Il l’avait fait à titre gratuit, sans demander ou exiger la rémunération généralement accordée aux chapelains ou aumôniers.

Comme son âge avancé et sa santé délicate ne lui permettaient pas de vivre au milieu de nos soldats, il avait loué une petite maison de ferme perdue dans un petit bois et à l’abri d’une colline qui s’élevait à environ dix kilomètres des dernières tranchées de la ligne de feu.

De là, il se rendait presque chaque jour aux tranchées, administrant les secours de la religion, aidant aux transports et aux soins des blessés, et se rendant généralement utile partout là où ses services étaient requis.

Et, comme à Ottawa, Pascal tenait la maison.

Souvent il accompagnait l’abbé et, pour imiter l’exemple du bon et dévoué prêtre, il prêtait généreusement son concours. Et puis, il n’avait pas froid aux moelles, ce Pascal. Les marmites prussiennes ne l’effrayaient pas. Maintes fois on l’avait vu aller ramasser des blessés en plein feu… Une fois, il avait eu une jambe écorchée par les balles. Et comme on lui faisait observer de ne pas s’exposer ainsi, il avait répondu en plissant ses petits yeux de chat taquin et pétillants de malice :

— Eh bien ce que j’en ris moi, des marmites boches !… Ça ne tue pas même les mouches ! Ah ! ces boches !… ajoutait-il en crachant par terre avec mépris, ils font bien plus de train que d’autre chose avec leurs « auwittesers » !… Et, tranquille, fumant sa pipe à grosses bouffées, la carabine en bandoulière — cette carabine avec laquelle Randall, on s’en souvient, avait voulu assassiner Jules Marion, et que ce dernier avait donnée à Pascal, en souvenir de l’affaire — donc la carabine en bandoulière Pascal s’attelait aux brancards, transportait les blessés et, comme l’abbé, il se tenait toujours à la disposition des ambulanciers.

Or, quand il avait appris la dernière tentative de Randall contre la vie de Jules, — de « l’élève de Monsieur le Curé » comme il disait, Pascal avait été pris d’une effroyable colère.

— Ah !… le maudit !… avait-il juré avec un geste de menace terrible.

— Pascal !… avait réprimandé sévèrement l’abbé, que signifient ces paroles !

Et Pascal, confus, avait baissé la tête tout en grommelant entre ses dents :

— N’importe !… il faudrait pourtant bien lui régler son compte à celui-là !…

Puis, quand l’abbé lui avait déclaré qu’on partait pour Paris, avec Violette, et qu’on allait tenter d’établir l’innocence de Jules alors Pascal s’était dit :

— Eh bien — … j’espère que le bon Dieu va me donner la chance de lui dire un mot de ma part au Randall…

C’est avec cet espoir au cœur qu’il était parti à la suite de l’abbé et de Violette.


Ils étaient donc partis en auto jusqu’à Amiens d’où, le même soir, le rapide leur faisait dévorer les cent trente kilomètres qui les séparaient de la capitale de la France.

Nos trois amis descendirent dans une modeste hôtellerie avoisinant la Gare du Nord. Et, dès le lendemain matin, Violette commandait un fiacre et se faisait conduire au Provençal.

Un désappointement l’attendait : Harold était absent et n’allait rentrer que dans trois jours.

La jeune fille dut donc se résigner à attendre.

Pendant ce temps, l’abbé Marcotte et Pascal, faisaient le guet aux abords de la Gare Saint-Lazarre. Car l’abbé se souvenait d’y avoir rencontré Randall un soir de novembre, et il s’était dit :

— Il faut de quelque façon mettre la main sur cet homme.

Mais Randall demeurait invisible.

Et l’abbé avait fait remarquer à Violette le soir du troisième jour :

— Peut-être s’est-il absenté avec votre père ?…

— C’est possible, répliqua la jeune fille qui se mourait d’inquiétude pour Jules resté seul là-bas, — mais demain, nous trouverons bien l’un ou l’autre.

Or, le lendemain, — c’est-à-dire le quatrième jour après son arrivée à Paris, Violette, tout enfouie dans ses fourrures, montait dans un fiacre que le maître d’hôtel avait fait appeler.

L’abbé Marcotte et le digne Pascal étaient déjà partis en campagne.

Il faisait froid ce matin-là et sous les lourds et gris nuages qui enveloppaient le ciel, Paris semblait guetter sa première neige.

Violette venait de monter dans le fiacre, lorsque son attention fut attirée par un officier canadien qui, les mains profondément enfouies dans les poches, la canne sous bras, le collet de sa capote de kaki remonté aux oreilles, marchait d’un pas hâtif.

Elle regarda l’officier avec étonnement.

Lui, saisit ce regard et parut s’étonner à son tour ; puis s’arrêtant tout à coup il murmura :

— Mademoiselle Spalding !…

— Monsieur Constant !… balbutia Violette rougissante de surprise.

— Moi-même, mademoiselle, dit-il en s’inclinant, et fort surpris et charmé à la fois de vous rencontrer à Paris, — et tout à votre service jusqu’à demain soir où je retourne au front.

Ce matin-là, Violette se voyant seule dans cet immense Paris et à la veille de s’aventurer dans une démarche, dont l’issue lui paraissait fort douteuse à mesure qu’approchait l’heure, — Violette, disons-nous, avait regretté de n’avoir pas retenu l’abbé Marcotte pour s’en faire accompagner.

Ce fut donc avec une surprise joyeuse qu’elle reconnut le jeune avocat, l’ami intime de Jules Marion.

Et, bravement, à l’offre de service de Constant elle répondit :

— Puisque vous êtes à mon service, je vous retiens, monsieur le lieutenant. Montez donc !

Raoul obéit.

— Et, sans indiscrétion, où allons-nous, mademoiselle ?

— À l’Hôtel Provençal, Place Saint-Lazare.

Et le cocher fouetta sa bête.

— Et Jules ?… s’empressa d’interroger Raoul.

La physionomie de Violette s’assombrit.

Raoul remarqua ce changement et s’en inquiéta.

— Est-il plus mal ? demanda-t-il d’une voix tremblante.

— De sa blessure il est à peu près remis. Mais il est survenu un événement qui met notre ami dans une situation inquiétante.

— Qu’est-il donc arrivé, mademoiselle ?

Violette apprit au lieutenant l’accusation portée contre Jules. Puis elle lui expliqua les motifs de son voyage à Paris, en l’informant aussi de la présence de l’abbé Marcotte dans la Capitale.

Raoul Constant demeura interloqué à l’annonce que Jules était mis en état d’arrestation pour espionnage. Puis il éprouva une grande admiration pour cette courageuse enfant qui, par amour et dévouement pour Jules Marion, allait affronter la colère et la malédiction, peut-être, de son père, le terrible Harold Spalding.

Mais il se jura intérieurement de veiller sur elle, de la protéger, et la défendre au besoin.

— Et quand Violette eut ajouté :

— Je n’ai rien à craindre de mon père. Mais je redoute son perfide conseiller, le docteur Randall. Maintenant que cet homme s’est engagé dans la voie du crime, rien, pas même le respect dû à une personne de mon sexe, ne le pourrait retenir.

— Soyez sans inquiétude, répondit le lieutenant d’une voix ferme ; si le docteur Randall est là, j’y serai aussi.


Le fiacre s’arrêta devant le Provençal, Violette et Raoul descendirent et pénétrèrent dans l’hôtel. L’instant d’après la jeune fille était conduite aux appartements de son père.

Mais avant de s’éloigner elle avait dit à Raoul :

— Attendez-moi ici, je ne crois pas qu’il y ait du danger pour l’instant.

Ce matin-là l’hôtel était désert, et Raoul, demeuré seul, se jeta dans un fauteuil, alluma une cigarette et sortit de sa poche une édition du Petit Parisien.

Une demi-heure se passa quand l’attention de Raoul fut attirée par l’entrée d’un personnage qui excita un peu sa curiosité.

L’homme était grand et sec, avec une figure de carême aux pommettes de laquelle l’air vif du matin avait ébauché un peu de rose.

Cet homme était vêtu d’un long pardessus de drap noir doublé d’une fourrure grisâtre, dont le collet se relevait jusqu’aux ailes d’un large chapeau romain.

Or, ce chapeau romain et les jambes guêtrées du personnage prouvèrent à Raoul Constant que l’inconnu était un clergyman.

C’était le docteur Randall que Raoul ne connaissait que de nom.

Un moment, le docteur arrêta son regard perçant sur la personne du lieutenant. Puis, enlevant son pardessus qu’il rejeta négligemment sur une banquette voisine, il s’assit dans un fauteuil placé près de Raoul, tira un cigare de sa poche, l’alluma avec une lenteur étudiée et engagea la conversation.

— Je constate avec plaisir, dit-il, que vous êtes un officier des régiments canadiens.

— Lieutenant d’infanterie, compléta Raoul.

— Ah !… fit le docteur en aspirant fortement son cigare.

Et Raoul demanda à son tour :

— Vous êtes du Canada aussi ?

Le docteur hésita une seconde pour répondre d’une voix très calme :

— Non… mais j’ai visité votre pays il y a déjà quelques années. J’habite Londres où je dirige une très grosse paroisse.

Raoul pencha la tête et reprit sa lecture. La conversation paraissait terminée.

Le clergyman se coula nonchalamment au fond de son fauteuil, allongea ses longs tibias guêtrés, bâilla à s’étouffer, puis se mit à brûler hâtivement son cigare, pour demeurer bientôt vaguement perdu dans un nuage de fumée bleuâtre.

Cinq minutes se passèrent ainsi lorsque le docteur rompit de nouveau le silence :

— Allez-vous en voyage ? demanda-t-il plutôt pour chasser la monotonie que par intérêt ou amabilité.

— Non pas précisément.

— Vous êtes à Paris par affaires, peut-être ?

— Non plus… répondit Raoul en allumant une nouvelle cigarette. Je suis à Paris contre mon gré, ajouta-t-il en souriant.

Le docteur le regarda avec surprise.

Raoul comprit ce regard et ajouta simplement :

— Je sors de l’hôpital.

— Vous avez été blessé ? demanda le docteur avec intérêt cette fois.

— Oh !… bien légèrement, répondit Raoul négligemment.

Le docteur garda le silence et parut s’absorber dans ses pensées.

Au bout de quelques minutes, il se leva, s’étira une seconde, puis se dirigea vers le bureau de l’administration.

— Monsieur Spalding est-il à son appartement ? s’enquit-il auprès de l’employé.

— Oui, monsieur, répondit ce dernier.

Raoul entendit la demande comme la réponse, il éprouva un très vif tressaillement et songea :

— Cet homme, serait-ce par hasard ce docteur Randall ?… J’en ai le pressentiment. Mais que diable signifie ce vêtement de clergyman ?…

Alors curieusement il se prit à observer le docteur qui reprenait son paletot, marchait vers ascenseur et s’élevait, la minute suivante, vers les étages supérieurs.

Mû par l’appréhension soudaine que Violette allait courir un danger, le lieutenant quitta son fauteuil et s’approcha de l’employé de l’administration.

— Voulez-vous me dire le numéro de l’appartement de monsieur Spalding : demanda-t-il.

Cette question ne parut pas étonner le commis qui avait aperçu le lieutenant en compagnie de Violette d’abord, et, ensuite, en conversation avec le docteur Randall ; et croyant que ces quatre personnages avaient des relations entre eux, il répondit à Raoul :

— Vous trouverez monsieur Spalding au numéro Dix… Si vous voulez que je vous fasse conduire ?

— Non… c’est inutile, je trouverai moi-même. J’ai oublié que j’ai une communication très importante à faire à monsieur Spalding.

Le commis s’inclina pour se remettre à sa besogne, et Raoul gagna l’ascenseur qui revenait : la minute d’après, il montait à son tour…