La traduction française du Manuel d’Épictète/04

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DEUXIÈME PARTIE

LES TRADUCTIONS FRANÇAISE
DU
“MANUEL”
AU XVIe SIÈCLE




LES TRADUCTIONS FRANÇAISES
AU XVIe SIÈCLE


Si nous voulons restreindre le groupe des traductions d’Épictète faites au XVI" siècle aux traductions du Manuel seulement, il faut en signaler trois vraiment importantes celle d’Antoine Du Moulin, celle d’André Rivaudeau et celle de Guillaume Du Vair; et encore notons que la traduction d’Antoine Du Moulin est si proche de la traduction de Politien, qu’elle peut marquer comme une période de transition entre les deux groupes de traducteurs le groupe latin et le groupe français.


CHAPITRE I.
LA TRADUCTION DU ‘‘MANUEL’’ D’ANTOINE DU MOULIN.

C’est en 1544 qu’Antoine Du Moulin s’essaya le premier à traduire le Manuel en français. À cette date, Politien jouit encore de son plein crédit, puisque Haloander et Cratander, qui avaient publié, Pun à Nuremberg en 1529, l’autre à Bâle en 1531, un texte à peu près correct du Manuel, n’avaient point hésité à y joindre sa traduction latine. Cet exemple avait été suivi en France par un certain Conrad Neobarius, qui donna en 1540 un texte grec du Manuel assez proche de celui de Bâle, texte auquel il joignait cette fois encore ’la traduction latine de Politien. Rien d’étonnant dès lors que Du Moulin ait été gagné par cette contagion de copier un auteur accrédité et qu’il se soit servi du texte latin de Politien de préférence au texte grec.

Du Moulin était d’ailleurs moraliste beaucoup plus que philologue, et nous pouvons dire que ce n’est point l’érudit qui éveilla chez lui le stoïcien, mais bien plutôt les préoccupations morales qui le tournèrent, lui comme tous ceux de son temps, vers Épictète. Le milieu dans lequel il vécut ne fut pas non plus étranger à ces tendances. Il passa quelque temps à la cour de Marguerite de Navarre qui, s’accommodant aussi bien de Calvin que de Briçonnet, ne fut en somme jamais hostile au rationalisme, pas plus au rationalisme protestant qu’au stoïcien. Puis ce fut, à Toulouse, les Jean de Boysonne, Étienne Dolet (1), avec lesquels il se lia d’amitié, et ce dernier, nous le savons, eut quelque peu l’humeur stoïcienne. Enfin, à Lyon, Du Moulin donna son édition du Manuel. Lyon était alors un centre très actif et il arriva que Rabelais s’y trouvait en même temps que lui. L’auteur de Gargantua et Pantagruel faisait alors pour Claude Nourry, grand vulgarisateur d’éditions à bon marché, des almanachs comiques et satiriques des Grandes et inestimables Chroniques, lorsque Du Moulin parut chez Jean de Tournes. Peut-être Rabelais désigne-t-il cette traduction lorsqu’il écrit au livre II, p. 10, de Pantagruel « Je veys Epictète vêtu galamment à la françoyse. » Quelles que soient, d’ailleurs, les influences qui purent s’exercer sur lui, Antoine Du Moulin ne prétend à rien autre chose qu’à faire œuvre de moraliste. Voici, d’ailleurs, comment il s’exprime en présentant la traduction du Manuel « Qui est un livre (Lecteur) non point de ceulx, desquelz tout le Bon est en la beauté de leurs Tiltres, promettans beaucoup plus que la matiere qu’ilz traictent ne satisfaict Mais je te puis bien asseurer (si tu veulx en le lisant diligemment y entendre), tu en emporteras plus de profit, que je ne t’oserois promettre, ny toy pourrois espérer (2). »

La préoccupation du texte passe, en effet, avec Du Moulin, tout à fait à l’arrière-plan. S’il est un trait qu’il cherche à faire ressortir, peu importe que la traduction soit fidèle, il veut avant tout rendre avec plus de force et de clarté ce qu’il croit la pensée

(1) Cf. mon ouvrage La Renaissance du stoïcisme au XVIe siècle.

(2) Cf. Le Manuel d’Épictète. (Lyon 1544, in-16). d’Épictète. De, là, souvent des additions de mots, de phrases même purement explicatives. Nous pouvons voir là comme un essai de développement, un acheminement au Commentaire, qui ne devait pas aboutir ; nous allons bientôt expliquer pourquoi. Ouvrons, en effet, la traduction de Du Moulin; dès le premier chapitre, nous en trouvons des exemples. Il s’agit de traduire le mot grec eXeuesp~ Politien le rend avec une stricte exactitude par libera. Cette épithète libres ne satisfait pas notre traducteur, il y accole un second adjectif, franches, et désormais ces deux mots apparaîtront intimement liés quand il faudra rendre kÀsu6sp:x. Même procédé pour traduire les deux mots suivants (XXMAuTaf, ~7tQ;px1tÓ3¡¡¡’"ÇQ;. Du Moulin trouve nécessaire cette fois d’avoir recours à trois expressions pour qualifier ces choses qui sont en nous; elles ne nous peuvent estre deffendues, empeschees, et ostees. (1). Et que d’autres exemples de ce genre. Il traduit â~ea8ac 1tS¡;.¡;.oé’"ÇW’1 par s’abstenir de saulces et fyia~cdises; Spo<; ouest; bm par il n’y a jamais fin ne terme (2) ; etc. Quelquefois, c’est tout un membre de phrase explicative qu’il ajoute soit au texte d’Épictète, soit à celui de Politien (3), qu’il suit pourtant de si près. Politien avait écrit au chapitre VI « Si ollam diligis dic, ollam diligo. Ea enim fracta, non perturbaberis. » et Du Moulin traduit avec un commencement de commentaire « Si tu aymes un Pot, dy ainsi j’ayrne un Pot; icelluy rompu, tu ne te troubleras point, car tu congnoissois bien qu’il estoit fragile. Pareillement, si tu aymes ou ton Filz ou ta Femme, dy que tu aymes un Homme; si l’un ou l’autre vient à mourir, tu ne seras troublé, pource que paravant tu pensois bien qu’il estoit mortel (4). » À ce passage du chapitre XI, où il suit presque textuellement Politien : « Ainsi en est-il au cours de la vie, comme si pour urië coquille, ou pour une eschalotte, il nous estoit donné une Femme, ou un Enfant », il ajoute toute une proposition « ou autres choses que eussions cheres et

(1) Cf. Du Moulin, ouvrage cité, chap. I, p. 3.

(2) Ibid., chap. XXXV, LII ; pp. 29, 47.

(3) Cf. Ange Politien, Epicteti Enchiridion, cap. VI.

(4) Cf. Du Moulin, ouvrage cité, chap. VI, pp. 7, 8. en quoy prinssions plaisir, elles ne nous doivent destourber de nostre Propos selon nature (1). » Il y a plus, lorsque Politien a recours aux Commentaires de Simplicius, pour parer, comme il le dit, aux défectuosités de son manuscrit, non seulement Du Moulin le suit, mais il emprunte encore davantage. C’est ainsi qu’au chapitre XXXIII, il nous ajoute tout un développement pris dans Simplicius « Tout ainsi que l’on ne met point de blanc là où il ne fault pas attaindre, ainsi en est-il de la nature du Mal, lequel se faict en ce monde, car il n’est point proposé pour estre attainct, mais plus tost pour estre evité comme si le Bien estoit mis pour le blanc, et le Mal fust tout cela ou le blanc n’est point. Pour ne toucher au blanc, on ne designe point de lieu certain aussi pour ne faire le Bien ou (bien) pour faire le Mal, il’n’y a nulle reige ni precepte. etc. (2). » Pourquoi Du Moulin a-t-il reproduit un-développement si long et pourtant si différent du reste du Manuel ? Ce n’est certes point la valeur philosophique de ce passage qui a pu le séduire, mais bien plutôt la métaphore, l’image. Il y avait là comme l’expression concrète de cette formule abstraite du stoïcisme, que le mal n’est que l’absence du bien. Du Moulin y trouvait donc l’application d’un procédé cher à tous les moralistes du XVIe siècle, qui avaient de cette manière travaillé à la diffusion du stoïcisme ; il le saisit comme il se présente. Il réalise ainsi son programme comprendre le Manuel et le faire comprendre, et rendre vivante et pratique une doctrine assez abstraite ; dès lors, tout ce qui apporte de la vie, du pittoresque, lui semble de bonne mise. Inutile donc pour nous de rechercher les inexactitudes (3), les contre-sens (4)

(1) Cf. Du Moulin, ouvrage cité, chap. XI, p. 11.

(2) Ibid., chap. XXXIII, pp. 27, 28.

(3) Ibid., ouvrage cité, chap. XI, p. 10 : « si le Marinier sort à l’eaue fresche » pour traduire : « si exeas aquatum », de Politien… ; ou encore XXVIII, p. 21 : « comme si c’estoit le reng ou Dieu t’eust ordonné et mis pour combatre. » Politien avait traduit « tanquam sis a Deo in hac acie collocatus. »

Ou encore XXXI, p. 25 : « ce seroit follie à toy de te marrir qu’elles ne te seroient advenues. » ; et Politien : « ne ægre fer, quia tibi non acciderunt… »

(4) Quelquefois le contre-sens est évident, car il suit Politien : Chap. XXX, p. 24 : « Et puis, le Cordouannier ne le fournist-il pas de souliers et l’Armurier de même qui peuvent échapper au traducteur, il n’en a cure et ce serait méconnaître l’esprit dans lequel il fit ce travail que de lui infliger pareil reproche. C’est la pensée morale qui le guide ; aussi, n’hésite-t-il pas à abandonner Politien, son modèle, lorsqu’il le juge nécessaire pour la clarté de cette pensée. Tout à la fin du Manuel, Épictète vient d’indiquer les trois parties importantes de la philosophie la première, qui traite des maximes à pratiquer : « On ne doit pas mentir » ; la seconde, qui a pour objet les démonstrations, par exemple, les raisons pour lesquelles on ne doit pas mentir ; la troisième, qui montre ce qu’est une démonstration. Politien termine ces paragraphes par ces mots « Nos vero contra facimus. Tertio enim loco immoramur, neque eo omne nostrum studium conterimus (1). » Du Moulin modifiera ce texte, et cette fois avec succès, le besoin de clarté l’inspire heureusement « Mais nous faisons tout au contraire, car nous nous arrestons au Troizième, et en luy mettons tout nostre estude et ne tenons compte du Premier, ains en sommes du tout entièrement negligens. Et comment ? Car nous mentons, et toutesfois nous n’avons presque toujours autre chose en la bouche que comment c’est qu’il faut prouver et demonstrer que l’on ne doibt point mentir (2). »

Toutes ces remarques faites assez hâtivement, car ce serait tout un livre qu’il faudrait écrire sur chaque traduction, si l’on voulait pénétrer dans le détail et fixer les sources où chaque auteur a vraiment puisé, toutes ces remarques, disons-nous, permettent de conclure qu’avec Du Moulin la traduction française s’acheminait presque insensiblement à l’amplification, au commentaire. Le Manuel pouvait ainsi fournir matière à développements de moraliste, pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? Pourquoi n’avons-nous trouvé qu’une œuvre, une seule, en français, qui fût vraiment comme un développement du Manuel : la Philosophie


(1) Cf. Politien, ouvrage cité, cap. LXVII.

(2) Du Moulin, ouvrage cité, LXVI, p. 58. morale des Stoïques, de Guillaume Du Vair. Deux raisons peuvent nous expliquer ce fait. D’une part, et nous l’avons vu ailleurs, Sénèque avait déjà fourni ample matière à ces développements à la fois littéraires et moraux; il barrait le chemin à Épictète ; de l’autre, Épictète ne pouvait guère rivaliser avec lui, car Épictète, même l’Épictète des Entretiens, gardait toujours dans ses développements les plus nourris, un je ne sais quoi d’austère, de doctrinal, de philosophique, que savait si bien dépouiller Sénèque lorsqu’il écrivait à Lucilius, sur des riens, des faits quotidiens et journaliers, ses admirables réflexions morales. Les lettres de Sénèque sont des états d’âme, des analyses de sentiments moraux, d’une délicatesse inouïe, c’est vrai; mais elles ont aussi l’imprévu, l’émotion d’un journal intime. Sénèque est un sage sans doute, mais aussi un homme du siècle, il connaît la vie, il connaît le monde et ses pièges, comme dirait le christianisme ; il sait donc en parler, tout en apprenant à ses disciples à se tenir sur leurs gardes. Épictète, lui, est un sage arrivé, un ascète que plus rien n’émeut; entre le monde et lui, il n’y a aucun lien, il ne s’en préoccupe plus. Il va directement aux âmes, en leur proposant l’Idéal que sa raison conçoit et que sa volonté vit tous les jours. Il faut aimer la nourriture forte et substantielle pour goûter Épictète, et partant se soucier fort peu de belle littérature. Était-ce bien là l’esprit des humanistes du XVIe siècle ? Nous ne le croyons pas. De plus, pour qui réfléchissait à fond, l’Idéal moral apparaissait à travers ce petit Manuel si clair, si lumineux, que des Commentaires n’y pouvaient rien ajouter. Les Préfaces qui se répandaient alors, celle de Politien surtout, si souvent rééditée, avaient clairement montré tout ce que pouvaient avoir de force ces phrases courtes, nettes, sans lien apparent et pourtant si lumineuses de sens si l’on se donnait la peine de recourir aux principes qui en formaient comme la substance. À quoi bon, dès lors, ajouter des Commentaires qui n’eussent été que de purs développements littéraires, ou peut-être des Commentaires religieux ? Une traduction latine[1] avait en effet donné cette forme aux Commentaires d’Épictète, mais cette forme ne pouvait point satisfaire des littérateurs tels que les humanistes ; Wolf, en 1563, l’avait déjà montré[2].

Il reste alors que nous pouvons nous demander, après une telle expérience, ce qu’allaient faire les successeurs de Du Moulin. Avec lui, ils ont recueilli l’héritage de la traduction latine, accommodée à la française, comme disaient les auteurs du XVIe siècle, puisque la traduction de Du Moulin nous est apparue comme une traduction de transition, et la question se pose de savoir si résolument ils vont briser les liens qui les attachaient encore trop étroitement à la traduction latine et faire de cette traduction une œuvre vraiment originale, purement française ? Rivaudeau, qui donna en 1567 une nouvelle traduction d’Épictète, suivie d’un Commentaire, va nous répondre. C’est en étudiant d’assez près son œuvre qu’il nous a paru intéressant d’en donner une nouvelle édition et qu’il nous sera possible de résoudre le problème des destinées du Manuel d’Épictète.


CHAPITRE II.

LA TRADUCTION FRANÇAISE D’ANTOINE DU MOULIN.


ANDRÉ RIVAUDEAU TRADUCTEUR DU « MANUEL » D’ÉPICTÈTE.

André Rivaudeau, sieur de la Flocellière, était fils d’un gentilhomme, homme de lettres et d’épée, le sieur de La Guillotière, mais ce dernier n’était gentilhomme que de fraîche date, car il avait été anobli par Henri II, lorsqu’il était entré à son service comme valet de chambre. André, son fils, naquit vers 1540, et fit ses études à Poitiers. C’est là, sans doute, qu’il se lia d’amitié avec Albert Babinot, celui-là, même qui lui dédia cette ode qui figure en tête de sa traduction du Manuel. Albert Babinot, consulte et poète, était protestant comme Rivaudeau ; il avait écrit un poème religieux intitulé la Christiade. Il est donc tout naturel que Rivaudeau, qui débuta comme tous ceux de son temps en cultivant « les Muses gratieuses », ait subi l’influence austère de cet ami. Si l’on en juge, d’ailleurs, par l’ode dont nous venons de parler, la traduction d’Épictète marquerait une étape décisive dans la carrière littéraire de Rivaudeau. Avec Épictète, il entra dans la voie qui conduit aux Lettres saintes, puisque tous les humanistes sont d’accord pour reconnaître que la philosophie en général, celle d’Épictète en particulier, en est le chemin. Babinot pouvait donc, avec raison, lui écrire :

« Or, ayant esclarcy le savoir d’Épictète,
Par un plus grand savoir, à si peu ne t’arreste
Et traite maintenant les utiles secrets
            De nos livres sacrés.
 »

André Rivaudeau avait débuté dans les lettres par une tragédie en cinq actes, mêlée de chœurs à la manière antique, et tirée de la Bible ; il l’intitula Aman. Cette tragédie, qui fut représentée à Poitiers en juillet 1561, ne parut imprimée que quelques années plus tard, en 1566, jointe à d’autres ouvrages de l’auteur et dédiée à Jeanne de Foix, reine de Navarre[3]. C’est donc aussitôt, un an après, en 1567, dans cette même ville de Poitiers, qu’il publia sa traduction du Manuel d’Épictète. Puis, comme s’il tenait à réaliser le conseil formulé jadis par son ami Babinot, il se tourna vers l’étude des questions religieuses. Il entreprit des Commentaires sur l’Épître aux Hébreux et l’Évangile selon saint Mathieu. Il y a même lieu de croire que ces travaux ont été menés de front avec celui de la traduction, puisque très souvent il y fait allusion dans ses Observations sur les doctrines d’Épictète, à moins, et cette hypothèse serait encore admissible, qu’il y ait eu une première édition du Manuel antérieure à 1567, et sans « Observations ».

La vie de Rivaudeau est restée assez obscure dans ses dernières années. Tout ce que nous en savons, c’est que les malheurs du temps le forcèrent, lui aussi, à renoncer aux loisirs d’un lettré. Il rejoint ainsi la destinée de tous les humanistes néo-stoïciens, qui cultivèrent d’abord les Muses, jusqu’à ce que les troubles et les malheurs du temps les aient obligés, en quelque sorte, à fixer leur choix sur la philosophie qui prêche l’acceptation courageuse des événements et le renoncement à tout plaisir égoïste. Rivaudeau dut, en effet, éprouver lui aussi maintes déceptions, si l’on en juge par la préface de sa traduction du Manuel, préface qu’il adressa à Honorat Prévost[4], son bon seigneur et amy : « Je veus aussi ramentevoir, écrit-il, les fréquentes exhortations que vous me faisiés, pour m’avancer, ayant conceu une telle esperance de moy, que si la fortune (qu’il me soit permis de parler ainsi sans faire force sur le mot qui n’est pas chrestien) y eust satisfait, j’ay opinion, et ne me glorifie qu’en la grace de Dieu, que le reste n’eust point manqué. Mais la mort du Treschrestien Roy Henry, de qui nous espérions beaucoup, et les troubles qui sont surveneus depuis m’ont fait embrasser la sentence : qui a esté bien caché, a bien vescu. »

Donc, chez Rivaudeau, comme chez Guillaume Du Vair, désillusion, ambition déçue ; la fortune, c’est-à-dire la gloire, l’eût sans doute tenté comme les autres, mais la gloire n’est pas venue. Il s’est alors résigné, non point simplement comme un humble chrétien, mais en stoïcien chrétien. Cette résignation semble, au moins en apparence, avoir plus noble allure, elle permet de garder une certaine grandeur d’âme à la face du monde. Mépriser tout haut les biens que la vie ne donne pas, mais que l’on n’aurait peut-être pas dédaigné d’accepter s’ils étaient venus, est une satisfaction pour ceux que la fortune n’a point comblés de ses dons ; voilà, pourquoi nous avons trouvé si souvent le stoïcien doublé d’un ambitieux déçu. Mais assez sur cette biographie, mal éclairée d’ailleurs par l’histoire du temps, et étudions dans Rivaudeau le traducteur qui nous intéresse tout particulièrement.

LA TRADUCTION DU “MANUEL”.

La traduction du Manuel parut en 1567. À cette date, des éditions nombreuses avaient déjà apporté d’importantes corrections au texte de Politien : celles de Bâle, dont nous avons déjà parlé et qui furent sans nul doute utilisées par les éditions de Neobarius[5] et Tusanus, puis celle de Scheggius en 1554, et celle de Wolf en 1563. Ces deux dernières ne devaient certes point encore être répandues en France, puisque dans sa préface, Rivaudeau n’en fait aucune mention. À la fin de ses Observations, il note seulement : « Ayant mis fin à ce mien labeur, j’ay entendu de Thomas du Puys, docte médecin et excellemment versé en la cognoissance des simples, qu’il y a une traduction latine d’Épictète, accompagnée d’un commentaire si ample, qu’il fait un gros volume, mais ne l’ayant point veue je ne m’en peus servir ni en porter jugement.[6] » D’ailleurs, Rivaudeau n’a nul souci de l’érudition des autres, il veut user de la méthode directe et recourir au texte même. Politien lui semble avoir joui trop longtemps d’un crédit peut-être excessif, c’est le texte altéré par l’interprétation de cet humaniste qu’il veut restituer dans toute son intégrité. Aussi, hésite-t-il longtemps à se rendre au conseil de son père, qui lui fait parvenir, pour qu’il puisse la consulter, la traduction du Commentaire de Simplicius par Caninius[7]. « Or, je me plaisois tant en ma traduction, dit-il en sa préface, que je ne voulois recercher aucun aucteur qui m’y peust servir… et me desplaisoit que je ne voyoy l’original de la langue de Simplicius, mais mon pere… a bridé et resserré cette mienne presomption et m’a exhorté, et apres commandé de revoir ma version sur ce Commentaire » Aussi, quelle satisfaction lorsque le traducteur constate que ses corrections s’accordent avec celles de Caninius. Il se contente de cette rencontre et ne s’explique point comment un « si suffisant homme qu’estoit Politian s’en estre si fort éloigné ». Rivaudeau va se poser, en effet, comme le critique de Politien, et en ce sens, l’on peut dire qu’il inaugure dans la traduction, comme nous l’avons annoncé, une phase nouvelle ; il brise avec les habitudes reçues en France et combat Politien avec ses propres armes. Politien avait soi-disant porté remède à un texte incomplet, en recourant aux Commentaires de Simplicius ; ce sont ces Commentaires faits latins par Caninius qui donneront tort à Politien. Rivaudeau entreprendra cette critique dans le détail, par le menu, et nous en donnera l’explication complète, à la suite de sa traduction, dans ses Observations sur la doctrine d’Épictète.

Dès les premières lignes de ce Commentaire, Rivaudeau se pose comme critique de Politien et montre clairement qu’il n’entend plus suivre les sentiers battus, mais entreprendre à son compte une nouvelle traduction. Il reproche en effet à Politien d’avoir perverti « toute la disposition des chapitres en racourcissant les uns et allongeant les autres, et d’avoir mis sur chascun un titre presque aussi ample que le texte ». Or, cette liberté que le traducteur a prise ainsi vis-à-vis des bons auteurs, lui paraît déplorable et capable d’introduire « une horrible confusion aus meilleurs livres ». Rivaudeau montrait nettement ainsi ce qu’il entendait faire de la version de Politien : dégager le texte des amplifications non justifiées, le restituer au complet dans les passages mutilés, et puis réduire les titres des chapitres. Il voulait en somme rendre à Épictète sa vraie physionomie. Épictète devait avant tout rester lui-même, il l’avait compris, et c’est là un premier hommage que nous pouvons rendre à la conscience de Rivaudeau moraliste humaniste : il a sauvé Épictète des déformations littéraires.

Les reproches adressés par Rivaudeau à Politien portent à la fois sur le texte lui-même, sur la division des chapitres, puis sur l’interprétation ou traduction. Maintes fois, il répète que Politien dut avoir entre les mains un texte fort incorrect, ce que nous admettons aisément puisque le traducteur lui-même en fait foi. Ce que nous comprenons moins bien, c’est l’insistance parfois malveillante que met Rivaudeau à souligner ces imperfections de texte. Ainsi, dans ses Observations du chapitre 51, il note : « L’interprète n’a rien suivi de cecy et a fait la court à ses pensées, a changé et brouillé tout cet endroit. » Il avait écrit au chapitre 42 : « Cela n’est nullement tourné du grec. Ce seroit trop licentieusement et témérairement faire que de rechanger tout ainsi… » ; au chapitre 46 : Le traducteur qui a fourré icy ce qu’il a voulu, n’a satisfait à l’intention de l’aucteur non plus que moy. » Au chapitre 17, il note un mot que Politien a dû oublier, en ajoutant cette restriction : « Il l’a oublié ou laissé sciemment », et au chapitre 60, il est encore plus dur en reprochant au grand humaniste « d’avoir laissé la moitié de ce chapitre sans raison et propos… et pour mieus enrichir la besoigne, il a avancé du sien… cela va bien, mais il n’est pas du jeu. Cet homme se donne grand’ licence et auctorité sur un ancien escrivain et philosophe, ou s’en repose et fie sur tel qui ne l’entend pas mieus que luy ».

Il est tout aussi prompt à critiquer la division des chapitres. Cette division, il est vrai, ne correspond point à celle de notre texte actuel, ni à celle du Commentaire de Simplicius dont Caninius nous a laissé la traduction, mais de là à conclure qu’elle est absolument arbitraire, il y a du chemin. Correspond-elle à un manuscrit de l’époque de Politien ? Nous ne pouvons, à ce sujet, que faire des conjectures. Il est possible que l’érudit italien, plus soucieux d’établir un lien entre les idées que de restituer un texte dont il n’avait point les éléments exacts, ait laissé parfois libre carrière à son interprétation personnelle. C’est ainsi qu’il établit au chapitre 20 comme une seconde partie du Manuel ; Rivaudeau lui en fait un sérieux grief : « Le traducteur, dit-il, fait une seconde partie du livre sans grande raison. » Quant aux titres de chapitres, il n’est point étonnant que Rivaudeau les ait trouvés trop amples chez Politien ; il les réduit à de sèches formules à forme impérative. C’est, pour en citer quelques exemples : au chapitre V : Les Opinions de l’homme genereus doivent estre saines ; au chapitre VII : Il faut penser que ceste vie n’est qu’un passage ; au chapitre XI : Il ne faut desirer gloire, ni bruit parmi les hommes ; au chapitre XXVIII : Qu’il faut se maintenir vers un chacun selon sa qualité ; au chapitre XLI : Comme il se faut maintenir avec les grands. Il n’y a certes point de variété dans cette forme de préceptes, c’est presque l’énoncé bref et sec d’un catéchisme, ajoutons d’un catéchisme de réformé. Rivaudeau garde quelque peu la raideur de celui qui non seulement prêche une doctrine, mais veut la défendre contre des adversaires qui la comprennent mal. Ces adversaires sont les catholiques[8], comme les adversaires des vrais philosophes étaient les hypocrites. Épictète lui permet donc de servir sa cause, et c’est pourquoi il en souligne certains points avec tant de vigueur, alors que Politien n’y avait nullement songé. Politien est vraiment philosophe, plus préoccupé de métaphysique que de morale ; une divergence de vues devait fatalement s’établir entre les deux traducteurs. L’attention de Rivaudeau se porte sur le précepte lui-même, et s’il en reproche au traducteur l’interprétation, c’est souvent au nom de la morale. Au chapitre 37, par exemple, il est question de la chasteté avant le mariage. Rivaudeau reproche très nettement à Politien d’avoir, par la façon dont il a traduit, laissé flotter un doute sur ce précepte rigoureux de la morale d’ Épictète. Politien avait, en effet, écrit « Quod si cogimur, quæ tamen sunt legitima assumenda », ce que Rivaudeau exprimera plus clairement : « Et quand. on se veut lier, il s’y faut prendre légitimement et en lien permis. » Ce lien permis, c’est le mariage, que nous ne trouvons pas exprimé dans Politien. Or, ajoute Rivaudeau, « l’interprète l’entend ainsi que si nous sommes contraints de coucher avec les femmes, il s’y faut prendre légitimement. Mais quoy, peut-on jamais légitimement paillarder ? » Et dans le même ordre d’idées, Rivaudeau avait encore, au chapitre 9, reproché à Politien une traduction trop large, lorsqu’il avait écrit « Si malum habeas vim bonam invenies ut ad voluptatem continentiam », ce que lui il exprimait en français, avec infiniment plus de précision « S’il se présente une beauté d’homme ou de femme, les forces dont tu te dois défendre sont en la continence. »

Ses remarques sur le sens propre des mots sont plus intéressantes elles témoignent d’une connaissance assez approfondie de la langue grecque. Politien lui était-il inférieur sur ce point, comme les critiques de Rivaudeau le laisseraient à croire ? Là encore, nous ne pouvons faire que des conjectures, car nous n’avons point entre les mains le manuscrit dont s’est servi Politien. Quelquefois, pourtant, les critiques du philologue semblent fondées, et il est possible que Politien philosophe ait négligé d’avoir l’exactitude d’un grammairien.

Pourquoi au chapitre XXIII, lorsque le texte fait marcher de pair deux diminutifs, «ojj.a-nu et xtïjcts’.Sïw. Politien traduit-il l’un par corpori, l’autre par glorioloe ? Mais il y a parfois faute plus grave, il y a contre-sens, c’est-à-dire faute contre le bon sens, et Politien aurait pu l’éviter, même avec un texte inexact. Au chapitre XXII, ce passage avait été bien compris par Rivaudeau « Mais quoy ? disent-ils, la patrie. demourra sans secours au moins de ma part ? Quel secours me dites-vous ? est-ce qu’elle n’aura point de porches ou d’estuves ? Car elle n’a pas des souliers des armuriers ou des armes du cordonnier. » Politien avait entendu tout le contraire « Neque enim calceos habet per cerdonem neque arma per fabrum. » Et Rivaudeau de s’écrier « Mais je ne sai ou le traducteur a si fort resvé quand il a mis des souliers du ravodeur et des armes de l’armurier. Car c’est contre l’intention de l’aucteur. » Rivaudeau ne ménage donc point ses critiques à celui qui avait été pourtant un précurseur dans cette voie de vulgarisation d’Épictète, où il s’engage luimême. Pourquoi se montre-t-il si sévère ? Nous l’avons vu, il y a divergence de vue entre le philosophe que fut Politien et le moraliste réformé, mais il y a aussi rivalité d’humaniste. Rivaudeau a l’orgueil de ces humanistes de la Renaissance, qui ont la joie d’avoir en leur possession un bon manuscrit dont ils peuvent donner la primeur au public émerveillé. L’auteur ne nous a point caché ce sentiment, puisqu’il le confesse très nettement dans sa préface, et dans un certain sens nous allons montrer que cet orgueil était fondé. Rivaudeau a fait vraiment dans ‘sa traduction, en même temps qu’oeuvre de bon philosophe, œuvre originale.

Nul n’a plus que lui le sens strict,des mots. Dès le chapitre premier, il explique la traduction qu’il a donnée du Twv cvxwv, entre les choses humaines, ainsi que celle des mots b^r, et opeÇiç Il se met sur ce point d’accord avec les Latins, et parmi ceux-ci avec Cicéron ! D’ailleurs, s’il prend quelque liberté avec le texte, ce n’est pas sans réflexion. Au chapitre VII, xoû itXoiou ^aôopjjuaôàv-roç traduit littéralement, signifie bien, en effet, que le vaisseau a touché au port ; or, Rivaudeau n’admet point le mot port avec une femme et des enfants, l’on ne peut jamais arriver au port, dit-il. Le raisonnement paraît quelque peu spécieux ; nous ne le discuterons pas ici, nous ne le donnons que pour justifier les intentions de Rivaudeau, qui compte bien restituer un texte exact, non seulement en traduisant mot à mot, mais en suivant aussi les indications du bon sens.

Aucun détail ne lui échappe. Au chapitre IV, Politien avait désigné par le mot irrorantes, ceux qui, au bain, vous jettent de l’eau. Rivaudeau n’accepte point ce terme, car il convient aussi bien à ceux qui le feraient par métier qu’à ceux qui le feraient méchamment. Ses corrections grammaticales sont presque toujours justes. Il a raison au chapitre 7 de considérer dans b yépwv le comme superflu ; de vouloir au chapitre 20 remplacer le^e <rffiq qui n’a aucun sens, par [ayj çyîç de corriger au chapitre 27 sïtwrxe<]>s en è-i’axe^a1., au chapitre 60 oit ^pyormoç en ^puoréirou. Il n’est donc nullement prisonnier d’un texte ; s’il a critiqué Politien, il sait aussi critiquer le texte qu’il a entre les mains. D’ailleurs, il rend justice à Politien quand il y a lieu ; il revient parfois à ses divisions de chapitres. C’est ainsi que, contrairement à son exemplaire grec (i), il sépare les chapitres XXXVII et XXXVIII, pour ce que c’est un autre propos. Pourtant, Rivaudeau n’évitera pas, lui non plus, des incorrections, soit de texte, soit d’orthographe, soit de ponctuation. Au chapitre 26, il écrit itepuâxuv au lieu de iïe}ji.ji.âTwv ; au chapitre 28, ùizxyoçvhiyx au lieu de ûrcayopéuéTat. Au chapitre xxxi, la virgule placée après aitavîwç fait retomber cet adverbe sur le verbe qui précède, et le sens se trouve ainsi faussé. Quelquefois, les mots qu’il choisit nous étonnent et nous cherchons en vain le lien qu’il a pu établir entre le sens du mot français et du mot grec. Tel au chapitre x, endurer la faim ^tt âzcGavetv ica ?8a a toujours pour lui le sens de fils, alors qu’il apparaît bien nettement que c’est celui d’esclave. Enfin, il n’a pas, lui non plus, évité le contre-sens. En supposant, comme nous pouvons le faire, qu’il se soit servi d’un texte très proche de celui de Neobarius, et en comparant ce dernier texte avec sa traduction, au chapitre XXVI, nous trouvons un contre-sens. « Tels hommes sont ceus là qui ayans veu un philosophe, ou oyans que Socrate triomphe de bien dire », tandis qu’il faudrait « Pour avoir vu un philosophe ou avoir entendu quelqu’un parler comme Socrate. » De même, au chapitre LVI, il traduit : « Il venoit des philosophes vers luy qui vouloient estre en sa compagnie pour curiosité qu’ils avoient de l’ouïr et deviser », alors que le sens était « Les jeunes gens le priaient de les recommander à quelques philosophes ; il les conduisait lui-même. » Mais il faudrait reprendre toute la traduction mot à mot en la comparant au texte (2), si l’on voulait vraiment se rendre un compte exact de

(1) Il nous paraît à peu près évident qu’il dut avoir entre les mains le texte de Neobarius, ou un texte tout proche. Nous y retrouvons les mêmes divisions et aussi les mêmes erreurs.

(2) Le texte de Neobarius. la valeur de la traduction. Ce qu’il importait avant tout de dégager, c’était le progrès réel que Rivaudeau avait fait accomplir à la traduction française, et pour cela il fallait qu’il y eût en lui un helléniste de valeur ; cet helléniste, il le fut malgré quelques erreurs. L’érudit nous intéresse moins ; il ne joue d’ailleurs qu’un rôle secondaire ; il s’essaie bien de temps en temps à quelques remarques, soit de science, soit d’histoire, mais il n’insiste guère. Il disserte au chapitre 7 sur ces coquilles de .mer que l’homme peut ramasser sur le rivage, mais qu’il doit abandonner, avec sa femme et ses enfants, au moindre appel du maître ; sur les oignons sauvages ; au chapitre 26, sur ces zn^âx^/ qu’il écrit ̃jrepjjia-wv et qu’il traduit par ouvrage de four ; sur le haphe, qu’il traduit comme Ovide par poussière. C’est que Rivaudeau connaît lui aussi ses auteurs anciens ; il ne serait pas de son temps, ni du groupe des néo-stoïciens, s’il les avait complètement négligés. Pourtant, il n’en fait point abus. Il craint de lasser ses lecteurs par ces formes un peu rébarbatives de l’érudition, et il est curieux de voir comme il se reprend brusquement lorsqu’il se laisse aller, comme il pourrait le dire en son pittoresque langage, « à faire l’érudit ». Au chapitre 27, il vient d’expliquer ce qu’était le pentathle, « celuy qui est vainqueur en cinq sortes de combats », et il ajoute « Si quelcun veut savoir ces cinq jeus, il faut aprendre d’un épigramme de Simonide, dont nous laisrons le grec, car tout le monde en a la teste rompue. » Pour Rivaudeau, il n’y a donc pas à craindre la fausse érudition, qu’elle soit celle des anciens ou des scolastiques ; cette dernière surtout, il la repousse avec horreur. Au chapitre 52, il vient de se laisser prendre à une discussion quelque peu subtile ; il se ressaisit aussitôt brusquement par ces mots « Mais qu’avons-nous affaire icy de ceste dialectique ? », c’est bon pour ceux auxquels « il est toujours avis qu’ils sont à la chapelle de Boncourt ».

Tout en restant dans le sillage des néo-stoïciens qui ont la mémoire toute pleine de citations d’auteurs sacrés et profanes, Rivaudeau sut garder une certaine originalité en observant la mesure. Les rapprochements qu’il fait entre les Écritures et le Manuel sont assez sobres et ont tous une portée morale pratique. Le Nouveau Testament lui est plus familier que l’Ancien Testament et les Pères de l’Église ne le touchent guère. Aussi, quand il parle de la méditation de la mort si propre au chrétien (chap. 19), de la réjouissance que le chrétien doit éprouver pour le bonheur qui arrive à autrui (chap. 23), des devoirs que nous avons à remplir vis-à-vis de nos parents, et même de mauvais parents (chap. 28), de la piété envers. les dieux, qui consiste en la soumission la plus absolue en la Providence (chap. 29), de la continence (chap. 37), de la retenue dans les paroles (chap. 43), du courage (chap. 61), etc., les comparaisons qui se pressent dans son Commentaire sont prises toutes dans le Nouveau Testament. Ce sont des citations de l’Évangile, des Épîtres, de l’Apocalypse, des Actes des Apôtres, mais faites simplement, sans l’appareil de l’érudition.

Rivaudeau n’a donc point perdu les traits caractéristiques des néo-stoïcien ; c’est en stoïcien chrétien qu’il a regardé Épictète, mais après l’avoir regardé, il l’a admirablement vêtu de la forme française de notre belle langue imagée et vivante du XVIe siècle, et c’est, là sa plus grande originalité.

Que d’expressions vives, pittoresques, il y aurait à relever si l’on voulait dégager tout ce que Rivaudeau a mis de vraiment personnel dans son style de traducteur. « La boiture fait empeschement à la cuisse, mais non à la résolution » (chapitre VIII). « Il faut dès le commancement s’efforcer de n’estre empoigné par les imaginations. Car si tu les peux par quelque temps tenir en bride, plus facilement te vaincras tu toy mesme M (chapitre XVIII). « Veus tu avoir la victoire des combats Olympiens ?&hellip ;

Il faut endurer d’estre quelquefois blecé aus mains, de se desnouer un pied, avaler force poussiere, et telles fois d’eftre bien fouaillé » (chapitre XXVI). « Quand tu vas ches quelcun de ceus qui ont grande puissance et auctorité, propose toy que ou tu ne le trouveras pas à la maison, ou que tu attendras dehors et l’on te fera visage de bois » (chapitre XLII). « Garde toy aussi d’engendrer risée. Car c’est une façon qui te feroit aisément couler aus mœurs du vulgaire. Il est bien dangereus aussi de se ruer en propos vilains et deshonnestes, et si cela arrivoit quelquefois, il faut que tu tances asprement celuy qui s’est si fort avancé. » (chapitre XLIII).

Et à côté, quelle variété dans les expressions, alors qu’Épictète prodiguait les redites ! Ce mot o/aV1aO"(¡¡¡t, il le traduit tantôt par passions « les passions ne t’emporteront pas » (chapitre IX), tantôt par imaginations : « il faut s’efforcer de n’estre empoigné par les imaginations » (chapitre XVIII), tantôt par fantazies (chapitre XIV).

Rivaudeau sait aussi, quand il le faut, revêtir cette rudesse de forme qui convient à merveille à une morale austère « Va a donques chez le devin, dit-il, vide d’affection désireuse et de crainte » ; si le présage_est mauvais « il est tout clair que la mort t’est signifiée, ou l’estropiement d’une cuysse., ou l’exil » (chapitre xxx). « Mets toy journellement devant les yeux la mort, le bannissement et toutes les choses qui semblent espouvantables et surtout la mort. (chapitre XIX). Il ne pouvait traduire plus strictement ce conseil d’Épictète et avec plus de vigueur. Parfois, c’est la concision de la forme qui lui sert à donner plus de force à la pensée « Te souvienne que tu es joueur d’une farce telle qu’il plaist au maistre, courte s’il veut, et longue s’il veut qu’elle soit telle » (chapitre xv). « Si tu veus que ta femme et tes enfans vivent à jamais, tu es fol. De mesme si tu veus que ton fils ne peche jamais, tu es un fad. Celuy-là est seigneur de chasque chose qui a la puissance d’oster ou donner ce qu’il lui plaist&hellip ; » (chapitre XII).

D’autres fois, au contraire, il lui semble plus important d’insister sur un mot ; ‘il essaie alors de le mettre en lumière, en le renforçant d’un synonyme. ‘E~tir6atDè il le traduit par « ennui » .et « incommodité » (chapitre VIII) ; 36,~a~tt-i par « force » et « vertu » ; imÀo"(tO"¡J.6oç : par « importunes considérations ». C’est ainsi qu’il semble ajouter au texte ; mais en examinant de près sa traduction, il. est facile de constater qu’il ne fait que mieux dégager l’idée sans fausser le sens. D’ailleurs, il suit admirablement le mouvement de la phrase d’Épictète quand il le faut. Il suffit de relire sa traduction du chapitre X pour en avoir un excellent exemple : « Ne di jamais de rien de ce monde j’ay perdu cela, mais je l’ay rendu. Ton fils est-il mort ? Il a esté rendu. Ton champ t’a il esté osté ? Il a aussi esté rendu… Que te chaut-il par qui celui qui te l’avoit donné l’a redemandé ?…  » S’il a suivi aussi fidèlement le texte grec, n’est-ce point que le traducteur avait compris tout ce qu’il y avait de pressant, d’impératif dans cette accumulation d’interrogations, dans ces réponses courtes et nettes ? Et que d’autres passages du même genre ne pourrions-nous pas citer ?

Toutes ces remarques nous permettent donc de conclure que Rivaudeau a vraiment fait preuve de talent ; non seulement il a pénétré l’âme du Manuel, mais il l’a fait revivre dans une traduction fidèle au lieu de se laisser aller au plaisir de la paraphrase et du commentaire. Il a compris qu’Épictète devait rester lui-même et ne gagnerait rien aux développements littéraires. Il fallait laisser à son Manuel cette-merveilleuse concision que requiert toute formule de commandement. Rivaudeau venait de fixer son sort. Il avait montré qu’il était possible de faire œuvre de littérateur, de moraliste et de philologue en respectant Épictète et en se contentant de le revêtir d’une forme correcte, élégante, pittoresque, éminemment française en un mot.

Après lui, les traducteurs suivront le même chemin, aucune tentative nouvelle de paraphrase ne sera tentée, si l’on en excepte la. Philosophie morale des stoïques, de Guillaume Du Vair, qui est plutôt un traité de morale inspiré du Manuel qu’une paraphrase de ce Manuel. Nous avons dû reste de lui une traduction très exacte du Manuel, dont il faut dire quelques mots puisqu’elle vient clore, en quelque sorte, cette série des traductions françaises au XVIe siècle.


CHAPITRE III.
LA TRADUCTION DU ‘‘MANUEL’’ DE GUILLAUME DU VAIR.

Cette traduction (1) est presque une traduction classique, et par la langue, qui est proche de celle du XVIIe siècle, et par

(1) Cf. édit. de 1625, p. 314. l’exactitude. Du Vair recueille à la fois le bénéfice de tous les efforts qui viennent d’être tentés pour dégager la traduction de la traduction latine qui si longtemps l’avait comme enserrée de liens dont elle ne pouvait plus se défaire, et de ceux qui furent faits pour la rapprocher d’un texte exact. Ce texte exact, il ne peut plus l’ignorer puisque sa traduction est de près de trente ans postérieure à celle de Rivaudeau et que Rivaudeau annonçait déjà à la fin de ses Observations un ample travail sur Épictète. Il ne peut plus songer à paraphraser Épictète puisqu’il l’a déjà développé dans sa Philosophie morale des stoïques (1) ; il ne lui reste donc qu’à restituer le Manuel en français, le plus exactement possible, et c’est ce qu’il fit en somme.

Quel texte a-t-il entre les mains ? Sans nul doute, il a dû connaître les traductions françaises de ses prédécesseurs, parti-’ culièrement celle de Rivaudeau. A-t-il connu les traductions latines les plus proches de lui, celle de Wolf par exemple ? La question reste difficile à résoudre. Nous serions plutôt tenté de croire que Du Vair dut surtout s’en référer à un texte, sinon un manuscrit, du groupe de ceux qui furent utilisés par les éditeurs et, traducteurs français de la. première moitié du XVIe siècle, Neobarius et Caninius, et à la traduction latine de Politien, car il n’avait plus les mêmes raisons que Rivaudeau pour repousser l’appui d’un humaniste trop accrédité. Il ne craint pas d’emprunter à ce dernier ses divisions de chapitres et d’aller ainsi à l’encontre des corrections de Rivaudeau. C’est ainsi qu’il admet comme Politien les chapitres Il et 12, 15 et 16, 21 et 22, 30 et 31. Parfois, au contraire, c’est à Rivaudeau qu’il donne raison contre Politien. Il choisit ce qui lui paraît le plus conforme à son texte ou au bon sens, et c’est ainsi qu’il nous paraît parfois introduire quelques erreurs dans la traduction. Mais notons que c’est presque toujours aux passages qui avaient été déjà cités comme défectueux par Politien lui-même (2). Une seule fois même, il nous semble avoir

(1) La Renaissance du Stoïcisme au XVIe siècle, IIe partie, chap. VII.

(2) Du Vair, au chapitre 18, en traduisant : « Si vous voyez quelqu’un en dueil qui pleure, ou pource que son fils s’en est allé voyager, ou bien est mort », combine à vraiment adopté résolument le contre-sens, quand il traduit par « s’aller promener et se faire trainer en coche » ce que Politien avait traduit en latin par « cacare et coire » et que Rivaudeau n’avait point hésité traduire strictement (1). Du Vair a dû reculer devant la grossièreté de ces deux mots. Quelle autre raison aurait-il pu avoir, puisque Rivaudeau et Politien s’étaient cette fois trouvés d’accord. Par contre, il a évité plus d’un contre-sens laissé par son devancier. Au chapitre XXVII, Rivaudeau avait écrit « Cela, te di je, considere bien, et si tu veus perdre pour cela le repos et tranquilité de ton esprit, et ta liberté ? » ; ce que Du Vair interprète, et à bon droit, de façon tout à fait contraire et conformément au texte actuel « Regàrdez si vous voulez vous assubjettir à tout cela, pour acquérir en contre-eschange une constance, liberté et tranquillité d’esprit » (chapitre 32). Au chapitre 60, il traduit fort exactement aussi ce passage qu’avait mal compris Rivaudeau « Car Socrates a voulu en toutes choses oster l’ostentation. Il y en avoit qui alloient vers luy pour le prier de les mener chez les philosophes, et il les y menoit, tant il se soucioit peu que l’on ne fist cas de luy » (2) ; de même, au chapitre 64 « Je demande qui me l’apprendra ? Ayant entendu que c’est Chrysippus, je vay .à luy. » Rivaudeau n’avait point évité le contre-sens (3). Ce passage avait été déjà contesté par Politien lui-même, mais il faut rendre justice à Du Vair, il a réussi à l’éclaircir beaucoup mieux que Rivaudeau.

Un progrès s’est donc accompli au sujet du texte même. Du Vair a su d’ailleurs profiter des corrections de Rivaudeau et peut-être de celles de Wolf qu’avait négligées Rivaudeau. Il va jusqu’à tenir compte de ces diminutifs que Rivaudeau


(1) Cf. Rivaudeau, Observations, chap. 51, et Du Vair, Manuel, chap. 55.

(2) Ibid., Manuel, chap. LVI.

(3) Ibid., Manuel, chap. LX. reproche à Politien d’avoir laissés de côté[9]. Il écrit au chapitre 13 : « Un peu d’huile respandu, un peu de vin desrobé. » Au chapitre 22, il reprend la traduction du mot πρύτανις laissé de côté par Politien[10] ; au chapitre 32, il traduit exactement πεμμάτων[11] par « pâtisserie » ; au chapitre 33, σχέσις[12] ; par « qualité » ; au chapitre 36, συγκρίνων[13] par « faire comparaison » ; au chapitre 40[14], il reprend le mot οἰκετιάν également omis par Politien. Ce qui prouve bien que si Du Vair sut,éviter les fautes de son devancier, il sut aussi profiter de ses corrections et mettre au point ses critiques. Rivaudeau et Politien ont ainsi contribué pour une forte part à la traduction de Du Vair. Cela n’empêche point que Du Vair ait fait dans cette traduction œuvre vraiment originale et qui mérite une place tout à part dans notre littérature. Le moraliste a su profiter chez lui de l’écrivain et de l’orateur.’Il a de l’écrivain cette richesse, cette souplesse du vocabulaire, qui lui permet de rencontrer toujours le mot juste. « Si vous aimez un pot de terre, faictes estat que c’est un pot de terre. » (chap. 3). Vous estant accoustumé à cela, vous n’aurez point l’esprit deschiré de fascheuses imaginations (chap. 10). « Celuy-là est maistre d’autyuy qui luy peut donner ou oster ce qu’il desire, et ce qu’il ne desire pas » (chap. 16). Nous avons là, déjà, la correction de la phrase classique, et combien plus encore dans ce passage « S’il vous vient en l’esprit quelque imagination de volupté, gardez qu’elle ne vous emporte » (chap. 48). C’est sobre, d’une exactitude rigoureuse. Mais cette correction ne l’empêche point de trouver lui aussi des expressions pittoresques et imagées « Je vivray sans honneur, je seray un homme de néant » (chap. 27). « Car cela sent son plebée, et son homme qui se laisse transporter aux choses externes » (chap. 46). « C’est un pas bien glissant, qui meine aisément aux façons de faire du vulgaire… outre qu’il y a danger que pour ce faire, n’usions de sales paroles. Si nous nous trouvons en lieu où l’on en use. en nous refrognant », montrons « que nous n’y prenons pas plaisir » (chap. 47). Mais c’est l’orateur qui sait le mieux revêtir d’une forme originale le Manuel, lorsque la phrase se prête au mouvement oratoire. Relisons ce passage du Manuel, par exemple, où Épictète, s’adressant son disciple, le presse de questions « Mais mes amis ne tireront aucun secours de moy Qu’entendez-vous par là ? (reprend Épictète), vous ne les aiderez point d’argent, vous ne leur donnerez point le droit de bourgeoisie Romaine. Et qui est-ce qui vous a dit que cela dépendoit de vostre fait, et non pas de celuy d’autruy ? Qui est-ce qui peut bailler à un autre ce qu’il n’a pas.luy-mesme ? Acquérez des’moyens, disent-ils, afin que nous y participions. S’il y a moyen d’en acquérir en me conservant modeste, fidele et courageux, monstrez-moy comme il faut faire, et j’en acquerray que si vous estimez que je doive perdre le bien qui m’est propre, afin que vous obteniez ce qui n’est point vrayement bien, considérez combien vous estes desraisonnables et ingrats. M (chap. 27). Quelle vigueur, quel mouvement ! Il est vrai qu’Épictète en avait donné l’exemple, mais encore fallait-il le rendre dans notre langue et sans en rien perdre. Du Vair ne craint point la répétition des mêmes mots, du même tour, lorsqu’il veut donner plus de force au précepte « Si vous pensez que ce soit son bien, dit-il au chapitre 28, vous vous devez resjouir de ce qu’il luy est arrivé. Si vous pensez que ce soit son mal, vous ne devez pas vous plaindre, qu’il ne vous soit pas advenu. » D’autres fois, c’est la phrase coupée en propositions de même construction, qui lui donne le mouvement oratoire. « Pourquoy, dit-il, encore de ce même chapitre, aura autant celuy qui ne veut point attendre à la porte d’un Monsieur, que celuy qui n’en bouge, celuy qui ne l’accompagne point, que celuy qui le suit partout ; celuy qui ne le-loüe point, que celui qui le flatte ? »

Avec Du Vair, Épictète. s’installe dans notre littérature ; il est définitivement habillé à la française, puisqu’il bénéficie de ce fait qu’il est traduit par un de nos, meilleurs écrivains du XVIe siècle, et qu’il est traduit exactement sans commentaire. Mais en réalité c’est avec Rivaudeau que le Manuel était devenu vraiment français. C’est lui qui le premier a introduit en France la critique de ce texte et qui a pris soin d’écrire, avec un véritable talent, une traduction exacte. Il avait eu d’ailleurs tout ce qu’il fallait pour cela ; protestant d’esprit et de cœur, protestant même sectaire, il était parfaitement en état de comprendre la doctrine impérative et rude d’un Épictète. Bon écrivain par ailleurs, il était capable de l’exprimer avec force et élégance ; c’est ce double avantage qui fait de sa traduction la traduction type des traductions françaises du XVIe siècle, et c’est pourquoi nous la donnons ici.


    harnois ? » traduction exacte de cette phrase de Politien « Neque enim calceos habet per cerdonem, neque arma per fabrum. » Rivaudeau reprochera avec raison ce contre-sens à Po’litien. Du Moulin ne l’avait point vu.

    la fois la traduction de Rivaudeau et celle de Politien et introduit un mot en trop. Choisissant « est mort qui répond bien à « obierit de Politien et au bon texte, il aurait dû laisser l’autre.

    Cf. chap. 66, 67, 68.

  1. Cf. plus haut, page 48.
  2. Cf. plus haut, page 56.
  3. Cf. Eug. Haag, La France protestante (1846-1858) : « Les œuvres d’André Rivaudeau, gentilhomme du Bas-Poitou. Aman, tragédie sainte tirée du VIIe chap. d’Esther, livre de la sainte Bible. À Jeanne de Foix, très illustre et très vertueuse royne de Navarre. Outre deux livres du mesme autheur, le premier contenant les complaintes, le second les diverses poésies » (Poitiers 1566, in-4°).
  4. Cf. dans Haag, ouvr. cit., cette note : « Né en 1522, Honorat Prévost, sieur de La Tour, désigné par les historiens sous le nom de Chastelier. Protestant, il se montre animé du plus grand zèle pour la cause, et il s’acquit dans le parti huguenot le renom « d’un gentilhomme signalé pour sa vaillance, rare savoir et non commune dextérité en toutes choses ».
  5. Cf. plus haut, chap. 1, p. 63.
  6. Cette édition fut celle de Scheggius ou celle de Wolf. Scheggius, médecin, pouvait être connu en France par la lutte qu’il avait soutenue contre Ramus en défendant les Aristotéliciens. Wolf avait passé quelque temps à Paris avant 1560 ! On ne peut faire que des conjectures.
  7. Cf. plus haut, chap. II, p. 34.
  8. Cf. Observations, chap. 20.
  9. Cf. Rivaudeau, Observations, chap. 46.
  10. Ibid., chap. 17.
  11. Ibid., chap. 26.
  12. Ibid., chap. 28.
  13. Ibid., chap. 31.
  14. Ibid., chap. 36.