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La revanche d’une race/31

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L’Étoile du nord (p. 215-223).

XIV

L’ENTREVUE ORAGEUSE


Nous avons dit que l’appartement du millionnaire se composait d’un fumoir, d’une chambre à coucher et d’une salle de toilette.

La porte du fumoir était entre-baillée lorsque l’employé de l’hôtel arriva précédant Violette. Il heurta légèrement la porte, l’ouvrit tout à fait, et s’effaça pour laisser passer la jeune fille.

Violette entra.

Or, par une porte toute grande ouverte donnant sur la chambre à coucher, le premier regard de Violette tomba sur une fille de chambre, — une normande, haute en couleurs, forte en formes, au jupon court, à l’œil hardi accorte et rieuse.

Et le second regard de Violette surprit Harold pinçant la Normande sous le bras gauche.

Violette rougit violemment.

Harold, qui venait d’apercevoir sa fille, pâlit et demeura confus et honteux comme un gamin pris en faute.

Mais sa confusion fut de courte durée. Il se ressaisit aussitôt, et faisant un geste de congé à la fille de chambre :

— Vous reviendrez faire la chambre tout à l’heure… quand je serai sorti. Et il appuya sur ces dernières paroles en jetant un coup d’œil sur Violette.

La fille de chambre obéit et gagna la porte du fumoir en passant devant Violette, très gênée et mal à l’aise, à laquelle elle lança un coup d’œil narquois.

Le père et la fille demeurèrent seuls, face à face. Et, au lieu de courir l’un vers l’autre, de se tendre mutuellement les bras après une séparation de plusieurs mois, tous deux restèrent à la même place, silencieux, gênés.

Enfin, Harold, comme pour se donner une contenance, alla s’asseoir à sa table de travail et alluma un cigare. Puis, sans même offrir un siège à sa fille, il demanda d’une voix qu’il essaya de faire dure et brève, mais qui tremblait étrangement :

— Pourquoi es-tu venue ici, Violette.

— Pour vous voir, mon père, répondit Violette d’une voix ferme et oubliant ou n’osant pas tutoyer Harold comme c’était son habitude.

— Pour me voir !… Dans quel but ?… Hâte-toi… car dans peu d’instants j’aurai à sortir pour affaire urgente.

Cette fois sa voix était dure. Et comme s’il eût été très importuné par cette visite inattendue, il se prit à griffonner fiévreusement sur une feuille de papier déjà tout écrite.

Devant cette attitude indifférente, froide et ennuyée de son père, Violette perdit toute son énergie et toute sa confiance en elle-même. Un long soupir souleva sa poitrine, sa tête s’inclina lourdement, et, à pas chancelants, elle alla se laisser choir sur le sofa et se mit à pleurer silencieusement en tenant son mouchoir sur ses yeux.

Un instant Harold parut s’étonner. Puis peu à peu sa physionomie se modifia, elle se fit moins dure, plus douce et dans ses yeux bleuis passèrent des lueurs d’attendrissement. Devant la silencieuse, mais expressive douleur de sa fille, ce père retrouvait un peu de son cœur — un peu de cet amour paternel que ses débauches récentes n’avaient pas tout à fait englouti dans leur fange.

— Violette, commanda-t-il d’une voix adoucie, viens ici !

La jeune fille releva sa figure humide de larmes, une lueur d’espérance brilla au fond de ses yeux bleus et tristes, et ses lèvres dessinèrent un sourire mélancolique.

— Viens ici ! répéta Harold en se rejetant en arrière, tandis que sa main gauche se posait sur le bras du fauteuil comme pour expliquer :

— Viens t’asseoir ici… comme là-bas… autrefois dans le bon vieux temps… quand nous étions amis… quand nous avions bien des choses agréables à nous dire…

Et Violette obéit.

Vivement elle rejeta fourrures et chapeau sur le sofa et courut à son père.

Et s’asseyant sur le bras du fauteuil, et lui le père, entourant la taille de sa fille, celle-ci par un mouvement plein d’affectueux abandon, plein de sublime confiance, laissa tomber sa tête rousse sur l’épaule du père pour mieux pleurer encore.

— Violette, dit Harold d’une voix très tendre, cesse ces pleurs qui me font mal…

— Père, ce sont maintenant des pleurs de joie et d’espérance, répondit la jeune fille en relevant sa tête.

— Qu’espères-tu, Violette ? demanda Harold surpris par l’accent dont ces paroles furent dites.

— J’espère que tu me rendras heureuse !…

— Quoi ! aurais-tu été malheureuse par hasard ?

— Je le suis encore.

— Est-ce possible ?… Misère !… Sais-tu, Violette, que tu as l’air de m’accuser d’être la cause de tes malheurs ?… Méchante enfant !

— Je ne t’accuse pas, père je te demande seulement de me rendre heureuse, très heureuse… et je sais qu’étant très heureuse, à ton tour dès lors tu seras très heureux.

— Que faut-il donc que je fasse pour que tu sois très heureuse ? Déjà le ton de sa voix s’était altéré comme s’il eût le pressentiment des choses qu’allait lui dire Violette.

La pauvre fille saisit cette altération, et ses craintes se réveillèrent. Elle comprit qu’il lui faudrait prendre bien des ménagements pour traiter avec ce caractère fougueux, ce tempérament rancunier et haineux.

Ce fut comme par miracle qu’elle retrouva tout à coup son charme d’autrefois.

Elle se rappela ses câlineries, ses cajoleries que son père trouvait adorables. Elle redevint comme par enchantement la Violette d’autrefois, et lui, l’acariâtre, en parut tout ravi.

— Père, dit Violette en déposant deux gros baisers sur la tête chauve de Harold, veux-tu que nous causions comme là-bas… comme nous avions l’habitude de faire ?… lorsque dans tes moments de loisirs j’allais te retrouver dans ton grand cabinet… Te rappelles-tu comme tu m’embrassais fort… comme tu me serrais tendrement sur ta poitrine… et comme tu te moquais de mes espiègleries… et comme tes rires avec mes baisers s’entremêlaient suavement ?… Dis, père, te rappelles-tu ?…

— Ah ! violette… soupira Harold comme avec regret, tu éveilles un passé qui ne peut plus revenir !

— On pourrait pourtant reproduire ce passé, père, si tu voulais ?…

— Moi ?… je le veux bien…

— Tu le veux ?… s’écria joyeusement Violette… Ah ! merci père !… Je savais bien moi, que tu n’étais pas méchant !… Ces paroles, elle les souligna d’un long et ardent baiser sur les lèvres de son père.

Il eut un sourire de paternelle tendresse. Puis, au même instant, il sentit un rouge furtif lui brûler le front. Et cette pensée terrible éclata :

— Suis-je digne d’une telle affection ?… Puis-je sans honte, sur mes lèvres avilies recevoir les baisers de ses lèvres pures ?…

Mais au même instant aussi l’amour ardent qu’il ressentait pour sa fille l’absolvait, et il reprenait, sa tranquillité d’esprit.

Et Violette, au sourire de son père, ajouta avec son accent de charmeresse :

— Tu vois… je suis déjà moins malheureuse !…

— Ainsi, tu as donc quelque gros chagrin à me confier ?

— Oh ! presque rien… des affaires qui te sont à coup sûr indifférentes.

— Quelles sont-elles ces affaires ?

— Me promets-tu auparavant de ne pas m’en vouloir, si, par hasard, je te disais quelque chose de contrariant ?

Encore, elle l’embrassait affectueusement.

Et gagné, tout heureux, le millionnaire répondait :

— Décidément, je ne pourrais t’en vouloir en rien, — puisque rien ne saurait me contrarier ce matin… surtout depuis que tu es là, ma petite charmeuse !

— Père, s’écria Violette avec un élan de sincère gratitude, je ne suis plus malheureuse du tout !… Ah ! je savais bien que tu m’aimais encore !…

— Et toi… aurais-tu un moment cessé de m’aimer ?

— Moi ?… jamais !… Tu le sais bien puisque je suis revenue !…

— Pour me voir seulement… sourit Harold avec une légère ironie au coin de ses lèvres.

— Pour te voir… pour te parler… pour t’embrasser… Et puis…

— Et puis ?

— Pour te demander quelque chose, père, acheva Violette avec un baiser.

— Et ce quelque chose ?… Je parie que tu redoutes un refus de ma part, sourit encore Harold dont la défiance semblait s’être tout à fait éclipsée.

— C’est vrai que je crains… un peu… fit timidement la jeune fille.

— Folle… puisque je t’aime. Et il était vraiment sincère à ce moment.

— Alors… dit Violette avec son meilleur sourire et en regardant son père droit en face, devines-tu ?…

— Un peu… répondit Harold en riant tout à fait.

— Quoi donc ?… Voyons si tu es bon devin !

— C’est facile !

— J’écoute.

— Ça s’explique de soi-même…

— J’écoute toujours… répéta Violette tremblante, très émue, très anxieuse…

— Voilà comment je devine… par déduction bien entendu : Miss Violette Spalding, une enfant généreuse, vaillante, pleine de patriotisme, enthousiasmée par l’excellente œuvre de la Croix-Rouge, s’est faite infirmière dans les hôpitaux, garde-malade dans les ambulances, pour le service de nos blessés. Mais il arrive que la Croix-Rouge possède, par intervalles, des finances médiocres ; il arrive aussi que des blessés convalescents partant en congé, sont sans le sou. Or, Miss Spalding très charitable, très touchée par tous ces malheurs, a pensé qu’elle avait quelque part un père très riche qui ne saurait manquer de générosité, et Miss Spalding s’est dit :

— C’est vrai que nous avons été un peu brouillés mon père et moi… à propos de rien… Mais je le ramènerai bien vite ce père aux millions, et il ne refusera pas de remplir ma sacoche pour ceux qui ont besoin…

Et Harold qui, en disant ces paroles, n’avait pas regardé sa fille, allait s’écrier avec triomphe :

— N’est-ce pas que j’ai deviné, petite folle ?

Mais il demeura silencieux, frappé de l’expression désappointée et douloureuse de Violette.

Oui, Violette avait tout à coup perdu son sourire, elle avait pâli, les larmes avaient de nouveau coulé sous ses longs cils bruns… Puis, nerveusement, elle entoura le cou de son père de ses deux bras et d’étouffants sanglots déchirèrent sa poitrine.

Décontenancé, Harold demanda :

— Eh bien ! n’ai-je donc pas deviné ?…

— Non, père… balbutia Violette d’une voix éteinte.

— Alors, de quoi s’agit-il donc ?… Il fut dès ce moment repris par sa défiance.

— Père, murmura Violette, d’une voix plaintive et mourante, il s’agit de mon cœur !…

— De ton cœur ?… répéta Harold, qui ne voulait pas ou avait peur de comprendre.

— De mon amour… père… de mon amour pour celui qui va peut-être mourir comme un misérable… comme un lâche… comme un traître… pour celui qui s’est vaillamment, héroïquement battu pour vous, pour nous, pour notre grand Empire…

Et emportée par son irrésistible amour elle oublia toute prudence, et s’écria en serrant son père très fort :

— Père, père !… sauve Jules Marion de la mort honteuse des traîtres !…

Ces paroles produisirent sur Harold Spalding l’effet d’un jet d’eau lancé sur une huile enflammée.

Il repoussa sa fille rudement et bondit hors de son fauteuil ; et maintenant, les poings levés vers le ciel, il laissait retentir une sourde imprécation :

— Dieu Puissant !… c’était pour me parler de ce misérable… m’outrager de son nom… que tu es venue ici ?… Va-t’en !… râla-t-il avec un geste terrible… va t’en avant qu’il soit trop tard !

Violette, livide, chancelante, alla s’affaisser sur le sofa où elle demeura prostrée.

Harold, les yeux injectés de sang, la bouche crispée, marcha d’un pas saccadé vers sa fille comme pour l’anéantir.

Mais il s’arrêta en entendant frapper à sa porte.

— Entrez !… gronda-t-il.

Le docteur Randall parut.

Devant cette vision Violette se dressa comme piquée par la morsure venimeuse d’un reptile ; et, en face du danger qu’elle entrevoyait tout à coup, elle retrouva son énergie, sa vaillance, son sang-froid. Héroïque, elle se prépara à la lutte.

Le docteur s’était arrêté médusé.

Harold demeurait indécis.

Ces trois personnages, si dissemblables de caractères comme de physionomies, présentaient à cette minute précise un tableau très curieux.

Ce fut Harold qui le premier, rompit ce silence gênant. Une joie sauvage brilla au fond de ses yeux bleus lorsqu’il regarda tour à tour Violette et le docteur. Ce fut à Violette qu’il s’adressa :

— Violette, dit-il d’une voix lente et basse, je te présente ton fiancé, le docteur Randall.

Le docteur rougit subitement et pour la première fois dans sa vie, peut-être, il parut timide et gauche.

Violette demeura très calme, très sereine. Seuls ses yeux brillèrent d’une lueur de défi. Elle marcha jusqu’au docteur, s’arrêta à deux pas, le regarda en face et, d’une voix à l’accent hautain et dédaigneux, elle demanda :

— Monsieur, osez-vous encore prétendre à ma main après ce qui s’est passé entre nous ?

Le docteur retrouva tout à coup son audace et sa tranquillité, et répondit sur un ton équivoque :

— Mademoiselle, il me semble que nous nous sommes toujours bien compris.

— Est-ce tout ce que vous avez à répondre ?

— Que voulez-vous de plus ?

— Ceci : dit rudement Violette. Dites à mon père, ordonna-t-elle d’une voix haute et impérieuse, dites-lui que vous refusez ma main !

Impossible… j’ai promis à votre père de vous épouser.

— Contre mon gré ?… ricana Violette.

— Bon gré mal gré !

— Mais vous êtes fou !…

— C’est possible.

— Mais je vous dis que vous ne réussirez pas

— Je pense le contraire.

— Et moi, rétorqua Violette avec feu, je pense que vous allez avant longtemps épouser une bonne corde de chanvre. Car, sachez-le, vos crimes sont connus, les autorités militaires et civiles sont sur vos traces, et sachez, enfin, que la justice des hommes d’abord et celle de Dieu ensuite se chargeront bientôt de régler leur compte avec vous.

— Et se tournant vers le millionnaire ahuri et tremblant :

— Mon père, continua-t-elle, j’étais venu vous demander de faire tomber, d’une manière ou d’une autre, l’odieuse accusation qui pèse sur l’honorabilité de Jules Marion que j’aime et que je défends. J’étais venue vous demander une faveur… une grâce… J’étais venue comme une fille soumise, dévouée, respectueuse, aimant son père… Maintenant, je pars en disant : si d’ici vingt-quatre heures Jules Marion n’est pas libre, je dénonce et fais arrêter cet homme auquel vous avez osé me fiancer, — à ce misérable bon tout au plus pour l’échafaud !…

Et fière, majestueuse, elle gagna la porte.

Par un bond rapide Randall se trouva sur son passage.

Violette se retourna vers son père et, sereine elle demanda :

— C’est ainsi que vous laissez traiter votre fille ?

Harold poussa un rugissement.

— J’ai juré, gronda-t-il, que je te dompterai fille dénaturée !

— C’est votre dernier mot ? fit encore Violette d’une voix tremblante… Car maintenant le danger lui apparaissait plus imminent.

Harold regarda le docteur qui demeurait froid et impassible masquant la porte, et il se contenta de jeter ces paroles :

— Je tiens ma promesse…

Le docteur fit entendre un ricanement sauvage et marcha sur Violette.

La jeune fille éprouva une angoisse terrible, un vertige la saisit, elle poussa un appel de détresse :

— À moi !…

Au même instant la porte s’ouvrit avec fracas, un homme — un kaki — se rua dans le fumoir, un bras fendit l’air, et sous un coup de poing dur et lourd comme une massue, le docteur Randall, atteint à la tempe droite, roula lourdement sur la place.

Raoul Constant avait dit à Violette :

— Si le docteur Randall est là, j’y serai aussi…

Il y était !…